Le Paquebot américain/Chapitre II

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 15p. 12-21).


CHAPITRE II.


Lord Cram et lord Vultur,
Sir Brandish O’ Cuctur,
Puis le maréchal Carouser,
Et la vieille lady Monser.

Le Guide de Bath. 



Le rassemblement des passagers d’un paquebot est toujours un objet intéressant pour toutes les parties, surtout pendant la traversée d’Europe en Amérique, qu’on ne peut jamais calculer à moins d’un mois ; ils ont la perspective d’être enfermés pendant tout cet espace de temps dans l’enceinte étroite d’un bâtiment avec des individus que le hasard a réunis, sujets à tous les accidents et à tous les caprices causés par le caractère personnel de chacun, n’étant ni du même pays, ni du même rang, et n’ayant pas reçu la même éducation. Il est vrai que le gaillard d’arrière est en quelque sorte une ligne de démarcation, et les pauvres créatures qui occupent sous le pont la chambre de l’avant semblent des êtres rejetés pour le moment par la Providence ; mais tous ceux qui connaissent le monde comprendront aisément que le pêle-mêle des chambres peut rarement offrir quelque chose de fort attrayant à des personnes d’un goût raffiné. Il existe pourtant une source particulière de soulagement à ce mal inévitable : c’est que la plupart des hommes sont disposés à se plier aux circonstances dans lesquelles ils se trouvent, et ont fort à propos le désir louable de mettre les autres à l’aise, afin de pouvoir y être eux-mêmes.

Homme du monde, homme bien élevé, M. Effingham avait envisagé ce voyage avec beaucoup d’inquiétude, à cause de sa fille, dont sa sensibilité habituelle lui avait fait déplorer la nécessité d’exposer la délicatesse et la simplicité à la société mélangée des passagers d’un paquebot. Il avait pourtant perdu une partie de ses craintes à ce sujet en voyant Ève constamment accompagnée de mademoiselle Viefville, surveillée par Nanny, et soigneusement gardée par lui-même et par son cousin. Il prit donc sa place au centre de son petit cercle, avec à peu près la même sécurité qu’un homme qui est retranché sur le seuil de sa porte.

L’endroit où ils étaient, devant une fenêtre, ne leur permettait pas de voir la mer ; mais ils n’en avaient pas besoin, car les embarcations étaient déjà près du bâtiment, comme le prouvaient évidemment les préparatifs qu’on faisait sur le passe-avant du côté de la terre.

Genus, badaud de Londres ; Species, courtaud de boutique, murmura John Effingham en voyant un premier passager monter sur le pont. Ce digne homme vient d’échanger l’impériale d’une diligence contre le pont d’un paquebot. Nous pourrons bientôt apprendre quel est le prix des boutons.

Il ne fallait pas être naturaliste pour découvrir à quelle espèce appartenait cet étranger. Cependant la description que John Effingham en avait faite allait plus loin que la vérité. L’homme en question était un de ces commis-voyageurs que l’Angleterre envoie avec tant de profusion sur toute la surface du monde, dont quelques-uns possèdent les qualités les plus estimables de leur nation, mais dont la plupart sont peut-être un peu disposés à se méprendre sur le mérite des autres, aussi bien que sur le leur. — C’était le genre, comme John Effingham l’avait exprimé ; mais quant à l’espèce, on la reconnaîtra mieux par la dissection. Le capitaine du paquebot le reçut cordialement, comme une ancienne connaissance, sous le nom de M. Lundi.

— Un mousquetaire ressuscité ! dit mademoiselle Viefville avec son accent français, en voyant paraître sur le pont un second passager qui était arrivé sur la même embarcation que le premier, et dont le visage était orné de moustaches redoutables et d’énormes favoris.

— Plus probablement, murmura John, un barbier qui a fait de sa tête une tête à perruque.

— Ce ne peut être Wellington déguisé, ajouta M. Effingham avec un ton de sarcasme qui ne lui était pas ordinaire.

