Le Paquebot américain/Chapitre III

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 15p. 22-33).


CHAPITRE III.


D’après toute la description, ce doit être ici l’endroit. — Qui est là ? — Parlez, ho ! — Point de réponse ? — Que veut dire ceci ?
Timon d’Athènes



Unn bâtiment qui à ses voiles déferlées et son pavillon déployé est toujours un beau spectacle, et le Montauk, noble paquebot du port de sept cents tonneaux, construit à New-York, était un échantillon de première classe de l’école d’architecture navale de bâtiments à formes arrondies, et il ne lui manquait rien de ce que pouvaient fournir le goût et l’expérience du temps. La scène qui se passait sous leurs yeux fit bientôt oublier à Ève et à mademoiselle Viefville les présentations du capitaine, et toutes deux examinaient avec un vif intérêt les divers mouvements des hommes de l’équipage et des passagers, à mesure qu’ils passaient devant elles.

Une foule de personnes bien vêtues, mais évidemment de classe inférieure à celles qui étaient sur l’arrière, couvraient les passe-avants, ne songeant guère à toutes les souffrances physiques qu’elles auraient à endurer avant d’arriver à la terre de promission ; cette Amérique éloignée vers laquelle les pauvres et les opprimés de presque toutes les nations tournent les yeux pour y chercher un asile. Ève y vit avec surprise des hommes et des femmes âgés, des êtres qui allaient rompre presque tous les nœuds qui les attachaient au monde, pour trouver un répit contre les peines et les privations qu’ils avaient eu à supporter pendant plus de soixante ans. Quelques-uns s’étaient sacrifiés pour obéir à un instinct mystérieux qui attache l’homme à ses enfants, tandis que d’autres partaient avec joie, animés par l’espoir que leur inspiraient leur jeunesse et leurs forces. Un petit nombre, victimes de leurs vices, s’étaient embarqués dans l’espoir frivole qu’un changement de scène et plus de moyens de se livrer à leurs goûts, produiraient en eux un heureux changement. Tous avaient des projets que le jour de la vérité aurait fait évanouir ; et parmi les émigrants rassemblés sur ce bâtiment, peut-être n’existait-il pas un seul aventurier qui se fît une idée saine ou raisonnable de la manière dont se terminerait son entreprise. Plusieurs pourront obtenir un succès qui surpassera leurs plus belles espérances, mais, sans aucun doute, la plupart sont destinés à être désappointés.

Des réflexions à peu près semblables se présentaient à l’esprit d’Ève Effingham, tandis qu’elle examinait cette foule mélangée parmi laquelle tout le monde était affairé, — les uns à recevoir des canots leur bagage, — les autres à faire leurs adieux à leurs amis. — Quelques-uns pleuraient ; çà et là, on voyait un groupe noyer les réflexions dans la coupe du départ ; et les enfants étonnés regardaient avec une sorte d’inquiétude ceux qui leur étaient chers, comme s’ils eussent craint de les perdre dans une pareille foule, et de perdre en même temps l’affection sur laquelle ils comptaient.

Quoique la discipline sévère qui divise les passagers de l’arrière et ceux de l’avant en deux castes aussi distinctes que celles des Indous, ne fût pas encore établie alors, le capitaine Truck avait un sentiment trop profond de son devoir pour souffrir que le gaillard d’arrière fût envahi sans cérémonie. Cette portion du bâtiment avait donc échappé en partie à la confusion du moment, quoiqu’on y vît, épars en assez grande quantité des coffres, des porte-manteaux, des paniers, et d’autres objets qui font partie du bagage des voyageurs. Profitant de l’espace qui restait encore libre, nos amis sortirent du rouffle pour jouir de la courte promenade qu’un bâtiment peut offrir. À ce moment, on vit arriver une autre embarcation venant de terre ; et un personnage à air grave, qui n’était pas disposé à déroger à sa dignité en montrant de la légèreté, ou en se dispensant des formes, demanda à parler au capitaine. Une présentation était inutile en ce cas, car le capitaine Truck ne l’eût pas plutôt vu qu’il reconnut les traits et l’air pompeux et solennel d’un officier de justice de Portsmouth, qui était souvent employé à visiter les paquebots américains pour y chercher des délinquants, des coupables à différents degrés de crime ou de folie.

