Le Pantcha-Tantra ou les cinq ruses/Cinquième Tantra

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Vichnou-Sarma 
Traduction par Jean-Antoine Dubois.
J.-S. Merlin (p. 205-226).

CINQUIÈME TANTRA

Séparateur

Vichnou-Sarma, fier du succès de son entreprise, et ravi de joie que ses élèves montrassent de si heureuses dispositions, aperçut avec le plus grand plaisir que la fin de ses travaux serait glorieuse, et qu’il aurait bientôt accompli la promesse qu’il avait faite auparavant au roi Souca-Daroucha et aux illustres brahmes Vitou-Vansa, de réformer les manières et le caractère des trois jeunes princes, et de leur donner une bonne éducation. Pour achever l’ouvrage dont le succès surpassait déjà son attente, il commença en ces termes le récit du cinquième Tantra :

Écoutez avec attention, jeunes princes, l’histoire que je vais vous raconter. Sachez qu’on ne doit jamais rien faire sans réflexion, et qu’avant de se hasarder dans une entreprise, il faut toujours examiner les conséquences qu’elle doit avoir. Celui qui ne suit pas cette règle court à sa ruine, comme vous allez vous en convaincre par mon récit.

Le Brahme, sa Femme et sa Mangouste.

Dans la ville de Tchitra-Mitra-Patna, où régnait le roi Viroussa-Raya, demeurait le brahme Déva-Sarma, avec sa femme Yagnassai. Ces deux époux vivaient contens dans la société l’un de l’autre ; mais ils n’avaient point d’enfans, et leur bonheur se trouvait imparfait. Depuis long-temps ils imploraient les Dieux pour qu’ils daignassent accorder la fécondité à Yagnassai : leurs vœux n’étaient point exaucés. Cependant la ferveur de leurs prières toucha le ciel, et la femme de Déva-Sarma devint enceinte. Cet événement tant désiré porta à son comble le bonheur du brahme. Un jour, dans les transports de sa joie, il s’adressa à son épouse, et lui parla ainsi : Te voilà donc maintenant enceinte, lui dit-il, tu accoucheras bientôt d’un enfant mâle, et dans peu de temps je me verrai père d’un beau garçon ; je ferai pratiquer sur lui, avec la plus grande pompe, la cérémonie du nahma-carma[1] ; je le nourrirai bien, afin qu’il croisse vite, et je lui ferai de bonne heure la cérémonie de l’oupanajana[2] ; je le confierai ensuite à de bons maîtres, afin qu’il puisse apprendre toutes les sciences ; il deviendra un savant distingué, et comme il sera d’ailleurs doué d’excellentes qualités, il parviendra bientôt aux meilleurs emplois : élevé aux hautes dignités, il prendra soin de nous, et nous fournira en abondance tout ce qui nous sera nécessaire pour vivre dans les délices.

Le brahme voulait continuer son récit, lorsque sa femme, l’entendant déraisonner de la sorte, l’interrompit par des éclats de rire. Prenant ensuite un ton sérieux : À quoi peuvent donc aboutir les discours insensés que tu tiens là, lui dit-elle ? Ne connais-tu pas ce proverbe : On ne fait pas le berceau d’un enfant avant qu’il soit né, et on ne tire pas son horoscope avant de l’avoir vu ; et cette ancienne maxime :

Sloca.

« Celui qui aspire à la royauté ne doit pas faire des projets sur le gouvernement et l’administration d’un royaume, avant d’avoir été élu roi. »

Apprends comment les vains projets enfantés par l’irréflexion présomptueuse s’évanouissent sans effet.

Le Brahme aux vains Projets.

Près la ville de Nirmala-Patna, est situé un agrahra appelé Darmapoury. Là vivait un brahme nommé Soma-Sarma qui n’avait pour toute postérité qu’un jeune fils. Yagna-Sarma (c’était le nom du jeune homme) fit avec le plus grand succès son cours d’études, et après qu’il fut devenu familier avec tous les genres de science qu’on fait apprendre aux personnes de sa condition, il chercha à gagner sa vie en parcourant les lieux des environs, où son érudition et ses manières affables lui faisaient trouver par-tout des aumônes abondantes qu’il venait ensuite partager avec sa famille.

