Le Panthéon, peintures murales/II

La bibliothèque libre.
Lévy frères (p. 16-31).

II

Au fond du temple, au sommet précis de la croix grecque et en face de la porte d’entrée, l’œil rencontre un espace de trente-cinq pieds de marge et s’arrondissant en cintre.

Cet emplacement a été consacré par l’artiste au fait capital qui a changé la forme de la civilisation, c’est-à-dire la venue du Christ. Sans refuser au Nazaréen sa qualité divine, Chenavard ne l’a pas cependant présenté sous son côté surnaturel et fantastique, pour ainsi dire. Il a plutôt vu en lui le philosophe, le moraliste imbu des doctrines esséniennes, l’initié des mystères égyptiens, le dépositaire de l’antique sagesse de Moïse, et surtout l’ange de la bonne nouvelle, le verbe de l’esprit moderne ; de cette façon, il le grandit, loin de le rapetisser ; car, aux yeux de l’artiste, une idée vaut mieux qu’un miracle, l’intelligence illuminant l’œil est préférable à l’auréole entourant la tête.

Ce tableau s’appelle le Sermon sur la Montagne : dans un lieu solitaire, car c’est là que naissent les pensées, loin des villes, c'est-à-dire loin du vulgaire ennemi de toute innovation, fût-elle à son avantage, Jésus parle avec une autorité douce à la foule attentive qui l’environne, et dont les groupes appartiennent à tous les temps et à tous les âges, ce qui produit un de ces pittoresques anachronismes de costumes dont les Vénitiens savaient tirer de si heureux contrastes.

Cette foule n’est pas très-orthodoxe : ce ne sont pas, comme vous pourriez vous l’imaginer, des apôtres, des Pères de l’Eglise, des docteurs de la loi, des saints du calendrier qui entourent le doux fils de Marie. Il ne s’agit pas ici du Christ dogmatique et théocratique tel que le catholicisme l’a arrangé pour ses besoins, de ce Christ herculéen qui, dans la fresque de Michel-Ange, lève avec un geste violent son bras d’athlète pour écraser tous ceux qui n’ont pas suivi le chemin tracé : mais du Jésus tendre et bon, de l’ami des petits enfants et des femmes, du blond rêveur qui se fût volontiers promené sous les ombrages de l’Académie, entre Platon et Socrate. Le peintre a composé l’auditoire du sermon sur la montagne de tous ceux qui ont aimé le Christ pour lui-même et l’ont cherché avidement, fût-ce en dehors du dogme, fût-ce à travers l’hérésie.

Parmi la foule on remarque Apollonius de Thyanes, Arnaud de Brescia, Jean Huss, Wiclef, Luther, Campanella, Savonarole, Fénelon, Swedenborg saint Martin et d’autres personnages plus modernes, qui, d’après l’inspiration plus ou moins directe de Jésus, ont travaillé avec lui ou comme lui à la réalisation des grands préceptes de l’Evangile. Saint Jean, Madeleine, sainte Thérèse, madame Guyon, représentent parmi ces groupes le dévouement passionné, l’amour poussé jusqu’à l’abnégation de soi-même, le sacrifice complet de l’individualisme. Pour symboliser la fraternité, l’artiste a entouré son Christ d’enfants et de jeunes mères : l’une d’elles cueille des fruits à un arbre pour les donner à ses chers petits qui lui tendent leurs bras potelés ; une autre presse ses deux fils qui s’embrassent et traduisent ainsi en action le sujet du sermon sur la montagne.

A gauche, des guerriers à cheval laissent tomber leurs armes et se prennent amicalement la main. Un marchand donne son argent à des pauvres qu’il étreint d’une accolade fraternelle, et répand à terre, en signe de mépris des richesses, des pièces d’or qu’un autre marchand vêtu d’un costume tout moderne ramasse avec avidité. Le sermon lui a évidemment fait peu d’effet.