— Je commençais à croire, monsieur Grab, dit le capitaine en serrant familièrement la main du myrmidon de la loi, que je n’aurais pas le plaisir de vous voir pour cette fois ; mais la marée n’arrive pas plus régulièrement que vous autres, Messieurs, qui venez ici au nom du roi. — Monsieur Grab, je vous présente M. Dodge. — Monsieur Dodge, voici M. Grab. — Et maintenant, à quel faux, à quelle bigamie, à quel enlèvement à quel scandalum magnatum, dois-je l’honneur de votre présence ? — Sir George Templemore, je vous présente monsieur Grab ; — monsieur Grab, voici sir George Templemore.

Sir George salua avec le dégoût qu’on peut supposer qu’inspirait à un homme honnête, un individu exerçant la profession de M. Grab ; et celui-ci regarda sir George d’un air grave, et en cherchant à maintenir sa dignité. Au surplus, l’affaire qui amenait l’officier de justice n’avait aucun rapport avec les passagers de l’arrière ; il venait chercher une jeune femme qui avait épousé un amant auquel son oncle avait refusé sa main ; et comme cet événement obligeait cet oncle à rendre des comptes qu’il ne se souciait pas de voir approfondir, il avait cru prudent de prévenir la demande, en en formant une lui-même contre le mari pour obtenir le remboursement d’avances, réelles ou prétendues, qu’il alléguait avoir faites à sa nièce pendant sa minorité. Une douzaine d’oreilles attentives entendirent le précis diffus de cette histoire, tandis que M. Grab la racontait au capitaine ; et dans un espace de temps incroyablement court, le bruit s’en répandit dans tout l’équipage avec de nombreux embellissements.

— Je ne connais pas la personne du mari, continua l’officier de justice, et le procureur, qui est encore dans la barque, ne la connaît pas plus que moi ; mais il se nomme Robert Davis, et il doit vous être plus facile de me le montrer : nous savons qu’il est sur ce bâtiment.

— Je ne présente jamais à personne aucun passager de l’avant, mon cher monsieur ; et il n’existe parmi ceux de l’arrière aucune personne qui porte ce nom ; je vous en donne ma parole d’honneur, et c’est une parole qui doit suffire entre des hommes comme nous. Vous pouvez le chercher ; mais, pendant ce temps, il faut que le service marche. Prenez votre homme, mais ne retardez pas le départ du bâtiment. — Monsieur Sharp, je vous présente monsieur Grab ; monsieur Grab, voici M. Sharp. — Dépêchons-nous, monsieur Leach, et faites virer le mou de la chaîne le plus tôt possible.

Il paraissait y avoir entre les deux individus qui venaient d’être présentés l’un à l’autre, ce que les physiciens appellent une attraction de répulsion ; car M. Sharp regarda M. Grab avec un air de froideur hautaine, et ni l’un ni l’autre ne parut croire qu’il fût besoin de beaucoup de cérémonie en cette occasion. M. Grab envoya chercher le procureur qui était resté sur la barque, et il y eut entre eux une consultation sur ce qu’ils avaient à faire. Cinquante têtes étaient groupées autour d’eux, des yeux curieux surveillant leurs moindres mouvements, et un homme disparaissait de temps en temps pour aller faire rapport aux autres de tout ce qui se passait.

Il règne certainement un esprit de corps parmi les hommes ; car, sans rien connaître au fond de l’affaire, sans s’inquiéter si elle était juste ou injuste, matelots et passagers, hommes, femmes et enfants tout ce qui se trouvait sur l’avant du bâtiment, ce qui faisait au moins cent personnes, prit parti contre les suppôts de la loi ; et s’enrôla pour soutenir le défendant. Mais tout se passa tranquillement ; il n’y eut aucune menace de violence, on n’y songea même pas ; car, en pareille occasion, l’équipage et les passagers suivent ordinairement l’exemple des officiers, et ceux du Montauk connaissaient trop bien les droits des agents de la justice pour se compromettre dans une affaire semblable.

— Qu’on appelle Robert Davis ! dit l’officier de justice, ayant recours à la ruse, en prenant un ton d’autorité sans y avoir aucun droit. — Robert Davis ! s’écrièrent une vingtaine de voix parmi lesquelles se trouvait celle de Robert lui-même, qui fut sur le point de trahir son secret par un excès de zèle. Il était facile d’appeler, mais personne ne répondit à l’appel.