— Ou un pair du royaume en grand costume, dit Ève à demi-voix, car elle s’amusait beaucoup à considérer la toilette élaborée de l’objet de toutes ces remarques qu’un matelot aidait à descendre l’échelle. Après qu’il eut dit quelques mots au capitaine, celui-ci le présenta dans toutes les formes au premier arrivé, sous le nom de sir George Templemore. Ils se promenèrent quelques instants sur le pont, faisant continuellement usage de leurs lorgnettes, non sans quelques inconvénients, car elles furent cause qu’ils se frappèrent plusieurs fois les jambes contre divers objets dont, sans cela, ils auraient pu éviter le contact ; mais ils étaient l’un et l’autre trop bien élevés pour avoir l’air de s’en apercevoir, ou ils s’imaginaient l’être, ce qui revenait au même.

Après avoir fait ainsi parade de leurs grâces, ils descendirent ensemble dans la grande chambre, non sans s’arrêter devant la fenêtre derrière laquelle était M Effingham avec sa famille ; et, au grand scandale de Nanny, Ève fut le principal objet de leur admiration presque déclarée.

— On est charmé de trouver une telle ressource contre l’ennui d’un voyage de mer, dit sir George en descendant. Vous y êtes sans doute habitué, monsieur Lundi, mais, pour moi, c’est le voyage n° 1, c’est-à-dire, en exceptant la Manche et les mers qu’on rencontre en faisant le tour d’usage sur le continent.

— Oh ! quant à moi, sir George, je vais et reviens aussi régulièrement que les équinoxes, ce qui, comme vous le savez, signifie une fois par an. Je nomme aussi mes voyages mes équinoxes, car je me fais une règle invariable de passer toujours dans mon lit douze heures sur vingt-quatre.

Ces mots furent les derniers qu’on put entendre de leur conversation, et peut-être n’en aurait-on pas entendu autant, si M. Lundi n’avait cru se donner un air d’importance en s’habituant à parler une octave plus haut que qui que ce fût. Quoique le son de leurs voix n’arrivât plus sur le pont, on ne tarda pourtant pas à les entendre s’agiter et crier dans la grande chambre, M. George ayant appelé à plusieurs reprises le maître-d’hôtel du bâtiment, sous le nom de Saunders, tandis que M. Lundi faisait de semblables appels à l’aide du maître-d’hôtel auquel il donnait le nom très-convenable de Toast.

— Quant à celui-ci, dit John Effingham, parlant d’un troisième passager, je crois que nous pouvons du moins le réclamer pour compatriote : c’est ce que j’ai entendu appeler un Américain sous un masque européen.

— C’est un rôle conçu avec plus d’ambition qu’il n’est facile à jouer, dit Ève, qui eut besoin d’appeler à son secours toute sa réserve pour ne pas rire aux éclats. Si j’osais hasarder une conjecture, je dirais que c’est un homme qui a fait une collection de costumes, et qui s’est imaginé d’offrir sur sa personne un échantillon de toutes ses richesses. — Mademoiselle Viefville, vous qui vous connaissez si bien en costumes, pourriez-vous nous dire quels sont les pays qui ont contribué à l’ensemble de sa toilette ?

— Je pourrais citer la boutique de Berlin dans laquelle le bonnet de voyage a été acheté, répondit la gouvernante en souriant ; on ne saurait en trouver un semblable dans aucune autre partie du monde.

— Je croirais, dit Nanny avec la simplicité tranquille de son caractère et de ses habitudes, qu’il doit avoir acheté ses bottes à Paris ; car elles semblent lui faire mal aux pieds : on ne trouve à Paris ni bottes ni souliers qui ne gênent les pieds ; du moins tous ceux que j’y ai achetés m’ont toujours gênée.

— La chaîne de montre est marquée Genève, ajouta Ève.

— L’habit vient de Francfort ; il n’y a pas à en douter.

— Et la pipe de Dresde, Mademoiselle.

— Le conchyglia sent Rome, la petite chaîne qui y est attachée proclame le Rialto ; et les moustaches ne sont certainement pas indigènes. — Cet homme a voyagé du moins ; il porte sur lui le monde entier.

Les yeux d’Ève étincelaient de gaieté, tandis qu’elle faisait cette dernière remarque ; mais le troisième passager que le capitaine avait salué sous le nom de M. Dodge, et qu’il avait aussi reçu comme une ancienne connaissance, arriva si près qu’il ne fut plus possible de faire d’autres remarques sur sa mise. Une courte conversation qu’ils eurent ensemble apprit bientôt à nos amis que ce voyageur était arrivé d’Amérique le printemps précédent, et qu’après avoir fait le tour de l’Europe, il y retournait dans l’automne.

