Le Paquebot américain/Chapitre I

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 15p. 5-12).
LE


PAQUEBOT AMÉRICAIN.


N’est-il pas étrange, Canidius, que, parti de Tarente et de Brindes, il ait traversé si promptement la mer Ionienne, et touché à Toryne ?
Shakspeare.




CHAPITRE PREMIER.


J’ai une chambre où vous pourrez vous reposer et prendre quelques rafraîchissements ; après quoi nous parlerons plus amplement de cette affaire.
Orra



La côte d’Angleterre, quoique plus belle que la nôtre[1], est plus remarquable par sa riante verdure et par un air général de civilisation que par ses beautés naturelles. Ses rochers de craie peuvent paraître nobles et hardis aux Américains, quoique, comparés aux masses de granit qui bordent la Méditerranée, ils ne soient que des taupinières ; et l’œil du voyageur expérimenté cherche d’autres beautés dans les vallées écartées, les haies verdoyantes et les groupes de villages qui ornent la côte de cette île féconde. Portsmouth même, si on le considère uniquement sous le rapport du pittoresque, n’est pas un échantillon favorable des ports britanniques. Une ville située sur une humble pointe, et fortifiée à la manière des Pays-Bas, avec un excellent port, présente plus d’images de ce qui est utile que de ce qui est agréable, tandis qu’un arrière-plan de montagnes modestes n’offre guère que les coteaux verdoyants de la campagne. À cet égard, l’Angleterre même à la fraîche beauté de la jeunesse plutôt que les couleurs harmonieuses d’une époque plus avancée de la vie ; ou, il serait mieux de dire qu’elle a cette fraîcheur et cette douceur modeste qui distinguent ses femmes, surtout lorsqu’on les compare aux teintes plus chaudes de l’Espagne et de l’Italie, et qui, dans les personnes comme dans les paysages, ont besoin d’être vues de près pour être appréciées.

Des pensées à peu près semblables à celles qui précèdent se présentaient à l’esprit du voyageur qui, debout sur le pont du paquebot le Montauk, un coude appuyé sur les lisses du gaillard d’arrière, contemplait la vue de la côte, qui s’étendait devant lui à plusieurs lieues à l’est et à l’ouest. À l’attention avec laquelle ce voyageur, dont le front commençait à se couvrir de cheveux gris, regardait cette scène, on reconnaissait l’air pensif de l’expérience et un goût perfectionné par l’habitude d’observer, à un point qu’il n’est pas ordinaire de rencontrer parmi les hommes affairés et insignifiants qui forment la majorité dans presque toutes les situations de la vie. Le calme de son extérieur, un air également éloigné de l’admiration du novice et du dédain de l’ignorant, l’avaient tellement distingué depuis le moment qu’il s’était embarqué à Londres, jusqu’à celui où on le voyait dans la position qui vient d’être décrite, que plusieurs matelots juraient que c’était un officier de la marine royale déguisé. La charmante fille aux cheveux blonds, aux yeux bleus, qui était à son côté, semblait réfléchir sous un jour plus doux les sentiments, l’intelligence, les connaissances et les goûts de ce voyageur, en y joignant la simplicité ingénue qui convenait à son âge et à son sexe.

— Nous avons vu de plus nobles côtes, Ève, dit le voyageur en pressant le bras qui était appuyé sur le sien ; mais, après tout, l’Angleterre sera toujours belle à des yeux américains.

— Surtout si ces yeux se sont ouverts au jour pour la première fois dans le dix-huitième siècle, mon père.

— Vous du moins, mon enfant, vous avez été élevée hors de l’atteinte des faiblesses nationales, quelle qu’ait été ma mauvaise fortune ; et je crois encore que vous avez beaucoup de choses à admirer dans ce pays, aussi bien que sur cette côte.

Ève Effingham jeta un regard sur son père, et voyant qu’il parlait avec enjouement, elle continua, sans souffrir qu’un nuage ombrageât une physionomie qui variait ordinairement avec toutes ses émotions, une conversation qui dans le fait n’avait été que reprise par la première remarque qui a été mentionnée.

— J’ai été élevée, comme on le dit, dans tant d’endroits et de pays différents, répondit-elle en souriant, que je m’imagine quelquefois que je suis née femme faite, comme mon illustre aïeule dont je porte le nom, la mère d’Abel. Si un congrès de nations, servant de maîtres, peuvent rendre indépendant des préjugés, je puis avoir des prétentions à posséder cet avantage ; ma plus grande crainte, c’est qu’en acquérant de la libéralité je n’aie pas acquis autre chose.