— Pouvez-vous me dire qui est Robert Davis, mon petit ami ? demanda Grab à un bel enfant à cheveux blancs qui ne pouvait avoir plus de dix ans, et qui était curieux spectateur de ce qui se passait. Dites-moi qui est Robert Davis, et je vous donnerai une pièce de six pence.

L’enfant le savait, mais il répondit qu’il l’ignorait.

C’est un esprit de corps admirable ! s’écria mademoiselle Viefville ; car l’intérêt de cette scène avait réuni tout le monde sur le pont, à l’exception des matelots qui étaient occupés sur le passe-avant. Ceci est délicieux ! j’embrasserais volontiers cet enfant !

Ce qui rendait cette scène plus singulière et presque burlesque, c’est qu’un chuchotement avait passé de bouche en bouche parmi tous les spectateurs avec tant d’adresse et de rapidité, que le procureur et l’officier de justice étaient les deux seules personnes sur le pont qui ignorassent quel était l’homme qu’ils cherchaient. Les enfants même étaient au fait, et ils avaient l’art de satisfaire leur curiosité naturelle par des coups d’œil lancés assez adroitement pour ne pas être découverts.

Malheureusement le procureur connaissait assez la famille de la femme pour la reconnaître à quelques traits de ressemblance, et il y fut aidé par la pâleur de ses traits, et par une agitation nerveuse qu’elle ne pouvait maîtriser. Il la montra à l’officier, et celui-ci lui ordonna d’avancer, ordre qui la fit fondre en larmes. La vue de la détresse de la femme fut une épreuve trop forte pour la prudence du jeune mari ; il fit un mouvement soudain pour courir à elle, mais un autre passager, le saisissant fortement par le bras, l’arrêta à temps, et empêcha qu’il ne fût découvert. Il est singulier que la moindre bagatelle fasse tout comprendre quand l’esprit a une fois saisi le fil d’un sujet, et qu’on ne fasse aucune attention à des signes qui sont aussi clairs que le jour, quand le soupçon n’est pas éveillé, ou que les idées ont pris une fausse directions. Le procureur et l’officier de justice furent les deux seules personnes présentes qui n’eussent pas remarqué l’indiscrétion du jeune homme ; tous les autres croyaient qu’il s’était trahi. Sa femme trembla à un tel point, qu’elle pouvait à peine se soutenir ; mais, jetant un regard suppliant sur son mari pour lui recommander la prudence, elle recueillit toutes ses forces ; et, obéissant à l’ordre qu’elle avait reçu, elle s’avança vers l’officier de justice avec un courage que l’affection toute-puissante d’une femme pouvait seule la mettre en état de déployer.

— Si le mari ne se rend pas à la justice, je serai obligé d’ordonner qu’on emmène la femme à terre à sa place, dit froidement le procureur en enfonçant une grosse prise de tabac dans un nez que l’usage de cette poudre avait déjà rendu couleur de safran.

Un silence général suivit cette déclaration cruelle. Les passagers et l’équipage furent frappés de consternation, car tous croyaient qu’il ne restait plus d’espoir pour ces malheureux. La femme était tombée assise sur une caisse, et elle baissa la tête sur ses genoux, comme pour s’épargner la douleur de voir arrêter son mari. En ce moment une voix se fit entendre parmi le groupe qui était sur le gaillard d’arrière.

— Est-ce une arrestation pour crime ou pour dette ? demanda le jeune homme qui avait été annoncé comme M. Blunt.

Il parlait avec un ton d’autorité tranquille qui ranima les espérances chancelantes des passagers, et qui fit que le procureur et son compagnon se retournèrent avec surprise, et peut-être avec un peu de ressentiment. Une douzaine de voix s’empressèrent d’assurer qu’il n’était pas question de crime, — qu’il ne s’agissait même d’aucune dette légitime, — mais que c’était une manœuvre infâme pour forcer une pupille indignement dépouillée à donner une décharge complète à un tuteur fripon. Quoique tout cela ne fût pas très-clairement exprimé, on l’affirmait avec un zèle et une énergie qui appelaient la sympathie et qui augmentaient l’intérêt de la partie la plus intelligente des spectateurs. Le procureur examina l’habit de voyage de celui qui l’interrogeait, remarqua son air à la mode ; mais voyant aussi sa jeunesse, — car il ne pouvait avoir plus de vingt-cinq ans, — lui répondit avec un air de supériorité :

— Dette ou crime, cela est indifférent aux yeux de la loi.