A droite, est un homme isolé, le dos appuyé contre un arbre, profondément recueilli et qui verse d’abondantes larmes ; il porte un costume d’Arménien : c’est Jean-Jacques Rousseau que les paroles du Christ émeuvent et transportent. Derrière lui coule un ruisseau où s’abreuvent des moutons. Le berger qui les conduit porte lui-même une petite brebis malade ; il se retourne en marchant et regarde Jésus. Le peintre a rappelé habilement, par ces figures d’un si heureux effet, les paraboles familières de l’Evangile : les petits enfants, les mères, les centurions, les sources, les brebis et les bons pasteurs ; mais ce qui fait l’originalité de cette immense et magnifique composition, c’est que le Christ y paraît entouré d’utopistes ? En effet, qu’est-ce qu’un utopiste ? Un homme qui rêve une société plus parfaite, un avenir plus heureux pour ses frères, et cherche à faire régner sur la terre le bonheur qu’annonce la bonne nouvelle, c'est-à-dire, la Liberté, l’Egalité et la Fraternité. Tous ceux qui, aux dépens de leurs repos, se sont occupés de la félicité universelle, n’ont-ils pas, fussent-ils rejetées par l’Eglise, suivi le Christ sur la montagne et ne sont-ils pas vraiment ses fils ?

Voici donc Jésus, entre le monde antique et le monde moderne, au déclin et à l’aurore d’une civilisation. Les Olympiens sont inquiets dans leurs maisons célestes : ils voient pâlir leur divinité et s’éclipser leurs rayons : bientôt les autels et les sacrifices vont leur manquer. On dit même qu’on a entendu une voix qui criait la nuit sur les eaux : Le grand dieu Pan est mort ! La voix s’est trompée assurément, car celui-là ne meurt pas ; mais, ô pauvre Jupiter ! ta chevelure ambroisienne grisonne, le frissonnement de ton noir sourcil n’entraîne plus le ciel et la terre. Tu as vécu ta vie de dieu, deux mille ans à peu près : les prédictions de Prométhée et des sibylles s’accomplissent.

L’artiste a rendu de la manière la plus ingénieuse et la plus sensible les progrès invisibles faits par l’idée nouvelle sapant l’idée antique. Une composition qui occupe deux entre-colonnements, sans tenir compte du pilier de séparation, montre le chemin déjà parcouru depuis la prédication sur la montagne. Coupée en deux dans le sens de la largeur, elle nous présente, à sa portion inférieure, les catacombes ; à sa portion supérieure, le Forum romain ; nous assistons à l’existence cryptique des néophytes et des catéchumènes. Ici se célèbre le sacrifice où la seule victime est l’agneau mystique, où il ne coule d’autre sang que celui d’un Dieu. Là, se célèbre l’agape fraternelle ; plus loin de pieuses femmes enterrent le corps lacéré des martyrs. Un escalier tortueux monte de ces profondeurs obscures dans une pauvre maison qui occupe l’angle du tableau, et, par la porte entr’ouverte, deux chrétiens jettent au dehors un regard ébloui et furtif.

En bas, c’était l’ombre, la souffrance, la résignation ; en haut, c’est la lumière, la richesse et l’orgueil : un triomphe romain passe fastueusement sous l’arc votif. Le blanc quadrige piaffe, à peine contenu par les écuyers pendus aux crins des chevaux ; l’or reluit, les pierreries étincellent aux axes et sur les flancs du char ; les victoires battent des ailes en tendant des couronnes ; les éléphants dressent en l’air leurs trompes comme des clairons, les esclaves portent sur des brancards les dépouillent opimes, les soldats agitent leurs armes et leurs enseignes, et traînent les captifs les bras liés derrière le dos : César revient victorieux de la Germanie ou de l’Orient. Tout est pacifié, l’empire est tranquille. César, César, l’ennemi n’est plus là, tu n’as rien à redouter du Dace ou du Parthe, qui lance son trait en fuyant ; mais n’entends-tu pas que la terre sonne creux sous ton char ? tes roues n’éveillent-elles pas comme un tonnerre profond ? ton empire est miné. L’avenir du monde trésaille des ces noires ténèbres comme le blé dans le sillon aux premières ondées du printemps ; toi le César, l’auguste, le divin, tu vas t’engloutir avec tes dieux, tes maisons d’or et de marbre, tes thermes, tes cirques, tes chars, tes chevaux, tes esclaves et tes courtisanes ; il n’y a plus d’autre pourpre que celle qui sort des blessures du Christ, et le Golgotha est le Capitole.