— Vous en avez vu assez, n’est-ce pas ? dit le capitaine en secouant la tête d’un air cordial ; vous n’avez ni le temps ni le désir d’en voir davantage ?

— J’ai vu tout ce que j’avais calculé que je verrais, répondit le voyageur en appuyant sur le mot calculé avec une emphase qu’on ne peut rendre par écrit, mais qui était l’éloquence même pour peindre le contentement de soi-même et de ses connaissances.

— Eh bien, c’est là l’important. Quand on a d’une chose autant qu’on en veut, tout le surplus n’est que du lest de trop. Quand je puis faire filer quinze nœuds à mon bâtiment, je suis satisfait, surtout si c’est au plus près, les voiles bien boulinées, et les huniers aux bas ris.

Le voyageur et le capitaine se firent l’un à l’autre un signe de tête, en hommes qui en entendent plus qu’ils n’en disent ; et le premier, après avoir demandé avec un intérêt marqué si son compagnon de chambrée, sir George Templemore, était arrivé, descendit dans la grande chambre. L’espace de trois jours avait suffi pour établir une sorte de connaissance entre le capitaine et les passagers qu’il avait amenés de Londres ; tournant donc vers les dames son visage rubicond, il dit avec une gravité inimitable :

— Il n’y a rien comme de savoir quand on en a assez, même lorsqu’il s’agit de connaissances. Je n’ai jamais rencontré un navigateur qui ait vu le même jour deux midis sans être en danger de faire naufrage. Or, j’ose dire que M. Dodge, qui vient de descendre, a vu, comme il le dit, tout ce qu’il avait calculé de voir, et il est très-probable que cela fait un fardeau trop lourd pour ses épaules. — Qu’on se prépare à gréer les boute-hors des bonnettes, monsieur Leach ; je pense que nous ne tarderons pas à déployer nos ailes.

Comme le capitaine Truck, quoiqu’il jurât souvent, ne riait jamais, son premier lieutenant transmit l’ordre nécessaire avec une gravité égale à celle avec laquelle son officier supérieur le lui avait donné ; et les matelots eux-mêmes n’en furent que plus disposés à se livrer à la gaieté qui est particulière à leur profession, gaieté que peu de gens entendent si bien, et dont personne ne jouit mieux. Comme l’équipage qui retournait en Amérique était le même qui en était venu, et que M. Dodge en était parti aussi novice qu’il croyait y retourner expérimenté, ce voyageur de six mois ne put échapper à leurs sarcasmes, qui l’équipaient de toutes pièces, et qui volaient d’agrès en agrès, comme de petits oiseaux sautillent de branche en branche sur un arbre. Cependant l’objet de tous leurs traits d’esprit resta dans une ignorance profonde, pour ne pas dire heureuse, de la sensation qu’il avait produite ; il était occupé à mettre en sûreté sa pipe de Dresde, sa chaîne de Venise et son conchiglia de Rome, et à faire connaissance avec sir George Templemore, son compagnon de chambre, comme il l’appelait.

— Nous aurons sûrement quelque chose de meilleur que tout ceci, dit M. Effingham, car j’ai remarqué que deux des chambres de la grande chambre sont retenues par des hommes seuls.

Pour que le lecteur puisse comprendre cela, il est bon de lui expliquer que les paquebots ont ordinairement deux lits dans chaque chambre ; mais que les passagers qui ont le moyen de payer une somme plus considérable que le prix d’usage, obtiennent la permission d’occuper seuls leur petit appartement ; il est à peine nécessaire d’ajouter que tout homme bien élevé, quand les circonstances le permettent, préfère économiser sur d’autres objets pour avoir une chambre exclusivement à lui pendant la traversée, car le raffinement des sentiments ne se montre jamais mieux que dans la réserve et le secret des habitudes personnelles.

— Il ne manque pas de sots qui n’ont d’autre mérite que d’avoir les poches bien pleines, dit John Effingham ; les chambres dont vous parlez peuvent avoir été retenues par quelques commis voyageurs qui ne font la traversée qu’une fois par an, ce qui vaut un peu mieux que de la faire tous les six mois, comme celui que nous venons de voir.