Un jour, ayant appris qu’un brahme du voisinage donnait un repas à l’occasion de l’anniversaire de la mort de ses parens, il s’y rendit pour y prendre part. Quoique l’assemblée fût nombreuse, on servit à tous les convives de quoi se rassasier abondamment, et le festin fut des plus splendides. Après le repas, Yagna-Sarma, qui avait eu soin de se bien remplir l’estomac, reprit la route de son domicile. Chemin faisant, il apprend qu’un autre brahme, à quelque distance de là, donnait aussi, ce jour-là, un festin pour le même objet que celui auquel il venait d’assister. Il y court aussitôt, et arrive au moment où les convives s’asseyaient en file pour être servis. Lorsque le maître de la maison le vit paraître, sachant qu’il avait déjà figuré au festin qui s’était donné ce jour-là ailleurs, et qu’il était un des convives qui avait fait le plus d’honneur au repas somptueux qu’on y avait servi, il se mit à rire, et le regardant d’un air moqueur, il lui dit : Après vous être si bien montré au festin qui a été donné ce matin dans le voisinage, trouverez-vous encore de la place vide dans votre estomac pour faire honneur à celui-ci ? Le brahme, sans se laisser déconcerter par cette apostrophe, s’assit fort tranquillement avec les autres, et mangea d’aussi bon appétit que s’il fût resté à jeun toute la journée.

Le repas fini, celui qui l’avait donné distribua à chacun des convives du beurre liquéfié, du lait et de la farine pour emporter chez eux. Yagna-Sarma reçut sa portion, la mit dans des vases de terre, et partit. Parvenu à quelque distance, il s’arrêta pour mieux considérer le présent qu’il avait reçu, et mettant l’un près de l’autre les vases de terre dans lesquels étaient contenues ses provisions, et les regardant d’un air satisfait : Me voilà, dit-il, à mon aise ; j’ai aujourd’hui bien rempli mon estomac, et demain je pourrai me passer de manger, mais que ferai-je de toutes ces provisions ? Eh bien ! je les vendrai ; et de l’argent qui en proviendra ? j’en achèterai une chèvre ; et cette chèvre ? elle me fait des chevreaux, et dans peu de temps, me voilà en possession d’un troupeau. Je vends mon troupeau, et de mon argent j’achète une vache et une jument ; ma vache et ma jument me donnent des veaux et des poulains dont je tire un haut prix, et, par ce moyen, je me trouve maître de richesses considérables. Chacun cite ma fortune, un brahme de mes voisins me donne la main de sa fille. Après mon mariage, ma femme est introduite chez moi ; grande fête, à cette occasion, donnée par mon beau-père, et partant des présens considérables. Bientôt ma femme, devenue pubère, m’adonne une nombreuse postérité : il faut à mes enfans les meilleurs précepteurs, je veux qu’ils apprennent de bonne heure la poésie et les hautes sciences. Riche comme je le suis, il convient aussi que ma femme et mes enfans aient en abondance beaux vêtemens de couleur et joyaux de toute sorte.

Mais si mon épouse, parvenue à cet état de bonheur, allait oublier ses devoirs ; si elle s’avisait de sortir de temps en temps de la maison sans ma permission, et de fréquenter les maisons voisines pour avoir le plaisir de jaser avec ses amies ! Voyez un peu ; durant son absence, voilà ses enfans qu’elle a laissés seuls qui s’amusent à courir de côté et d’autre ; ils vont se jeter sous les pieds des vaches et se faire estropier. Allons, retournons vite au logis ; ah ! grands dieux ! qu’aperçois-je ? Mon plus jeune est blessé. C’est toi, femme imprudente, qui en es cause ; vit-on jamais créature plus négligente ? Mais, tu vas me le payer, et je t’apprendrai à être plus attentive à l’avenir ; tiens…

En disant ces mots, Yagna-Sarma saisit son bâton de voyage, et le brandissant de toutes ses forces autour de lui, il heurte les vases de terre dans lesquels étaient contenus son beurre, son lait et sa farine, et voilà ses provisions répandues et perdues ; le sot a fait écrouler en un instant tout l’édifice de ses vains projets. Lorsqu’il vit toutes ses espérances s’évanouir plus vite encore qu’elles n’avaient été formées, il se contenta de gémir en secret sur son imprévoyance, et retourna chez lui couvert de honte.

Que ce trait de folie, ajouta la femme de Déva-Sarma en finissant son récit, t’apprenne donc qu’avant de bâtir de vains projets sur un avenir incertain, il faut penser au besoin du présent, et ne pas se charger d’avance d’un fardeau qu’on n’est peut-être pas destiné à porter.

