Le Pain dur/Acte I, Scène III
Scène III
Adieu, chère amie ! — Adieu, charogne, puisses-tu crever !
Me voici à vous, Mademoiselle, et prêt à vous écouter.
Je crains de tomber mal en ce jour de fête et parmi tant d’occupations.
Je suis toujours occupé. Et d’ailleurs, l’inauguration est finie.
Là-bas un train orné de feuillages et de drapeaux ramène vers Paris mes invités digérants. Ah, c’est une grande époque !
Quelle levée de pioches sur toute la France ! Quel fourmillement de brouettes !
Quatre autres voies comme celle-ci partant de la capitale vers tous les coins du pays
Permettent en quelques heures à tous les citoyens de s’unir sur le même forum.
La ligne du Midi atteint Lyon déjà et permettra à votre fils d’être ici en quelques heures.
Quoi ! C’est-i qu’il vient ?
Je ne sais, je n’ai de lui aucune nouvelle.
Je lui avais recommandé de rester là-bas ! Je vous avais prié de lui écrire. Nous n’avons pas besoin de lui !
J’ai écrit.
Je n’ai rien à lui dire ! Je ne veux pas le voir.
J’en tire bon augure pour le succès de ma requête.
Toujours ces dix mille francs ?
Vingt mille, s’il vous plaît.
Vingt mille, mon petit monsieur ? Comme vous êtes gentille dans votre grande redingote !
Il a une grosse échéance. S’il ne peut l’honorer, on saisit tout.
Est-il si mal en point ? Ces usuriers sont de vrais arabes.
On dit que vous êtes d’accord avec eux. C’est ainsi que vous lui avez repris les biens de sa mère.
C’est faux, je veux dire c’est vrai. Mais, où est le mal ?
Coûfontaine n’est pas à lui, ni à moi.
C’est le bien de la famille. Où est le mal que j’aie voulu l’abriter des fantaisies d’un prodigue ?
Ne le poussez pas au désespoir.
Il lui reste l’armée. Il y retrouvera son grade.
Je suis un père, que diable ! Je l’aime. Dites-lui bien que je l’aime. Dites-lui que je m’intéresse à son avancement.
C’est de l’argent qu’il veut.
L’argent, ah !
Il est prêt à vous donner huit pour cent.
Non ! C’est un mauvais service à lui rendre que de l’encourager dans cette entreprise absurde. Il n’y a rien à faire en Algérie. Pas d’argent !
Je voudrais le mien aussi.
Ce n’est pas moi qui l’ai pris.
Faites cela pour moi, Monsieur le Comte !
Bon. J’aime mieux ce ton-là.
Je ne vous croyais pas si méchant.
Cent fois non ! Je suis un bien bon homme. Doux, doux, flasque. Mou comme de la purée de citrouille.
Vous pouvez plaisanter, c’est plus vrai que vous ne vous en doutez.
Quoi ? Je ne vous fais pas peur ? On m’a toujours dit que j’avais l’air d’un loup.
Je vous trouve l’air d’un mouton. Un vrai Champenois. Et le bas de la figure est si drôle !
Vos deux lèvres sont comme des marionnettes qui se poursuivent et qui disent tout ce que vous pensez quand vous n’y pensez pas.
Merci. Vous oubliez à qui vous parlez.
Monsieur le Comte, je sais ce que je vous dois.
Et donc que je ne vous dois rien.
Je ne vous demande pas de me devoir quelque chose.
Mademoiselle ma fille, mon petit bonhomme, il vaut mieux que je vous ôte aussitôt quelques idées de la tête.
Je ne vous rendrai pas ces dix mille francs.
Vous m’avez fait espérer autre chose.
La politique de Sa Majesté a changé.
Quoi ! C’est une question de politique ?
L’autre jour, nous n’étions pas au mieux avec votre souverain légitime,
C’est le Czar que je veux dire.
Une bonne petite conspiration à Varsovie… Eh, mon Dieu, il n’aurait pas été si mauvais de lui faire sentir la pointe.
Et au besoin, on gagnait la reconnaissance de mon souverain légitime
En lui donnant quelques indications bienveillantes.