— Mais cela ne l’est pas aux yeux d’un honnête homme, répondit M. Blunt avec force ; on peut hésiter à intervenir en faveur d’un criminel, quelque disposé qu’on soit à aider un innocent, un homme à qui l’on n’a peut-être rien à reprocher que son malheur.

— Cela ressemble un peu à une tentative pour arracher un prisonnier à la justice. J’espère que nous sommes encore en Angleterre et sous la protection des lois anglaises.

— N’en doutez nullement, monsieur Seal, s’écria le capitaine, qui, ayant toujours eu de loin l’œil fixé sur le procureur, crut qu’il était temps qu’il parlât, par égard pour les intérêts de ses armateurs.

— Voilà l’Angleterre et voici l’île de Wight, et le Montauk est à l’ancre sur fond anglais, et c’est un bon ancrage. Personne n’a dessein de vous contester votre autorité ni de mettre en question celle du roi. M. Blunt n’a fait que jeter une suggestion, Monsieur, ou plutôt une distinction entre les fripons et les honnêtes gens. Rien de plus, Monsieur, comptez-y bien. — Monsieur Seal, je vous présente M. Blunt. — Monsieur Blunt, voici M. Seal. — Et c’est grand dommage que cette distinction ne soit pas plus fortement prononcée.

Le jeune homme salua légèrement, et, les joues couvertes d’une vive rougeur qu’y avaient appelée sa sensibilité, et la réflexion qu’il se trouvait si inopinément l’objet de tous les regards au milieu de tant d’étrangers, il fit quelques pas en avant du groupe qui s’était formé sur le gaillard d’arrière, en homme qui sent qu’il doit se maintenir dans la position qu’il a prise.

— Personne, dit-il, ne peut avoir dessein de mettre en doute la suprématie des lois anglaises dans cette rade, et moi moins que personne ; mais vous me permettrez de douter qu’il soit légal d’arrêter ou de détenir, de quelque manière que ce soit, une femme, en vertu d’une poursuite dirigée contre son mari.

— Un avocat sans cause, dit Seal à l’oreille de Grab ; j’ose dire qu’une guinée donnée à propos aurait fermé la bouche à ce drôle. Que faire à présent ?

— Il faut que la femme vienne à terre, dit Grab, et tout cela peut s’arranger devant un magistrat.

— Oui, oui, qu’elle réclame un habeas corpus, dit le procureur, qu’un nouveau coup-d’œil jeté sur Blunt portait à se méfier de sa première opinion ; la justice est aveugle en Angleterre aussi bien que dans d’autres pays, et elle est sujette à quelques méprises ; mais elle n’en est pas moins juste, et quand elle en fait elle est toujours prête à les réparer.

— Ne pouvez-vous faire quelque chose ici ? dit Ève involontairement et à demi-voix à M. Sharp qui était à côté d’elle.

Sharp tressaillit en entendant cet appel soudain ; et jetant sur elle un coup d’œil d’intelligence, il sourit et s’approcha du principal groupe.

— Réellement, monsieur le procurer, dit-il, cela me paraît un peu irrégulier, je dois l’avouer, tout à fait extraordinaire, et cela peut avoir des suites désagréables.

— De quelle manière, Monsieur ? demanda Seal, qui n’avait eu besoin que d’un seul regard pour être convaincu de l’ignorance de celui qui lui parlait.

— Irrégulier en forme, sinon en principe… Je sais que l’habeas corpus est l’essentiel et que la loi doit avoir son cours ; mais réellement tout ceci me paraît un peu irrégulier, pour ne pas employer un terme plus dur.

M. Seal écouta ce nouvel appel, du moins avec un air de respect, car il sentait qu’il était fait par un homme fort au-dessus de lui ; mais, au fond, cette nouvelle intervention ne lui inspirait que du mépris, parce qu’une sorte d’intuition lui apprenait qu’elle était faite dans une ignorance profonde de la matière. Mais, quant à M. Blunt, le procureur avait une inquiétude désagréable sur le résultat de cette affaire, car les manières tranquilles de celui-ci annonçaient plus de confiance en lui-même et une plus grande connaissance pratique des lois. Cependant, pour s’assurer jusqu’à quel point M. Sharp connaissait la jurisprudence et quelle était la force de ses nerfs, il lui répondit d’un ton magistral et menaçant :

— Oui, que la dame sollicite un mandat d’habeas corpus si elle est arrêtée mal à propos ; je voudrais bien voir l’étranger qui oserait soustraire un prisonnier à la justice dans la vieille Angleterre et au mépris des lois anglaises.