César, c’est moi qui te le dis, tu n’as qu’à courber ta tête sous l’eau sainte du baptême pour te laver de la tache originelle ; allons, courbe-toi avec Constantin, et reçois en frissonnant sur le porphyre glacé du baptistère la douche régénératrice : tu n’es plus dieu, tu n’es plus empereur, tu n’es pas même homme, si le prêtre ne te relève de ta chute ; accepte la croix, inscris-la sur ton labarum. « Tu vaincras par ce signe. » Mais si tu te regimbes, si tu te permets quelque petite fantaisie impériale, saint Amboise te fermera sur le nez les portes de l’Eglise, comme à Théodose, et d’un air contrit tu feras à genoux amende honorable sous le porche de la cathédral de Milan.

C’est par ces deux tableaux que Chenavard a symbolisé les développements progressifs de l’idée chrétienne : humble aux catacombes, bienveillante sous Constantin, superbe sous Théodose ; d’abord elle se cache, ensuite elle accueille, puis elle exclut.

Ces diverses phases, parfaitement caractérisées, nous amènent, en partant du fond du temple, au premier angle de la croix, dont le bras est occupé de ce côté par Attila saccageant Rome, saint Jérôme au désert et le Couronnement de Grégoire VII.

L’Attila est une grande composition qui occupe deux panneaux. D’une basilique byzantine, symbole de l’art nouveau, descend, par les paliers d’un escalier en terrasse, une procession de prêtres ayant en tête le pape porté sur sa chaise pontificale par quatre ségettaires : le bas du tableau est occupé par une horde de Huns et de barbares, tuant, pillant, incendiant. Le sol est jonché de cadavres encore chauds que l’on dépouille et que l’on précipite le long des rampes ; ce ne sont que des cruautés atroces, mutilations affreuses : le sang regorge, les chevaux en ont jusqu’aux sangles ! Attila, pressant des genoux son coursier échevelé et sauvage, qui se cabre sur des monceaux de morts et de mourants, se trouve face à face avec le blanc vieillard à la triple couronne, et recule effrayé devant le rayonnement tranquille de la force morale et la majesté surhumaine de la religion. – Dans le fond, la flamme dévore les monuments de la Rome antique, temples, cirques, arcs de triomphe. La Rome des Césars fait place à la Rome papale. Attila et les barbares, qui s’imaginent être des conquérants, ne sont que les fossoyeurs qui enterrent le grand cadavre de l’empire romain.

Attristée, effrayée de ces bouleversements, de ces scènes de violence sauvage, l’âme, sous la figure de saint Jérôme, va chercher aux Thébaïdes le repos et la méditation ; les barbares font trouver douce la société des bêtes féroces : il y a des époques où il fait meilleur vivre avec les tigres qu’avec les hommes.

Seul au milieu d’un paysage grandiose et sévère et qui ne manque cependant pas des âpres charmes du désert, saint Jérôme est assis sur un quartier de roche. Il traduit la Bible, tandis qu’un de ses bras laisse pendre une main distraite qui joue avec les mèches de la crinière d’un énorme lion léchant indolemment ses pattes à côté de son maître.

Cette composition, une des moins compliquées de la série, mais non pas la moins intéressante, indique qu’après tant de cataclysmes et d’évolutions, l’humanité a le besoin de respirer et de se recueillir un peu. Cet élan vers le désert, cette soif des mornes solitudes dénotent l’accablement qui suit les excès d’action : il faut au monde étourdi du fracas des invasions et des chutes d’empire quelques années de silence et d’isolement pour recomposer son idéal, sans quoi le plus épais matérialisme ou la plus grossière superstition envahirait la terre.