— C’est du moins quelque chose, cousin John, dit Ève, que d’avoir les mêmes désirs qu’un homme bien né.

— C’est quelque chose, Ève, quoique cela se borne à un désir et n’aboutisse le plus souvent qu’à une caricature.

— Et quels sont leurs noms ? demanda gaiement mademoiselle Viefville ; les noms peuvent donner la clef des caractères.

— Les papiers attachés aux rideaux des lits avec une épingle portent les noms de M. Sharp et M. Blunt, et ils forment une antithèse parfaite[1]. Mais il est possible qu’il manque une lettre au premier par accident[2], et le second n’est qu’un synonyme de l’ancien nom de guerre cash[3].

— Voyage-t-on donc de nos jours sous des noms empruntés, cousin John ? demanda Ève avec quelque chose de la curiosité de notre mère commune dont elle portait le nom.

— Oui, sans doute, et avec de l’argent emprunté aussi, de notre temps comme en tout autre ; et j’ose dire que ces voyageurs se trouveront être ce que leurs noms annoncent, assez sharp et assez blunt.

— Croyez-vous qu’ils soient Américains ?

— Ils devraient l’être, car les qualités qu’expriment leurs noms sont complètement indigènes, comme le dirait mademoiselle Viefville.

— Cousin John, je ne vous ferai plus de question, car, depuis un an, vous n’avez guère fait que chercher à jeter un voile sombre sur les idées joyeuses que j’avais conçues en songeant que j’allais retourner dans mon pays natal.

— Je ne voudrais pas, ma chère, vous faire perdre un seul des plaisirs que vous devez à votre jeunesse et à la générosité de votre caractère, en y mêlant une goutte de l’amertume du mien. Mais que voulez-vous ? En vous préparant à ce qui doit arriver aussi certainement que la nuit succède au jour, j’espère adoucir un peu le désappointement que vous êtes destinée à éprouver.

Ève n’eut que le temps de jeter sur lui un regard d’affection et de reconnaissance ; car, malgré ses sarcasmes, il parlait toujours avec une expression que, depuis son enfance, elle avait appris à apprécier. — L’arrivée d’une autre barque avait fixé l’attention générale sur le passe-avant. L’officier de quart appela le capitaine, et chacun entendit l’ordre qu’il donna de monter à bord les bagages de M. Sharp et de M. Blunt.

— Nous allons donc voir les indigènes, dit à demi-voix mademoiselle Viefville, avec un peu de cette agitation nerveuse qui, chez le beau sexe, annonce assez souvent une vive attente.

Ève sourit, car il y a des situations dans lesquelles la moindre bagatelle éveille l’intérêt, et le peu qui s’était passé servait à exciter sa curiosité et même celle de ses amis. M. Effingham regarda comme un symptôme favorable que le capitaine, qui avait eu à Londres des entrevues avec tous les passagers, s’avançât vers le passe-avant pour recevoir ces nouveaux venus ; car un moment auparavant un canot avait amené abord des oi polloi du gaillard d’arrière, sans qu’il y eût fait d’autre attention que de les saluer en masse, et de donner l’ordre d’usage de recevoir leur bagage.

— Ce délai annonce des Anglais, dit le caustique John à l’instant où le silence avec lequel s’exécutaient les opérations du passe-avant fut interrompu par l’apparition de nouveaux venus.

Le sourire tranquille de mademoiselle Viefville, quand les deux voyageurs arrivèrent sur le pont, annonçait l’approbation ; car son œil exercé n’avait eu besoin que d’un moment pour découvrir qu’ils étaient certainement l’un et l’autre des hommes comme il faut. Les femmes sont, à leur manière, des créatures de convention plus purement que les hommes, leur éducation leur suggérant des distinctions plus délicates qu’à l’autre sexe. Ève, qui aurait étudié sir George Templemore et M. Dodge, comme elle aurait étudié les animaux d’une ménagerie, ou comme des créatures avec lesquelles elle n’avait aucune affinité ; après avoir jeté un regard de curiosité sur les deux voyageurs qui venaient de se montrer sur le pont, en détourna les yeux presque sans le savoir, comme l’aurait fait dans un salon une jeune personne bien élevée.

— Ce sont véritablement des Anglais, dit tranquillement M. Effingham, mais, sans aucun doute, des Anglais de bonne compagnie.