M. Effingham jeta sur sa fille un regard fortement empreint d’affection et d’orgueil, et ses yeux lui dirent, sans avoir besoin de l’aide de sa langue : C’est une crainte, chère enfant, que nul autre que toi ne partagerait.

— Un congrès de nations, vraiment ! murmura une autre voix d’homme près du père et de la fille ; vous avez appris la musique de sept maîtres d’autant de pays différents : la guitare d’un Espagnol, le grec d’un Allemand, les langues vivantes des puissances européennes, la philosophie en voyant le monde, et à présent, avec un cerveau plein de science, des doigts pleins de touches, des yeux pleins de teintes et une personne pleine de grâces, voilà que votre père vous reconduit en Amérique pour exhaler en pure perte votre douce odeur dans l’air du désert.

— Vos expressions sont poétiques, si elles ne sont pas justes, cousin John, répliqua Ève en souriant ; mais vous avez oublié d’ajouter un cœur plein d’affection pour son pays natal.

— C’est ce que nous verrons à la fin.

— À la fin comme au commencement, maintenant et toujours.

— Tout amour est éternel, quand il commence.

— Ne croyez-vous donc pas à la constance d’une femme ? pensez-vous vous qu’une fille de vingt ans puisse oublier le lieu de sa naissance, — le pays de ses ancêtres, — ou, comme vous l’appelez vous-même quand vous êtes de bonne humeur, le sol de la liberté ?

— Vous aurez un joli échantillon de cette liberté, répondit le cousin d’un ton de sarrasine. Après avoir passé votre jeunesse dans la contrainte salutaire de la société raisonnable d’Europe, vous allez rentrer dans votre pays pour être soumise à l’esclavage de la vie d’une femme en Amérique, justement à l’instant d’être mariée !

— Mariée, monsieur Effingham ?

— Je suppose que cette catastrophe arrivera tôt ou tard, et il est plus probable qu’elle arrive à une fille de vingt ans qu’à une de dix.

— John Effingham n’a jamais manqué de trouver un fait pour faire valoir un argument, ma chère, dit le père pour terminer cette courte discussion. Mais voici les embarcations qui arrivent ; retirons-nous un peu, et examinons les individus avec qui nous aurons à vivre en bon accord pendant un mois.

— Vous seriez plus aisément d’accord avec des jurés pour une déclaration de meurtre, dit le cousin.

M. Effingham conduisit sa fille dans le rouffle[2], ou, comme les marins l’appellent, le carrosse ; ils y restèrent environ une demi-heure, occupés à regarder tout ce qui se passait sur le gaillard d’arrière. Nous profiterons de cet intervalle pour faire ressortir les jours les plus prononcés de notre tableau, laissant les teintes plus douces et les ombres se découvrir successivement par la manière dont l’artiste racontera son histoire.

Édouard et John Effingham étaient fils de deux frères ; ils étaient nés le même jour, et ils avaient passionnément aimé la même femme. Elle avait accordé la préférence à Édouard, et elle était morte peu de temps après la naissance d’Ève. Malgré cette rivalité, les deux cousins étaient restés sincères amis, et la mort de celle qu’ils avaient aimée tous deux y avait peut-être contribué, en leur faisant éprouver les mêmes regrets. Ils avaient longtemps vécu ensemble en Amérique, longtemps ils avaient voyagé ensemble, et maintenant ils allaient retourner de compagnie dans leur pays natal, après ce qu’on pouvait appeler une absence de douze ans, quoique tous deux fussent retournés en Amérique plusieurs fois pour de courts intervalles pendant cet espace de temps. — John n’y avait pas été moins de cinq fois.