L’idée chrétienne se complète par l’idée catholique. Grégoire VII est couronné pape : l’Eglise ne se contente plus de la puissance spirituelle ; il lui faut encore le pouvoir temporel ; le pape, chef suprême du monde catholique, ne veut voir dans les empereurs et les rois que des vassaux et des feudataires. En effet, n’est-il pas infaillible, vicaire de Dieu, presque Dieu ? Ne possède-t-il pas l’anneau de saint Pierre et les clés d’or qui ouvrent ou ferment le paradis ? Et à qui le rêve de l’unité est-il plus permis qu’à Grégoire VII, qu’à l’orgueilleux pontife qui excommunia l’empereur Henri et le fit rester trois jours pieds nus, la laine sur la peau, en plein hiver, avec sa femme et son enfant en bas âge, à la porte du château de Canossa, implorant sa grâce et son absolution ? Il y a loin de l’humble prêtre des catacombes, officiant sur un autel informe, sous la jaune lueur d’une lampe sépulcrale, à ces façons violentes et superbes.

O doux Jésus, qui prêchiez sur la montagne, reconnaîtriez-vous là votre doctrine, et ce hautain Grégoire, est-il vraiment, malgré son infaillibilité et son orthodoxie, un continuateur de vos idées et de vos sentiments ? Les fidèles hérétiques, les pieux incrédules dont Chenavard vous a entourés, ne sont-ils pas plus près de vous que Grégoire ? et cependant, c’était un plan grandiose que celui de réunir dans un seul corps les membres disloqués du monde antique et de reconstituer, au profit du catholicisme, l’unité de l’ancien monde romain ; pour y parvenir, la Rome païenne avait admis dans son panthéon tous les dieux vaincus ; la Rome chrétienne voulait imposer son dogme à tous les peuples et se faire ainsi le grand juge de la conscience universelle : ce dessein, quoiqu’il n’ait pas été entièrement accompli, a toujours servi à donner de l’homogénéité aux éléments hétérogènes et mêlés depuis peu, dont les nations se composaient alors.

Du Christ nous passons à Mahomet et du pape au calife, de la civilisation catholique à la civilisation musulmane. Haroun-al-Raschid, le fabuleux et pourtant très-réel sultan des Mille et une Nuits, réunit les savants, les poëtes et les philosophes dans son palais, enrichi des merveilles du luxe oriental ; il tient une espèce de divan littéraire, et les jambes croisées, l’œil éclatant et fixe, sa main fine caressant sa barbe noire, il écoute une de ces dissertations subtiles et fleuries auxquelles se plaît le génie arabe ; son fidèle Giaffar est près de lui, et dans le fond du tableau scintillent vaguement les trésors vrais ou fantastiques du calife, le paon de pierreries, l’arbre d’or chargé d’oiseaux mécaniques qui chantent, l’éléphant de cristal de roche, l’orgue et l’horloge destinée à Charlemagne ; l’Orient a pris une des premières places dans la procession de l’humanité et recueilli des arts de la Grèce tout ce qui pouvait admettre une religion iconoclaste ; l’architecture, la poésie, la philosophie, l’astrologie, l’alchimie, la médecine, fleurissent sous ces intelligents califes Abassides. Aristote est traduit, et le dépôt de la science antique traverse la nuit épaisse du moyen âge. Le second entre-colonnement est occupé par les savants et les artistes, qui se retirent chargés des témoignages de la magnificence d’Haroun-al-Raschid.