Comme vous dites. Eh bien ! notre politique a changé. La Pologne ne nous intéresse pas. Ces gens-là ne sont que des émeutiers.
Comme les héros des Trois Glorieuses !
Honneur à ces défenseurs de la Constitution !
Vous respectez les lois ?
Chacun son rôle. Le mien est de les faire.
C’est bien. Il ne me reste donc plus qu’à partir.
Où cela ?
Là-bas. Il faut que je rende mes comptes, pour mon frère et pour moi.
Vous laissez ainsi votre fiancé ?
Il n’est pas mon fiancé tant que ça. Je me dois d’abord à d’autres.
C’est vous qui allez délivrer la Pologne, n’est-ce pas ?
Oui.
Le Czar n’a plus qu’à retenir une petite villa sur les bords du lac de Genève, quelque pension « mit frübstuck ». Voilà Mademoiselle qui se met en marche comme une armée.
Le jour est venu.
C’est elle qui va venir à bout de trois Empires avec ses grands yeux bleus et ses petites mains dans son manchon en imitation de lapin.
Pourquoi me regardez-vous ainsi avec ces yeux qui n’expriment rien et qui sont parfaitement incapables de comprendre quoi que ce soit ? On ne sait jamais ce que vous pensez.
Rendez-moi cet argent.
Non !
Croyez-vous que je n’aie pas assez d’ennemis sans vous ?
Je ne suis pas votre ennemi.
Non, je ne crois pas.
Monsieur le Comte, est-ce qu’il y a beaucoup de gens dans votre vie qui vous aient dit : Turelure, j’ai confiance en vous ?
Ah, petite rusée ! Comme tu sais trouver la place faible d’un vieux bonhomme !
Dois-je vraiment partir ?
Non !
Comte, vous êtes riche et je n’ai rien, et le peu que j’avais n’était pas même à moi.
Ce Louis est un grand coquin !
L’argent des femmes — ce sont des femmes qui l’ont ramassé, — l’avarice des mères et des veuves, la dot des jeunes filles, le pain des orphelins, les larmes et le sang des proscrits et des martyrs ! Pas un sou qui ne soit poissé de sang.
Tout cela sert à défricher les jujubiers de la Mitidja.
Il est lâche de me voler ainsi, abusant de ma faiblesse !
Je ne vous ai pas volée !
… Comme un homme qui vole une petite fille, lui prenant sa tartine dans son petit sac !
Je ne vous ai rien volé, sacré bout de bois ! J’ai aidé le capitaine tant que j’ai pu. À moi aussi, il me doit de l’argent.
Rendez-moi mon argent à moi, Monsieur le mouton, et je vous tiens quitte du reste.
Mais il est ruiné dans ce cas et vous ne pouvez l’épouser.
Naturellement, je ne puis l’épouser sans argent.
Vous ne l’aimez donc pas ?
Ma vie est trop courte pour que je m’attache tellement à aucun homme.
Vous avez raison. Il ne vous aime pas. Il a trop d’idées dans l’esprit.
Je suis si jeune, j’étais fière qu’il eût besoin de moi.
D’autres peuvent avoir besoin de vous !
Alors, laissez-moi le moyen de les aider.
Un autre qui n’est pas loin.
Qui ?
Pourquoi parler de vicomte ; et toutes ces images héroïques et funèbres,
Qui font tant de plaisir aux petits enfants ? Que diable ! C’est bon, la vie !
Je ne puis rester que si mon argent part à ma place.
Lumîr, répondez-moi. Aimez-vous réellement votre pays ?
Je ne sais. C’est une question que je ne me suis jamais posée.
Eh bien, tout de même, vous valez plus pour votre pays que dix mille francs ! Il y a autre chose à faire dans la vie que d’être honnête !
Il y a autre chose à faire de la vie quand on est jeune que de mourir bêtement comme dans les versions latines, ou autrement de se laisser mettre les fers aux pieds.
Quand vous vous serez laissé enterrer toute vive à Boufarik, au milieu d’un grand champ de poireaux,
Croyez-vous qu’on n’avait pas autre chose à faire de vous ?