Il est probable que sans cette menace Paul Blunt aurait renoncé à toute intervention, dans la crainte de favoriser un coupable sans le vouloir, et cette menace même ne l’aurait peut-être pas emporté sur sa prudence, s’il avait vu les beaux yeux bleus d’Ève jeter sur lui un regard suppliant.

— Tous ceux qui s’embarquent à bord d’un bâtiment américain, dans un port d’Angleterre, dit-il avec fermeté, ne sont pas nécessairement des étrangers, et l’on ne refuse pas justice à ceux qui le sont L’habeas corpus est aussi bien compris dans d’autres pays que dans celui-ci, car heureusement nous vivons dans un siècle où la liberté et les connaissances ne se trouvent pas exclusivement dans un pays. Si vous êtes procureur, vous devez savoir que vous ne pouvez légalement arrêter une femme pour son mari, et que tout ce que vous dites de l’habeas corpus ne mérite que peu d’attention.

— Nous faisons une arrestation, et quiconque entrave un officier chargé d’un prisonnier, est coupable de mépris de justice ; c’est aux magistrats à rectifier les erreurs.

— Sans doute, pourvu que l’officier de justice soit autorisé à agir comme il le fait.

— Les mandats peuvent contenir des erreurs, murmura Grab, mais une arrestation est une arrestation.

— Mais non pas l’arrestation d’une femme pour un homme ; en pareil cas il n’y a pas de méprise, c’est un dessein prémédité. Si cette dame effrayée veut suivre mon avis, elle refusera de vous suivre.

— Qu’elle ose le faire à ses risques et périls !

— Oserez-vous, à vos risques et périls, employer la force pour l’emmener de ce bâtiment ?

— Messieurs, messieurs ! s’écria le capitaine, point de malentendu, je vous prie. Monsieur Blunt, monsieur Seal ! monsieur Grab, monsieur Blunt ! je vous prie de ne pas vous échauffer. — Mais la marée commence à être favorable, monsieur le procureur ; et, comme vous le savez, le temps et la marée n’attendent personne. Si nous restons ici beaucoup plus longtemps, le Montauk peut être forcé de ne partir que le 2 au lieu du 1er, comme cela a été annoncé dans les deux hémisphères. Je serais bien fâché de vous emmener en mer, Messieurs, sans que vous ayez fait vos petites provisions ; et quant aux chambres, elles sont aussi pleines que la conscience d’un homme de loi ; vous n’auriez pour ressource que l’avant du bâtiment. — Disposez-vous à lever l’ancre et a appareiller, mes amis ! — du monde aux drisses du petit hunier ! — Nous sommes aussi réguliers que nos chronomètres. — Le 1er, le 10 et le 20, sans y manquer.

Il y avait de la vérité, mêlée de quelques embellissements poétiques, dans le compte rendu par le capitaine Truck de la situation des choses. Il était vrai que la marée était favorable, mais le peu de vent qu’il faisait soufflait vers le port, et s’il n’eût été échauffé par la vue de la détresse d’une jeune femme, jolie et intéressante, il est plus que probable que le Montauk aurait eu la honte de partir un jour plus tard qu’on ne l’avait annoncé. Quoi qu’il en soit, il était évident qu’il avait pris l’affaire à cœur, et il dit tout bas à sir George et à M. Dodge, que si elle n’était pas arrangée sur-le-champ, il emmènerait en mer le procureur et l’officier de justice, et qu’il ne se croyait pas obligé de leur fournir de l’eau. — Ils pourront s’en procurer un peu en tordant leurs habits quand il pleuvra, ajouta-t-il en clignant de l’œil ; mais octobre est un mois sec dans les mers d’Amérique.