Ces compositions nous conduisent jusqu’à la statue de Charlemagne, qui fait face à celle d’Alexandre, placée à l’autre bout de la croix. Charlemagne eut, comme Alexandre, un des plus vastes empires qu’il ait été donné à l’homme de commander, et put sans vanité prendre, avec l’aigle romaine [sic] le nom de César et d’Auguste. Alexandre n’était qu’artiste et guerrier, Charlemagne fut encore législateur ; ses Capitulaires restent comme un éternel témoignage de raison et de justice : les fables des romans chevaleresques du cycle carlovingien sont moins surprenantes à coup sûr que son histoire. Sa statue est du plus beau caractère : c’est bien l’empereur géant, l’énorme intelligence servie par un corps de Titan, le guerrier herculéen qui, selon la chronique du moine de Saint-Gall, portait à sa lance, embrochés comme des grenouilles, sept pauvres Saxons idolâtres : nescio quid murmurantes ; le vainqueur de Didier et de Witiking, l’empereur à l’œil d’épervier à la barbe grifagne, comme disent les poëtes du Romancero français, le compagnon des douze pairs, l’ami de Roland et d’Olivier, celui dont les grands os font reculer de surprise le voyageur lorsqu’on ouvre la châsse byzantine plaquée d’or, constellée de grenats, qui les contient dans la sacristie d’Aix-la-Chapelle, sa ville bien-aimée.

L’Orient semble vouloir déborder sur l’Occident. Les Sarrasins, arrêtés en France par la masse d’armes de Charles-Martel, possédait [sic] le bout de la botte italique, une partie de la Sicile, presque toute l’Espagne ; des califes régnaient à Cordoue, à Séville, à Grenade, dont le nom même, resté arabe, signifie la crème du couchant (garb-nata). Des princes baptisés, mais musulmans de mœurs et de penchants, tels que Mainfroy et don Pèdre le Cruel, représentaient fort mal l’idée chrétienne dans des royaumes presque africains. La réaction des croisades était donc nécessaires, même à un autre point de vue que celui de reconquérir le tombeau du Christ. Aux époques peu avancées, ce n’est que par les guerres et les invasions que les peuples se visitent et se connaissent ; et, quoique cela puisse paraître une assertion paradoxale dans les temps barbares, le lieu où l’humanité fraternise, c’est le champ de bataille : le grand fait de la guerre brise les séparations, change les milieux, amène la fusion. Un chrétien et un musulman qui se sont donné des coups de lance ou de sabre, sont plus près de s’apprécier et de s’aimer que si le premier était resté à genoux dans sa cathédrale, et l’autre accroupi dans sa mosquée. Les hommes s’ignorent profondément les uns les autres, et il faut que de temps en temps, soit par un motif de conquête, soit par un motif pieux, il s’établisse des courants rapides dans la stagnation humaine. Le flux oriental qui avait envahi l’Occident nécessitait, par un de ces équilibres auxquels sont soumis l’Océan et l’humanité, un reflux occidental sur l’Orient.

Cette nécessité du développement humanitaire s’accomplit ici. Les croisés, vainqueurs, entrent dans Constantinople : les lourds chevaux caparaçonnés de fer, les Roussins, comme on disait alors, avec des chanfreins aux pointes d’acier, leur selles bardées de plaques sur lesquelles se tiennent debout, dans une attitude raide et contrainte, les chevaliers vêtus de mailles, coiffés de casques carrés, ayant au flanc la targe triangulaire, font sonner le pont-levis abaissé, et s’engouffrent sous la voûte qui semble, grâces aux dents de la herse levée, une gueule d’orque ou de monstre infernal. La croix d’argent de France, la croix de gueules d’Espagne, la croix d’azur d’Italie, la croix d’or d’Angleterre, la croix de sinople de Suède, symbolisent la réunion de tous les peuples chrétiens. Dans la seconde partie de la composition, nous assistons Au sac de la ville : les croisés emportent la vaisselle d’or et d’argent, les statues d’ivoire, les étoffes précieuses, les manuscrits coloriés, les horloges, emblèmes d’une civilisation supérieure et de l’importation des arts et des connaissances de l’Orient usé et raffiné dans l’Europe encore neuve et barbare.