Déva-Sarma, désabusé, résolut de mettre à profit la morale enseignée par sa femme, et reconnut qu’en effet il ne nous arrive dans ce monde que ce qu’il plaît au destin d’ordonner.

Cependant la femme du brahme atteignit le terme de sa grossesse, et le temps de son accouchement arriva : elle mit au monde un beau garçon, qui naquit sous une constellation très-heureuse, et tous les augures furent favorables à l’enfant. La mère passa les dix jours de souillure de ses couches comme il est prescrit aux personnes de sa condition[3]. Le onzième jour, qui était celui de sa purification, elle sortit de la maison pour aller faire dans la rivière voisine les ablutions qui devaient la rendre pure. En sortant, elle recommanda à son mari de veiller sur l’enfant, et de prendre garde qu’il ne lui survînt aucun accident durant son absence.

Quelque temps après qu’elle fut sortie, Déva-Sarma apprit que le roi de la ville Virassa-Raya avait rassemblé tous les brahmes des environs pour leur distribuer des aumônes : il voulut aussi y avoir part, et se rendit, pour cet effet, au palais du roi.

Ce brahme élevait dans sa maison une mangouste à laquelle sa femme et lui étaient fort attachés ; ils en prenaient le plus grand soin, et ne la nourrissaient que de beurre et de lait. Comme Déva-Sarma n’avait personne à la maison à qui il pût recommander le soin de l’enfant, en partant, il en confia la garde à sa mangouste, lui ordonna d’avoir constamment l’œil sur lui, et de bien prendre garde qu’il ne lui survînt rien de fâcheux durant son absence, ajoutant quelle répondrait sur sa vie, des accidens qui pourraient arriver à l’enfant.

Après avoir fait ces recommandations à sa mangouste, il courut vite au palais du roi, et aussitôt qu’il eût reçu sa portion des aumônes que ce dernier distribua à tous les brahmes présens, il reprit le chemin de sa maison, où il se rendit à la hâte, dans la crainte qu’il n’arrivât quelque malheur à l’enfant qu’il avait laissé à la garde peu sûre d’un animal aussi faible qu’une mangouste. Mais durant son absence, la vie de son fils avait couru le plus grand danger.

Depuis long-temps un gros serpent avait, sans être aperçu, établi sa demeure dans un trou de la muraille de la maison du brahme. Profitant du temps où personne n’étant au logis, il y régnait un profond silence, il était sorti de son trou, et rampant de côté et d’autre dans l’appartement, il s’était approché peu-à-peu du berceau où dormait l’enfant. Déjà il se dressait pour s’élancer sur lui et le dévorer ; mais la mangouste, qui veillait à côté du berceau, ne l’eut pas plutôt aperçu, qu’entrant en fureur, elle se jeta sur lui, le saisit à la gorge et l’étouffa. Après avoir tué le serpent, la mangouste le mit en pièces, et fière de sa victoire, elle se replaça à côté du berceau, où elle continua de veiller sur l’enfant, attendant avec impatience le retour de ses maîtres pour leur faire part de cette aventure, et leur apprendre les dangers dont elle avait délivré cet enfant chéri.

Sur ces entrefaites, le brahme arriva au logis. Son premier soin fut de se rendre à l’appartement où il avait laissé son enfant, pour savoir s’il ne lui était survenu aucun accident durant son absence.

La mangouste entendit son maître revenir ; elle sort aussitôt, et vient au-devant de lui ; elle lui montrait la joie la plus vive, et témoignait son allégresse, en se roulant sur ses pieds et en se livrant à d’autres démonstrations semblables.

Elle était encore toute couverte du sang qui s’était répandu sur elle dans le combat qu’elle avait soutenu contre le serpent. Le brame, à la vue de ce sang, s’imagine que la mangouste a tué son enfant, et que ce sang est celui de ce fils chéri qu’elle a dévoré : troublé par cette idée, et sans autre examen, il saisit un gros pilon qu’il trouve sous sa main, et assomme à l’instant même la pauvre mangouste.

Mais quels furent sa douleur et son désespoir, lorsque, étant entré dans l’appartement, il y trouva son enfant dormant d’un sommeil doux et tranquille, et qu’il aperçut autour du berceau les lambeaux du serpent monstrueux que sa mangouste venait de déchirer. Il vit alors, mais trop tard, les funestes effets de sa précipitation, et reconnut qu’il était redevable de la vie de son enfant à la mangouste qu’il venait d’assommer.