Il y avait entre les deux cousins une forte ressemblance de famille. Leurs proportions, et même leurs traits, étaient presque les mêmes, quoiqu’il fût presque impossible que deux hommes fissent une impression plus différente sur ceux qui les voyaient par hasard et séparément. Tous deux étaient grands et bien faits, et avaient un air imposant ; mais tandis que l’un gagnait à se montrer, l’autre, s’il n’était pas positivement repoussant, avait quelque chose qui ne prévenait nullement en sa faveur, et même qui éloignait de lui. Le noble contour de la physionomie d’Édouard devenait d’une sévérité glaciale dans celle de John ; le nez aquilin de celui-ci semblait avoir une courbure hostile, comme le bec d’un aigle ; ses lèvres serrées avaient une expression de froideur et de sarcasme ; et son beau menton classique, — trait qui manque à tant d’individus de la race saxonne, — avait un air de hauteur dédaigneuse, qui portait ordinairement les étrangers à l’éviter. Ève dessinait avec beaucoup de facilité et de vérité, et, comme son oncle l’avait dit avec raison, avait un œil « plein de teintes. » Elle avait bien des fois esquissé le buste de ces deux hommes si chers à son cœur, et jamais elle ne l’avait fait sans être surprise de la forte différence de l’expression de leurs traits, qu’elle n’avait jamais été en état de faire passer dans ses dessins. Le fait est que le caractère subtil de la physionomie de John Effingham aurait embarrassé un peintre qui aurait fait de son art l’étude de toute sa vie, et mettait en défaut la jeune et belle artiste qui dessinait avec grâce, mais qui ne pouvait avoir une connaissance profonde de l’art du dessin. Tous les traits de caractère qui rendaient son père si aimable et si attrayant, et qu’on sentait plutôt qu’on ne les apercevait, étaient, dans son cousin, saillants et prononcés, et, si l’on peut s’exprimer ainsi, s’étaient endurcis par suite de ses souffrances mentales et d’amères déceptions.

Les deux cousins étaient riches, mais d’une manière aussi différente que leurs dispositions et leur manière de penser. Édouard avait hérité d’un beau domaine territorial qui lui produisait un revenu considérable, et qui l’attachait à notre monde d’Amérique, à ses terres et à ses eaux. John, le plus riche de beaucoup, était devenu le maître, à la mort de son père, d’une grande fortune commerciale, et ne possédait pas même assez de terre pour s’y faire enterrer. Comme il le disait quelquefois avec dérision, il gardait son or en corporations qui n’avaient pas plus d’âme que lui-même.

Cependant John Effingham était un homme d’un esprit cultivé, ayant beaucoup vu le monde, et dont les manières variaient suivant l’occasion, ou peut-être vaudrait-il mieux dire suivant son humeur. À cela près, les deux cousins se ressemblaient, l’égalité du caractère d’Édouard se répandant sur toute sa conduite, quoiqu’il eût aussi une parfaite connaissance de la société.

Ils s’étaient embarqués à Londres le 1er octobre, cinquantième anniversaire de leur naissance, à bord d’un paquebot se rendant à New-York ; les terres et la demeure du propriétaire étaient situées dans l’état qui porte ce nom, et c’était là qu’étaient nés Ève et les deux cousins. Il n’est pas ordinaire que les passagers de Londres s’embarquent dans les docks de cette ville ; mais M. Effingham le père, comme nous l’appellerons en général pour le distinguer de John, qui était célibataire, en vieux voyageur plein d’expérience, avait résolu d’habituer sa fille aux odeurs du bâtiment avant qu’il prît le large, dans l’espoir de lui éviter le mal de mer, et dans le fait elle n’en fut pas attaquée une seule fois pendant tout le voyage. Ils étaient donc à bord depuis trois jours, quand le bâtiment jeta l’ancre à la hauteur de Portsmouth, où les autres passagers devaient le rejoindre le jour où s’ouvre la scène de notre histoire.

En ce moment donc le Montauk était mouillé sur une ancre, à non moins d’une lieue de la terre, pendant un calme plat, ses trois huniers déferlés, ses basses voiles sur les cargues, et il faisait tous ces préparatifs si inexplicables pour ceux qui ne connaissent pas la navigation, mais qui sont pour les marins des signes aussi intelligibles que les mots. Le capitaine n’avait pas autre chose à faire que de recevoir sur son bord ses passagers, et de renouveler sa provision de viande fraîche et de légumes, choses auxquelles on est tellement habitué à terre qu’on n’y songe qu’à l’instant où l’on en a besoin, mais qui prennent une grande importance pendant une traversée d’un mois. Ève avait employé très-utilement ses trois jours de noviciat, et était restée en tranquille possession des chambres spacieuses, pour ne pas dire somptueuses, où elle n’avait vu que son père, son cousin, et une autre personne dont il sera bientôt parlé. Il est vrai qu’elle avait une femme de chambre qui avait été près d’elle depuis son enfance ; mais Nanny Sidley, jadis sa bonne, semblait si bien faire partie d’elle-même, que sa présence lui était aussi nécessaire que l’air qu’elle respirait. Un mot dit en passant sur cette fidèle suivante ne sera pas de trop dans la courte explication préliminaire que nous donnons.