Ainsi, dans chaque bras de la croix, presque face à face pour ainsi dire, les évolutions de l’histoire amènent, par une symétrie presque fatale, quatre prises ou sacs de villes capitales d’empires puissants : la ruine de Troie, la ruine d’Athènes, la ruine de Carthage, la ruine de Constantinople. La prise de Rome par Attila n’a pas la même signification historique, puisqu’au lieu de l’unité temporelle elle conquiert l’unité spirituelle. Le pape moderne n’est pas moins puissant que le César antique : l’un règne sur les âmes, l’autre ne régnait que sur les corps ; le César n’avait que la terre, le pape a le ciel. Rome, malgré les déluges des Huns, des Hérules, des Goths et des Vandales, est donc toujours restée la métropole du monde et la conservatrice de cette idée profondément humanitaire de la domination universelle.

La chute de l’empire d’Orient a fait refluer sur l’Italie la civilisation du Bas-Empire ; Lascaris et les savants grecs y apportent les belles traditions de l’art et le grand goût helléniques : aux discordes farouches, aux guerres de ville à ville succède une ère d’art et de poésie. Dans une belle et riante campagne, sur les bords de l’Arno ou du Tibre, le peintre a placé les poëtes italiens qui caractérisent chacun une espèce d’amour. Dante, incliné sur le corps de Béatrix morte, représente l’amour douloureux qui se nourrit de regrets et n’a d’espérance que pour l’autre vie, l’amour abstrait, idéal, théologique pour ainsi dire, où l’être adoré semble plutôt la personnification de la vertu divine qu’une femme ayant réellement traversé ce vallon de misère. Pétrarque, se promenant avec Laure, symbolise l’amour pur encore, raffiné par les subtilités platoniques, mais sensible à la beauté et cherchant le bonheur de la possession à travers les réticences et des entraves des sonnets, des sextines et des canzone. Tout auprès, dans l’azur tranquille, un laurier découpe ses feuilles luisantes, occasion pour le poëte de tant de comparaisons et de concetti. Plus loin le Tasse, en costume de seigneur, la chaîne d’or au col et l’épée au côté, courtise la princesse Eléonore avec une galanterie chevaleresque. De l’autre côté, Boccace, assis près de Fiammetta, avec la gaie compagnie du Décaméron, raconte une des ses histoires joyeuses. Dante est l’amour de l’âme, Pétrarque l’amour du cœur, le Tasse l’amour de tête, Boccace l’amour des sens.

Arioste, qui, par son sentiment de la forme et des couleurs, est autant un artiste qu’un poëte, se trouve au compartiment suivant, mêlé aux peintres, aux sculpteurs, aux architectes, aux cardinaux, aux belles dames qui, groupés autour d’une élégante fontaine dans le goût de la Renaissance, devisent d’art, de galanterie, de musique, d’amour, d’architecture, de poésie, de tous ces beaux sujets des nobles conversations, pendant que dans le fond des ouvriers élèvent le Vatican, dont on présente le plan à Jules II, placé au second plan.

Cette grande période intellectuelle, artistique et littéraire clairement indiquée, on passe au fait le plus important de l’ère moderne, nous voulons parler de la découverte de l’Amérique. Un nouveau monde est ajouté à l’ancien, et désormais le globe, équilibré par l’apparition de cet énorme continent, n’offrira plus cette choquante disproportion d’eaux et de terres ; la symétrie cosmique est rétablie ; les vagues pressentiments de l’Atlantide et des îles Macarées s’accomplissent, comme tout ce que rêve le génie humain.