— Celui qui est le plus près de nous paraît appartenir au continent, dit mademoiselle Viefville, qui n’avait pas eu le même instinct qu’Ève pour en détourner les yeux ; il ne peut être Anglais.

Ève, en dépit d’elle-même, jeta sur lui un coup d’œil à la dérobée, et avec le tact naturel à une femme elle déclara qu’elle était de la même opinion. Les deux voyageurs étaient grands, avaient l’air de jeunes gens ayant vécu dans le beau monde, et leur extérieur les aurait fait remarquer partout. Celui à qui le capitaine donnait le nom de M. Sharp avait l’air le plus jeune, et il avait le teint fleuri et les cheveux blonds ; mais l’autre lui était de beaucoup supérieur par le contour de ses traits et par leur expression. Mademoiselle Viefville crut n’avoir jamais vu un sourire plus doux que celui qui parut sur ses lèvres quand il salua à son tour ; elle y remarqua même autre chose que le jeu naturel des traits et une expression ordinaire de douceur ; il y avait dans sa physionomie quelque chose de pensif et presque de mélancolique qui la frappa. Son compagnon ne manquait pas de grâces, son ton était parfait, mais ses manières avaient moins d’âme et sentaient davantage les habitudes de la caste sociale à laquelle il appartenait. Ces distinctions peuvent paraître un peu subtiles pour la circonstance ; mais mademoiselle Viefville avait passé sa vie dans la bonne société, et elle était chargée d’une responsabilité qui lui avait rendu indispensable de savoir juger et observer, et surtout observer les individus de l’autre sexe.

Chacun de ces étrangers avait son domestique, et tandis qu’on transportait leurs bagages, ils s’approchèrent du rouffle avec le capitaine. Tout Américain qui n’a pas beaucoup vécu dans le monde, paraît avoir la manie des présentations. Le capitaine Truck ne formait pas une exception à cette règle, car, quoiqu’il connût fort bien toutes les parties d’un bâtiment, et qu’il sût sur le bout du doigt toute l’étiquette du gaillard d’arrière, il était dans l’eau douce quand il s’agissait des relations sociales. Il était de ces gens qui s’imaginent que boire un verre de vin avec quelqu’un et présenter un individu à un autre, c’est la pierre de touche du bon ton ; car il était bien loin de s’imaginer que l’un et l’autre ne doivent se faire qu’en certaines occasions. Le digne capitaine, qui avait commencé sa vie sur le gaillard d’avant, sans aucune connaissance préalable des usages du monde, et qui était imbu du principe que les manières font l’homme, maxime qu’il entendait dans le sens le plus étroit, était scrupuleux observateur de tout ce qu’il supposait être le bon ton, et regardait comme son devoir spécial de présenter ses passagers les uns aux autres pour les mettre plus à l’aise ensemble, ce qui, comme il est à peine besoin de le dire, produisait un effet contraire sur ceux qui étaient d’une classe supérieure.

— Vous vous connaissez sans doute, Messieurs, dit-il tandis qu’ils s’approchaient tous trois du rouffle.

Les deux voyageurs tâchèrent d’avoir l’air de prendre intérêt à ce qu’il leur disait, et M. Sharp lui répondit nonchalamment qu’ils s’étaient vus pour la première fois dans le canot ; c’était une nouvelle délicieuse pour le capitaine Truck, qui ne perdit pas un instant pour en profiter. S’arrêtant tout à coup, il se mit en face de ses compagnons, et faisant un geste solennel de la main, il s’acquitta du cérémonial qui lui semblait si important, et dans lequel il se piquait d’être passé maître.

— Monsieur Sharp, permettez-moi de vous présenter M. Blunt ; monsieur Blunt, trouvez bon que je vous fasse connaître M. Sharp.

Les deux voyageurs, quoique un peu surpris du ton de dignité formelle du capitaine, se saluèrent avec civilité en souriant. Ève, que cette scène amusait, n’en perdit rien, et découvrit alors à son tour l’expression douce et mélancolique des traits de l’un, et la rigidité qui caractérisait la physionomie de marbre de l’autre. Ce fut peut-être ce qui la fit tressaillir, quoique presque imperceptiblement, et ce qui donna un coloris plus vif à ses joues.

— Notre tour va venir, murmura John Effingham ; préparez vos grimaces.