Pendant qu’il gémissait sur le crime qu’il venait de commettre, sa femme revint de la rivière où elle était allée se purifier de ses souillures. En entrant dans la maison, elle aperçoit la mangouste étendue sans vie à la porte, et voit de l’autre côté son mari, dont toute la contenance exprimait une profonde douleur ; saisie d’effroi, elle demande, en tremblant, quel malheur il est survenu ; et son mari lui raconte, non sans interrompre son récit par de fréquens soupirs, la faute énorme dont il a eu le malheur de se rendre coupable, en tuant sans réflexion la fidèle mangouste qui avait conservé la vie à leur enfant.

La femme du brahme se sentit pénétrée de la plus vive douleur en entendant le récit de son mari ; elle l’accabla de reproches : Malheureux ! lui dit-elle, le crime que tu as commis est au-dessus du brammathiah même (meurtre d’un brahme), et ne saurait jamais être expié. A-t-on jamais vu quelqu’un se conduire ainsi sans jugement et sans réflexion ? Avant d’agir, l’homme prudent doit toujours examiner et prévoir les conséquences de ses actions ; quand on agit avec précipitation, ou sans prévoir les suites de ses entreprises, on s’expose aux plus grands maux, comme fit un jour un barbier.

L’Orphelin, le Barbier et les Mendians.

Dans la ville appelée Vissahla-Poura, vivait un marchand qui avait acquis des richesses considérables par son industrie et son travail. Sa femme, après être restée long-temps stérile, obtint enfin des Dieux le don de la fécondité, et mit au monde un garçon ; mais malheureusement cet enfant naquit sous une constellation très-mauvaise, qui ne présageait que des mal heurs pour lui, et pour les personnes qui l’avaient sous leur garde.

Le père et la mère, épouvantés par les mauvais augures qui accompagnaient la naissance de leur fils, résolurent de l’abandonner à son malheureux sort, et allèrent l’exposer sur le chemin public.

Une pauvre femme vint à passer par cette route ; elle aperçut cet enfant abandonné et exposé à périr bientôt ; touchée d’une tendre compassion, elle le prit avec elle, le porta à sa maison, s’attacha à lui, et l’éleva avec autant d’affection que s’il eût été son propre fils.

Lorsque cet orphelin fut devenu grand, et qu’il eut atteint l’âge de raison, la femme qui l’avait élevé, et qui menait elle-même une vie misérable, lui raconta l’histoire de sa naissance, et la manière dont il était tombé entre ses mains. Elle lui parlait souvent des richesses que possédaient ceux qui l’avaient mis au monde, et de l’état d’abondance dans lequel ils avaient toujours vécu, ajoutant qu’il était destiné à être l’héritier de toutes ces jouissances temporelles, si les péchés d’une génération précédente ne lui eussent pas attiré le malheur de naître sous une constellation contraire, dont les augures défavorables avaient porté ceux de qui il tenait l’existence à l’abandonner.

Le récit souvent répété de cette femme produisit dans l’esprit de cet orphelin les sentimens de la plus vive douleur ; il apprenait d’elle qu’il était né pour vivre dans les délices, et il se voyait réduit à végéter dans un état de misère affreux. Les réflexions qu’il ne cessait de faire sur ce qu’il était en apparence destiné à être et sur ce qu’il était en effet, le remplissaient de tristesse.

Pendant qu’il s’occupait des moyens à employer pour améliorer sa condition, une nuit, qu’il dormait d’un profond sommeil, il entendit en songe une voix divine l’assurer que les péchés antérieurs qui lui avaient mérité une renaissance si fâcheuse étaient remis, et que désormais il vivrait heureux : Voici, ajouta la voix, la route qui t’est ouverte pour sortir de l’état de misère dans lequel tu languis maintenant. Demain, de bon matin, tu appelleras le barbier pour te faire raser, tu iras ensuite à la rivière faire tes ablutions, puis tu reviendras chez toi, tu nettoieras bien ta maison, et tu feras tous les préparatifs usités quand on se dispose à quelque cérémonie importante. Lorsque tout sera prêt, tu te placeras respectueusement devant tes Grouha-Deva (Dieux domestiques), et tu te tiendras dans la posture d’une personne absorbée dans la méditation. Pendant que tu seras ainsi occupé à méditer devant tes dieux, trois êtres, sous la forme de yoguy[4], se présenteront à toi et te demanderont l’aumône ; tu les introduiras dans la maison, tu les feras asseoir, tu feras en leur présence les sacrifices ordinaires à tes Dieux domestiques, après quoi tu leur serviras à manger. Pendant qu’ils prendront leur repas, tu saisiras le pilon avec lequel on pile le riz, et tu assommeras ces trois mendians l’un après l’autre. Aussitôt qu’ils seront morts, leurs corps se convertiront en trois grands vases de cuivre remplis d’or et de pierreries ; tu prendras ces trois vases avec les richesses qui y sont contenues, et tu pourras vivre à l’avenir dans la jouissance de tous les biens temporels.