L’air décidé de Paul Blunt aurait déterminé le procureur et son compagnon à renoncer à leur entreprise, sans deux circonstances : ils s’étaient chargés de cette affaire par spéculation, et d’après le principe, « pas de succès, pas de paiement. » Ensuite, la difficulté qui se présentait avait été prévue, et, pendant que le procureur se rendait au bâtiment, l’oncle s’occupait à chercher un fils à terre afin de l’envoyer à bord pour constater l’identité du mari ; mesure qu’on aurait prise plus tôt, si l’on eût pu trouver ce jeune homme. Ce fils était un amant rejeté, et, à l’aide d’une longue-vue dont M. Grab était nanti, on le vit sur une barque à deux rameurs, avançant vers le Montauk avec tout le zèle que la méchanceté et le désappointement pouvaient lui donner. Il était encore à une distance considérable du bâtiment, mais son chapeau avait quelque chose de si particulier, qu’on ne pouvait douter de son identité. Le procureur montra la barque à l’officier de justice, et celui-ci, après s’être servi une seconde fois de sa longue-vue, lui répondit par un signe de satisfaction. L’espoir du triomphe l’emporta sur la circonspection ordinaire du procureur, car son orgueil avait aussi pris les armes pour le succès de son entreprise ; les hommes étant assez étrangement constitués pour éprouver autant de joie en réussissant dans des projets criminels, qu’en applaudissant des actions dont ils pourraient avoir lieu d’être fiers.

D’une autre part, l’équipage et les passagers du paquebot devinèrent quelque chose : de la vérité, avec cette sorte d’instinct qui semble caractériser les masses d’hommes dans les moments d’agitation. Que la barque solitaire qui s’avançait vers eux dans le crépuscule du soir contînt quelqu’un qui pouvait aider le procureur et son myrmidon, c’était ce que tout le monde croyait ; mais de quelle manière cela arriverait-il ? c’était ce que personne ne pouvait dire.

Il existe entre tous les marins et les suppôts de la justice une antipathie prononcée qui dure depuis bien longtemps ; car les visites de ceux-ci se font ordinairement dans un moment qui ne laisse aux premiers que l’alternative de payer leurs dettes, ou celle de perdre un voyage. Il fut donc bientôt évident que M. Seal, le procureur, avait peu de chose à espérer de la sympathie de l’équipage, car jamais matelots ne travaillèrent de meilleure volonté à mettre un bâtiment en état de prendre le large.

Ce sentiment se manifestait par une activité silencieuse et intelligente plutôt que par le tracas et la confusion. Le bruit des linguets du cabestan ressemblait à celui du mouvement d’une montre qui va trop vite, et le câble entrait d’une demi-brasse à chaque effort qu’on faisait sur le cabestan.

— Prenez cette corde, mes amis, s’écria M. Leach en s’adressant à une demi-douzaine de vigoureux passagers de l’avant qui avaient toute l’envie du monde de faire quelque chose, quoiqu’ils ne sussent ce qu’ils pouvaient faire : et il mit entre leurs mains le bout des drisses du grand hunier.

Le second lieutenant s’occupait de même sur l’avant, et comme les voiles n’avaient pas, encore été bordées, leurs larges plis commencèrent à se déployer pendant qu’on travaillait à lever l’ancre. La vue de ces travaux accéléra la circulation du sang dans les veines de ceux qui ne les partageaient pas ; et les passagers du gaillard d’arrière commencèrent à sentir d’ardeur qu’on éprouve quand on suit une chasse, indépendamment du sentiment de compassion dont ils étaient déjà pénétrés. Le capitaine Truck gardait le silence, mais faisait tous ses préparatifs avec la plus grande activité. S’élançant au gouvernail, il en fit tourner la roue jusqu’à ce qu’il eût mis la barre toute au vent, et la remettant alors sans cérémonie entre les mains de John Effingham, il lui dit de l’y maintenir. Il sauta ensuite au pied du mât d’artimon ; et après avoir fait lui seul quelques efforts énergiques, il regarda par dessus son épaule, et appela du renfort.

— Sire George Templemore, mettez-vous sur la drisse du perroquet de fougue ! — sur la drisse du perroquet de fougue, sire George Templemore ! — Monsieur Dodge, voici le moment de prouver que vous n’êtes pas ce qu’annonce votre nom[1] !

En un mot, tout ce qui se trouvait à bord était occupé, et grâce à la bonne volonté des officiers, des passagers et des hommes de l’équipage qui n’étaient pas indispensables au cabestan, les voiles furent appareillées l’une après l’autre, presque avec la même rapidité que sur un vaisseau de guerre. Le bruit du déploiement des voiles et du brosséyage des vergues fut le signal que l’ancre était dérapée, et que le bâtiment allait obéir.

Le courant avait dispensé de la nécessité d’abattre ; mais les voiles recevaient le peu de vent qu’il faisait, presque par le travers, le capitaine sentant que le mouvement était beaucoup plus important que la direction. Dès qu’il s’aperçut qu’un petit remous indiquait que le bâtiment commençait à prendre de l’air, le capitaine appela à la roue un homme expérimenté pour y prendre la place de John Effingham. Un moment après, M. Leach vint lui rendre compte que l’ancre était à poste[2].