On ne me demande pas davantage.
Louis n’est pas de notre race. Ce n’est pas un Coûfontaine ! Il n’a jamais su ce que c’était qu’un Coûfontaine ! Il ne pense qu’à ses échéances.
Moi, je vous comprends, Mademoiselle. Mon vieux sang s’échauffe quand je vous entends. Que diable ! C’est nous qui avons fait la révolution !
C’est la Révolution qui vous a faits.
Je ne dis pas non. Mais la chose ne m’amuse plus autant. Et pourtant, faut le dire, parole d’honneur, il y a de bons moments.
Quand Sa Majesté sort des Tuileries, au roulement du tambour, entouré de toute sa cour et des représentants de la Propriété Française, ah, c’est un beau spectacle !
On voit se coudoyer des régicides, des nobles renégats, des raffineurs, des magistrats jansénistes, une douzaine de vieux cornards de l’Empire échappés à tous les champs de bataille, Victor Cousin,
Et au milieu, Monsieur le Roi des Français lui-même qui nous préside avec la dignité d’un chef d’institution et le sourire d’un banquier qui n’est pas absolument sûr de ses chiffres.
C’est un demi-siècle d’histoire qui s’avance ! Sa Majesté elle-même y est pour quelques anecdotes.
Ça vaut les Revues Consulaires de l’an X, sur la Place du Carrousel !
C’est vous qui êtes la France ?
C’est vrai, pour le moment, c’est moi qui suis la France, pourquoi pas ?
Et moi, je suis la Pologne, sans aucun ami.
Ne dites pas çà, Mademoiselle ! morbleu, vous me faites de la peine.
Le seul ami que j’avais m’est retiré.
Il ne tient qu’à vous d’en retrouver un autre à la place, mon petit soldat !
Je ne vous entends pas.
Écoutez-moi, Mademoiselle. Je suis vieux. J’ai besoin d’un sentiment. Pardonnez à mon émotion.
Que vous êtes drôle ! (Elle sourit)
Je suis comme la France. Personne ne me comprend !
Mais pourquoi voulez-vous que je vous comprenne ?
Est-ce ma faute si je suis Pair de France, et Comte, et Maréchal, et Grand Officier de je ne sais quoi, et Président de ça, et Ministre de ceci, et le diable sait quoi !
Croyez-vous que je n’aimerais pas mieux autre chose ?
Ce n’est pas moi qui suis fort et méchant, c’est les autres qui sont si bêtes et si tristes, et qui vous donnent tout avant qu’on leur demande !
C’est une comédie où l’on n’a qu’à jouer son rôle avec aplomb et l’on peut tout se permettre quand on connaît les planches.
Mais il y a autre chose à faire que de jouer la comédie ! croyez-vous que je n’aimerais pas mieux autre chose ?
C’est comme la France quand elle se jetait sur Versailles ou sur le Louvre.
Ce n’est pas du pain qu’elle demandait, un peuple ne vit pas que de pain !
C’est de la mitraille et du plomb et de grands coups de pied dans les côtes !
Un cheval comme la France, c’est jeune, c’est amoureux, ça aime à rire, ça aime à sentir son maître !
Il faut avoir du genou quand on a l’honneur de tenir une pareille bête entre les jambes, c’est pas un veau.
Mais ce gros Louis qu’elle avait sur le dos,
À peine avait-elle commencé à danser un petit peu qu’il tombait par terre sans aucun mouvement ou bruit, comme un gros boulot de coton.
Qu’est-ce qu’il restait d’autre à faire que de lui couper la tête ? Je vous en fais juge.
Mais que voulez-vous que je vous dise ?
Il faut dire : c’est bien.
C’est bien, Monsieur le Comte, c’est tout à fait bien.
Bon. Où en étais-je ? Ah oui, ma femme.
Ma première femme, la seule, car Sichel, c’est pas vrai. Ah, c’était une sainte, Dieu ait son âme !
Sygne de Coûfontaine.
Répétez un peu, comment avez-vous dit cela ?
Sygne de Coûfontaine.