Le matin, à son réveil, l’orphelin, l’esprit tout occupé de ce qu’il avait vu en songe pendant la nuit, alla le communiquer à la veuve qui l’avait élevé. Saisie d’admiration en entendant le récit d’un songe si extraordinaire, elle conseilla à son fils adoptif de se conformer aux avertissemens que le ciel lui envoyait.

Le lendemain, le jeune homme se leva de bon matin, et fit d’abord venir le barbier pour se faire raser la tête. Ce dernier, surpris qu’on l’eut appelé à cette heure-là pour une pareille opération, demanda à celui qui l’avait fait venir quelles affaires si pressantes il pouvait avoir pour vouloir se faire raser avant le lever du soleil ; l’orphelin répondit qu’il était obligé d’accomplir bientôt une cérémonie de la plus grande importance à laquelle il désirait se préparer sans délai.

Après qu’il eut été rasé, il alla à la rivière faire ses ablutions ; de retour chez lui, il purifia bien sa maison en frottant le pavé avec de la bouse de vache délayée dans de l’eau[5], lava ses Dieux domestiques, les orna de guirlandes de fleurs, plaça autour d’eux des lampes allumées ; et lorsque tout fut prêt, il vit arriver à sa porte trois yoguy qui lui demandèrent l’aumône. Il les reçut poliment, les introduisit dans sa maison, les fit asseoir, fit en leur présence le sacrifice à ses Dieux, et ensuite leur offrit à eux-mêmes un sacrifice de fleurs et d’encens. Toutes ces cérémonies finies, il ordonna qu’on leur servît à manger.

Pendant que ces trois mendians prenaient tranquillement leur repas, il alla prendre le pilon avec lequel on pile le riz, offrit un sacrifice de cendre à ce pilon, en présence de ses hôtes, et dans le temps que ces derniers étaient occupés à manger, il prit le pilon avec ses deux mains, leur en donna de grands coups sur la tête, et les assomma tous les trois. Ils n’eurent pas plutôt expiré, que leurs corps, comme il lui avait été prédit en songe, se convertirent en trois grands vases de cuivre remplis d’or et de joyaux du plus haut prix.

L’orphelin se voyant devenu tout d’un coup si riche, eut bientôt oublié tous ses malheurs passés, et ne songea dès ce jour qu’à mener une vie heureuse dans la jouissance des richesses qu’il avait obtenues de la faveur des Dieux.

Cependant le barbier était resté dans la maison pour être témoin de la cérémonie à laquelle l’orphelin s’était préparé de si bon matin ; il ne fut pas peu surpris en voyant le résultat de tous ces préparatifs. Lorsqu’il aperçut que les trois yoguy qui venaient d’être assommés s’étaient convertis en trois grands vases remplis d’or, et que celui qui les avait tués était devenu par ce moyen immensément riche dans un instant, il conçut le dessein de l’imiter, s’imaginant que pour devenir tout d’un coup riche comme lui, il n’avait qu’à assommer aussi trois mendians, et que leurs corps après leur mort se convertiraient en or.

Dans cette idée, il retourna chez lui, fit part à sa femme de tout ce dont il avait été témoin, et lui dit en même temps qu’après avoir appris un moyen si aisé de devenir riche, il avait résolu de le mettre en pratique, en cassant la tête à trois mendia ns qu’il inviterait chez lui sous prétexte de leur faire l’aumône.

La femme du barbier, après avoir connu les dispositions de son mari, mit tout en œuvre pour l’engager à renoncer à un dessein si extravagant et si criminel, lui disant que ce dont il avait été témoin devait être l’effet de quelque illusion, ou bien de quelque faveur particulière des Dieux dont ce jeune homme se tenait assuré ; mais que quant à lui, il ne devait pas se déterminer au hasard à une action si désespérée. Avant de rien entreprendre, ajouta-t-elle, il faut toujours réfléchir sur la fin de nos entreprises, et ne jamais rien faire sans avoir prévu les suites de nos actions. Quant à l’état de pauvreté dans lequel nous vivons, continua-t-elle, il est l’effet de notre destin, et tu ne dois pas chercher à améliorer ton sort par une démarche qui peut avoir les suites les plus funestes.