Deux panneaux ont à peine suffi à l’artiste pour dérouler la vaste composition qui se rattache à ce sujet : la disposition en est des plus originales : la caravelle capitane qui porte Christophe Colomb, vue par le travers, occupe le premier plan, composé de vagues marines ; le pilier architectural la sépare en deux perpendiculairement. Sur le haut château de poupe, bâti dans les formes singulières des constructions navales du moyen âge, se tient debout Christophe Colomb, entouré de ses Espagnols et de quelques captifs américains ; des matelots et des esclaves chargent le navire, rangé près de la terre, des masses d’or vierge, des idoles bizarres, des manteaux de plumes d’oiseaux, des perroquets aux couleurs éclatantes, tout ce que l’avidité européenne a pu arracher à ce monde devenu l’Eldorado des aventuriers.

La découverte de l’Amérique arrive au quatrième angle de la croix ; au tournant de la branche, nous sommes en pleine activité.

Voici l’atelier de Guttemberg [sic] ; à côté de lui travaillent ses associés, Jean Faust et Pierre Schœffer. La presse marche ; des savants corrigent des épreuves, et des acheteurs emportent des livres qui vont répandre l’instruction sur le monde. L’humanité est entrée dès ce moment en pleine possession d’elle-même ; sa pensée multipliée à l’infini, jetée aux quatre points cardinaux comme les feuilles sibyllines, pénétrera jusqu’aux lieux les plus inaccessibles. Jadis l’idée voltigeait comme un oiseau sur les bouches des hommes ; vain son, écho fugitif que plus tard le stylet ou le calamus gravaient lentement dans la cire ou sur le papyrus, et que de rares copies transmettaient à un petit nombre d’initiés. Maintenant l’on cause d’un pôle à l’autre ; les idées s’échangent avec la rapidité de l’éclair ; tous peuvent savoir tout ; le verbe tiré par le typographe à des nombres prodigieux pénètre profondément les masses, atteint les multitudes avec simultanéité. Aucun progrès ne sera désormais perdu.

A peine l’imprimerie est-elle inventée, que l’esprit d’examen se développe. Le doute succède à la foi. La raison décline l’autorité. Luther, dans la chaire de l’église de Wittemberg, déchire les bulles du pape et commence la croisade moderne contre Rome. Molière, comédien philosophe, poursuit l’œuvre du moine défroqué. Tartuffe proteste contre l’esprit ultramontain au nom de la raison humaine, de l’honnêteté et du libre arbitre. Nous voyons le grand poëte, ami de Louis XIV, assis dans le parc de Versailles et lisant sa comédie de l’Imposteur à ses amis Corneille, Racine, La Fontaine, qui l’écoutent avec une attention admirative et sereine, comme des génies recevant une communication d’un des leurs. Pendant la lecture le roi passe accompagné de sa suite étincelante, de Colbert, de Louvois, de Sévigné, de La Vallière. Le roi sourit au poëte qui se détourne avec respect. Ces deux majestés se saluent et caractérisent le grand siècle par leur rencontre dans ce lieu splendide et magnifique.

A Molière succède Voltaire. Le patriarche de Ferney, dans la robe de chambre dont l’a drapé Houdon, ayant près de lui le marquis de Villette, madame Denis, la marquise du Châtelet, nous apparaît sur le haut de cet escalier qu’a monté tout le dix-huitième siècle ; on le voit distribuant le mot d’ordre de l’humanité aux encyclopédistes d’Alembert, Diderot, qui le transmettent aux seigneurs, aux belles dames, aux propagateurs de toutes sortes étagés sur les marches. Rien n’est plus fin et plus ingénieux que cette composition où pétille tout l’esprit de Voltaire.

La révolution s’est accomplit. Napoléon, sur la barque de forme mystérieuse, traverse l’abîme sombre qui sépare les deux âges. Autour de lui, mais plus pâles et moins réels, sont groupés Cyrus, Alexandre, César et Charlemagne, les grands conquérants unitaires. Par cette réunion symbolique, l’artiste laisse entendre que dans sa pensée une âme, unique par des avatars successifs, est apparue à des époques diverses sous ces cinq noms illustres ; cette doctrine est celle d’Hamza, disciple de calife Hakem, et sur elle repose une des croyances fondamentales de la religion des Druses, reprise en sous-ordre par l’illuminé Towianski.