Nanny Sidley était une de ces excellentes créatures que les voyageurs européens ont coutume de dire ne pas exister en Amérique, et qui, quoiqu’elles soient certainement moins nombreuses qu’on ne le voudrait, n’ont, dans leur genre, personne au monde qui les surpasse. Elle était née servante, avait vécu servante, et ne désirait que de mourir servante, dans une seule et même famille. Nous n’entrerons pas dans l’examen philosophique des raisons qui l’avaient portée à croire qu’elle était précisément dans la situation qui pouvait la rendre plus heureuse qu’aucune autre qu’elle aurait pu occuper dans le monde ; mais elle le sentait, comme John Effingham avait coutume de le dire, « depuis le sommet de la tête jusqu’à la plante des pieds. » Elle avait passé son enfance et sa jeunesse, pari passu, avec la mère d’Ève, étant fille d’un jardinier qui était mort au service de sa famille ; et elle avait le cœur assez bien placé pour sentir que les relations mélangées de la société civilisée, quand on sait les comprendre et les apprécier, sont plus propres à assurer le bonheur que ces luttes vulgaires et ces jalousies, qui, dans la mêlée d’une population composée en grande partie d’émigrés sans établissement, nuisent si fort aux agréments et aux principes de la vie américaine. Lors de la mort de la mère d’Ève, elle avait transporté toute son affection sur sa fille, et vingt ans de soins assidus lui avaient inspiré pour elle la même tendresse que si elle eût été sa mère. Mais Nanny Sidley était plus propre à donner des soins au corps d’Ève qu’à son esprit, et quand, à l’âge de dix ans, M. Effingham donna à sa fille une gouvernante pleine de talents, la bonne femme avait tranquillement et insensiblement renoncé à ses anciennes fonctions pour prendre celles de femme de chambre.

Une des épreuves les plus cruelles, une des croix, comme elle l’exprimait elle-même, que la pauvre Nanny eut à supporter, fut quand Ève commença à parler une langue qu’elle ne pouvait comprendre ; car, malgré la meilleure volonté du monde, la bonne femme, dans l’espace de dix ans, ne put jamais rien entendre aux langues étrangères que sa jeune maîtresse apprenait si rapidement. Un jour qu’Ève avait eu une conversation vive et enjouée en italien avec sa gouvernante, Nanny, perdant tout empire sur elle-même, la serra dans ses bras, fondit en larmes, et la supplia de ne pas devenir tout à fait une étrangère pour son ancienne bonne. Les caresses d’Ève lui firent bientôt sentir sa faiblesse ; mais le sentiment naturel était si fort en elle, qu’il lui fallut des années pour rendre justice aux excellentes qualités de mademoiselle Viefville, à qui la surintendance de l’éducation de miss Effingham avait été confiée.

Cette mademoiselle Viefville était aussi du nombre des passagers ; et c’était l’autre personne qui occupait les chambres avec Ève et ses parents. Elle était fille d’un officier français qui avait perdu la vie dans les campagnes de Napoléon, et elle avait été élevée dans un de ces admirables établissements qui reposent doucement la vue lorsqu’on parcourt l’histoire de ce conquérant despote. Elle avait déjà vécu assez longtemps pour présider à l’éducation de deux jeunes personnes, et Ève Effingham était la seconde. Dix ans de relations intimes et continues avec sa jeune élève lui avaient inspiré pour elle assez d’attachement pour qu’elle cédât aux sollicitations que lui fit le père d’accompagner sa fille en Amérique, et d’y passer avec elle la première année de son noviciat dans un état de société qu’il sentait devoir être tout nouveau pour une jeune personne élevée comme Ève l’avait été.

On a dit et écrit tant de choses sur les gouvernantes françaises, que nous ne reviendrons pas sur ce sujet : nous laisserons mademoiselle Viefville parler et agir elle-même dans le cours de cet ouvrage. Nous n’avons pas non plus l’intention d’entrer dans de plus longs détails sur aucun de nos personnages ; et ayant tracé une esquisse de leurs caractères nous retournerons à notre histoire, espérant que les incidents que nous aurons à rapporter feront mieux connaître au lecteur les différents acteurs qui paraîtront sur la scène.


  1. Celle d’Amérique.
  2. Le rouffle, ou rouf, est une chambre construite sur le pont, vers l’arrière du mât d’artimon.