Sygne de Coûfontaine. Cela a une drôle de sonorité dans cette pièce.
Ah, nous fûmes des époux bien accordés pendant tout le temps de notre mariage.
Trop court, hélas ! Onze mois en tout, dont neuf séparés. Jamais un mot entre nous. Quelle douceur toujours dans ses manières,
Et quel mépris dans ses yeux quand elle consentait à me voir !
On m’a raconté certaines choses.
Elle était meilleure que moi, ce n’est pas une raison pour me mépriser.
Ces gens qui ne savent que mépriser, à quoi cela sert-il ? Le mépris est le masque des faibles.
Un homme fort ne méprise rien. Il a usage de tout.
Eh bien, c’est qu’elle était la plus faible, vous le lui avez bien fait voir.
Il ne faut pas être le plus faible avec moi. C’est mauvais.
Je vais le dire à Sichel.
Ah, elle voudrait bien être la plus forte, mais elle ne peut pas, dont elle rage !
Dès que je la regarde d’un certain œil, elle se trouble et se dérobe.
Moi, je n’ai pas peur de vous !
Je le sais, c’est délicieux. Il n’y a place que pour un sentiment dans votre petit cœur fervent et dur, dans votre petite âme loyale.
Ce que vous ont dit les gens de votre race, le père, le frère.
Cela seul existe pour vous, et ceux qui ne sont pas de la Race Sacrée,
Ils ne comptent pas l’un plus que l’autre. C’est vrai ?
Les pauvres restent entre eux.
Eh bien, les gens de la Race Sacrée, ils s’entendaient si tellement bien entre eux autrefois
Que pour leur imposer la paix il leur fallait aller chercher au dehors quelqu’un qui fût absolument incapable de les comprendre. Jamais un Polonais n’a pu venir à bout de la Pologne.
Que signifie cet apologue ?
Donnez-moi votre main, et je vous offre mon bras.
C’est encore une plaisanterie.
Oui, c’est une plaisanterie, mais une plaisanterie sérieuse.
Vous voyez à vos pieds l’homme d’affaires de la nation Française.
Le Maréchal Comte de Coûfontaine, Président du Conseil des Ministres.
Faites-en usage.
Quel honneur pour moi, Monsieur le Comte !
Savez-vous ce qui me plaît en vous ? c’est la tranquillité que je lis dans vos yeux bleus,
La chasteté d’une foi si pure qu’aucune contradiction n’y touche, la stupidité délicieuse de la jeunesse !
Grâces à Dieu, je ne suis pas encore mort !
Il est encore temps de faire une grande bêtise avant de mourir et d’engager mes cheveux blancs au service de mon capitaine !
C’est sérieux, ce que vous dites ?
Qu’en pensez-vous ?
Oui, je crois que c’est sérieux.
Quel meilleur adieu à faire à mon temps et à cette Sainte-Alliance des Saintes Monarchies
Que de leur lancer avant de mourir ce gentil petit brûlot !
Une femme, n’importe laquelle, quand elle vous a une idée dans la tête,
Celui qui sait s’en servir, il peut bouter le feu aux quatre coins du monde avec !
Dites-moi, je ne suis pas pour vous n’importe laquelle ?
Non, Lumîr. Ah, regardez-moi ainsi ! Dieu, que vous êtes jeune ! Jeune et dangereuse en même temps, mais c’est ce danger que j’aime.
Faites-moi oublier la mort ! Faites-moi oublier le temps ! Faites-moi trouver intérêt à quelque chose hors de moi !
Utilisez en moi ce qui était fait pour servir et à quoi personne n’a jamais cru.
Faisons une étroite alliance entre nous !
Et vous me rendrez mes dix mille francs ?
Le lendemain de notre mariage !
Avec tous les intérêts mon petit ange, (chantant) : Les intérêts composés, mon petit morceau de beurre en or !
Et que dira Sichel ?
Je n’ai pas peur de Sichel !
Que vous êtes vieux ! Que vous êtes vilain !
Ah, j’aimerais mieux mille fois mourir que d’être à vous !
Ne pensez pas me faire peur.