Il ne se trompait pas. Ayant entendu sa voix, sans entendre ses paroles, le capitaine continua à jouer le rôle qu’il s’était imposé, à son infinie satisfaction.

— Messieurs, j’ai l’honneur de vous présenter miss Effingham, mademoiselle Viefville, M. Effingham et M. John Effingham. — Chacun avait bientôt appris à faire cette distinction, en parlant des deux cousins. — Mesdames, permettez que je vous présente M. Sharp et M. Blunt ; — M. Blunt et M. Sharp, Messieurs.

Le salut plein de dignité de M. Effingham et le sourire plein de réserve et de modestie de sa fille auraient chassé toute idée de familiarité, même de l’esprit de personnes qui auraient eu moins de savoir-vivre que les deux étrangers, et ils reçurent l’honneur inattendu de leur présentation en hommes qui sentaient qu’ils n’étaient en ce moment que des intrus. M. Sharp en ôtant son chapeau pour saluer Ève, le tint un instant suspendu sur sa tête ; et baissant ensuite le bras, il la salua avec un profond respect, quoique avec quelque raideur. Le salut qu’elle reçut de M. Blunt fut moins élaboré, et aussi marqué que les circonstances le permettaient. Les deux voyageurs furent un peu surpris de la hauteur glaciale de John Effingham, dont le salut, quoique accompagné de toutes les formes extérieures d’usage, fut ce qu’Ève avait coutume d’appeler en plaisantant : impérial. Le tumulte des préparatifs et la certitude que les occasions ne manqueraient pas pour faire plus ample connaissance, firent que cette entrevue se borna aux saluts d’usage, et les nouveaux venus descendirent chacun dans leur chambre.

— Avez-vous remarqué la manière dont s’est passée cette présentation ? demanda le capitaine à son premier lieutenant, à qui il donnait des leçons de politesse de paquebot, parce qu’il le regardait comme étant en bon chemin pour obtenir de l’avancement ; suivant moi, tout ce qu’ils pouvaient faire de moins, c’était de se serrer la main. C’est là ce que j’appelle Vattel.

— On rencontre parfois des créatures étranges, répondit le lieutenant ; mais si un homme veut garder ses mains dans ses poches, laissons-le faire, dis-je. Cependant je pense que c’est manquer de civilité envers la compagnie que de s’écarter de la route ordinaire en pareilles occasions.

— C’est précisément ce que je pensais moi-même ; mais, après tout, que peuvent faire les capitaines de paquebot dans un cas semblable ? Nous pouvons donner à déjeuner et à dîner à nos passagers ; mais nous ne pouvons les forcer à manger. Mon principe à moi, quand on me présente à quelqu’un, c’est de lui serrer la main, quand ce devrait être par trois fois trois ; mais quant à porter la main à son chapeau, c’est comme amener ses perroquets en passant devant un bâtiment ; cela ne signifie rien du tout. Qui reconnaîtrait un bâtiment parce qu’il a amené une vergue et l’a hissée de nouveau ? On en ferait autant à un Turc, par égard pour les bonnes manières. Non, non, il y a quelque chose là-dessous, et morbleu ! — oui, pour en être sûr, à la première bonne occasion que je trouverai, je recommencerai la cérémonie. — Qu’on mette en place les barres, monsieur Leach, et qu’on vire le mou de la chaîne. — Oui, oui, quand tout l’équipage sera sur le pont, je saisirai cette occasion, et je les présenterai séparément les uns aux autres en bonne forme ; sans quoi, nous n’aurons pas d’union cordiale pendant la traversée.

Le lieutenant fit un signe d’approbation, comme si le capitaine eût trouvé l’expédient convenable. Il s’occupa ensuite de faire exécuter les ordres qu’il venait de recevoir ; et les soins qu’exigeait le bâtiment écartèrent momentanément ce sujet de l’esprit de son officier supérieur.


  1. Sharp signifie, au propre, aigu ; au figuré, délié, aigrefin. Blunt, au propre, signifie émoussé ; au figuré, brusque, franc.
  2. En ajoutant un e au mot sharp, ce n’est plus qu’un nom propre, et ce mot, comme nom propre s’écrit de deux manières.
  3. Cash signifie argent ; blunt a la même signification dans ce qu’on appelle l’argot.