Les représentations raisonnables de cette femme ne firent aucune impression sur l’esprit de son mari, et celui-ci persista dans l’horrible dessein d’assassiner trois mendians, espérant devenir riche tout d’un coup par ce moyen. Le jour fixé pour l’exécution de son projet, il s’y prépara de la même manière qu’il avait vu que s’était préparé l’orphelin dont on vient de parler ; et lorsque tout fut prêt chez lui, il sortit pour aller chercher trois mendians et les conduire à sa maison sous prétexte de leur faire l’aumône. Il prit les trois premiers pauvres qu’il rencontra dans la rue, les introduisit chez lui avec beaucoup de démonstrations extérieures de bonté, les fit asseoir, leur offrit d’abord un sacrifice de fleurs et d’encens, après quoi il leur servit à mander.

Dans le temps que ces trois mendians prenaient tranquillement leur repas sans se douter d’aucune perfidie de la part de leur hôte, celui-ci alla prendre un gros pilon, et s’approchant tout doucement derrière eux, il commença à en décharger de grands coups sur la tête de l’un d’eux, et l’assomma. Pendant qu’il assommait celui-là, les autres, saisis d’épouvante, se levèrent bien vite, et se sauvèrent de toutes leurs forces, criant à leur hôte, comme ils s’enfuyaient : Ah traître ! ah perfide ! ah scélérat ! est-ce donc là l’aumône que tu nous destinais ? Est-ce ainsi que tu exerces l’hospitalité ?

Le barbier attendit qu’au moins celui des trois qu’il avait déjà assommé se convertît en or ; mais il attendit en vain, le mort resta cadavre, et l’assassin se vit frustré dans ses espérances.

Cependant les deux mendians qui survécurent allèrent porter leurs plaintes au gouverneur de la ville contre ce scélérat de barbier, qui, sous prétexte de leur faire l’aumône, les avait conduits chez lui pour les assassiner ; ils lui dirent qu’il avait déjà assomme un de leurs compagnons, à grands coups de pilon, et qu’ils n’avaient échappé eux-mêmes au même traitement que par une prompte fuite.

Le gouverneur examina l’affaire, et trouva qu’en effet le barbier était coupable du crime dont on l’accusait. Indigné d’une action si barbare, il fit sur-le-champ punir de mort l’auteur de cet attentat affreux.

En terminant son récit, la femme de Déva-Sarma renouvela les reproches qu’elle avait déjà faits à son mari : Vois, lui dit-elle, par cet exemple, à quels dangers l’imprudence nous expose, et quels effets funestes la précipitation entraîne. Que de maux nous éviterions si nous n’agissions jamais sans avoir auparavant bien considéré les suites et la fin de nos actions ! Et toi aussi si tu n’eusses pas suivi les premiers mouvemens de la passion, tu n’aurais pas tué notre fidèle mangouste, un animal auquel nous devons maintenant la vie de notre enfant chéri. Vichnou-Sarma, en finissant, ajouta quelques réflexions : Jeunes Princes, dit-il à ses élèves, qui continuaient de lui prêter l’oreille avec admiration, reconnaissez dans ces exemples frappans les suites terribles de l’imprudence et de la précipitation. L’imprudent tarde peu à éprouver les effets presque toujours funestes de son imprévoyance. Le sage se conduit toujours avec réflexion, et n’agit jamais sans avoir bien considéré les conséquences de ses actions.

  1. C’est le nom qu’on donne à une cérémonie pratiquée avec beaucoup d’éclat parmi les brahmes sur leurs enfans nouveau-nés, peu de jours après leur naissance, lorsqu’on leur donne un nom.
  2. Autre cérémonie très-importante par laquelle on leur donne le triple cordon que tous les brahmes portent en signe de leur dignité. Voyez Mœurs de l’Inde, tome Ier., page 217.
  3. L’accouchement d’une femme, dans l’Inde, la rend impure durant dix jours, pendant lesquels elle ne peut avoir communication avec personne, ni toucher à aucun des meubles de sa maison ; le onzième jour, elle se purifie par le bain et plusieurs autres cérémonies.
  4. Espèce de religieux mendians qui parcourent le pays.
  5. Cette manière de laver et purifier leurs maisons est commune à tous les Indiens.