— Pilote, si mes prisonniers s’échappent, vous en serez responsable, dit M. Grab d’un ton menaçant : vous savez quelle est ma mission, et il est de votre devoir d’aider les ministres de la loi.

— Écoutez-moi, monsieur Grab, dit le capitaine dont la tête s’était un peu échauffée en travaillant ; nous connaissons et nous faisons tous notre devoir à bord du Montauk ; le vôtre est d’emmener à terre Robert Davis, si vous pouvez le trouver ; le mien est de conduire le Montauk en Amérique : or, si vous voulez écouter le conseil d’un ami, je vous conseille de ne pas y aller sur ce bord. Personne ne vous empêche de vous acquitter de votre devoir, et je vous serai obligé de ne pas m’empêcher de m’acquitter du mien. — Brassez les vergues au plus près du vent, mes amis !

Comme cette réplique réunissait tout, logique, avis utile, jurisprudence et science navale, le procureur commença à montrer de l’inquiétude, car le bâtiment prenait alors de l’air, de manière à rendre très-douteux que la barque à deux rames pût l’atteindre sans le consentement de ceux qui étaient à bord. Comme la nuit était déjà tombée, et que les rayons de la lune commençaient à se réfléchir sur la surface de l’eau, il est probable qu’il aurait renoncé à son projet, si sire George Templemore n’eût montré au capitaine une embarcation à six rames qui s’avançait vers le Montauk, d’un côté qui permettait de l’apercevoir à l’aide du clair de lune.

— Cette embarcation me paraît être le cutter d’un vaisseau de guerre, dit sir George avec un air d’inquiétude ; car tout ce qui était à bord prenait alors une sorte d’intérêt personnel aux deux jeunes époux.

— Je pense de même, capitaine, dit le pilote, et si l’on nous fait un signal, il sera de mon devoir de mettre le Montauk en panne.

— En ce cas, mon brave garçon, décampez le plus tôt qu’il vous sera possible, car on ne touchera ici, de mon consentement, ni à un bras ni à une bouline dans un tel dessein. — Mon bâtiment est en mer, — mon heure est arrivée, — mes passagers sont à bord, — et ma destination est l’Amérique. — Que ceux qui ont besoin de moi viennent me chercher, — c’est ce que j’appelle Vattel.

Le pilote et le capitaine étaient excellents amis et ils s’entendaient parfaitement, même tandis que le premier faisait les protestations les plus sérieuses de vouloir remplir ses devoirs ; on fit placer sa barque le long du bord, et après avoir glissé quelques mots sur les bas-fonds et les courants, par forme d’avis, le digne pilote du port y descendit : on le vit bientôt derrière la poupe, ce qui était la preuve agréable que le Montauk faisait du chemin. Jusqu’à ce qu’il fût hors de portée de la voix, le brave homme ne cessa de crier : Songez à virer à temps !

— Si vous voulez essayer la vitesse de votre barque contre celle du pilote, monsieur Grab, dit le capitaine, vous n’en aurez jamais une plus belle occasion. Il fait une belle nuit pour des régattes, et je gagerais une livre sterling pour les talons de M. Handlead contre les vôtres ; et quant à cela, j’en dirais autant de sa tête et de ses bras par-dessus le marché.

L’officier de justice persista obstinément à rester à bord. Il voyait que l’embarcation à six rames continuait à s’avancer vers le Montauk ; et comme il savait combien il était important pour son client d’obtenir, de gré ou de force, la ratification du compte qu’il devait rendre, il s’imaginait qu’il pouvait attendre quelque secours de ce côté. Pendant ce temps, ce nouveau mouvement de la part de ceux qui poursuivaient les deux époux attira l’attention générale, et l’intérêt que fit naître cet incident augmenta l’agitation qui accompagne ordinairement l’instant du départ pour un long voyage sur mer. Les hommes et les femmes oublièrent leurs chagrins et leurs adieux pour s’occuper de ce nouveau sujet d’inquiétude, et pour goûter ce plaisir qui accompagne d’ordinaire l’agitation d’esprit quand elle n’a, pas pour cause des malheurs personnels.


  1. To dodge signifie tergiverser, biaiser.
  2. Pour être à poste elle avait nécessairement été au capon.