Le Paquebot américain/Chapitre VII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 15p. 74-84).


CHAPITRE VII.


Quand on voit des nuages, les hommes sages mettent leurs manteaux, quand les feuilles tombent, c’est un signe que l’hiver approche ; quand le soleil se couche, on prévoit la nuit, de grandes pluies tombant mal à propos sont un présage de disette. Tout peut aller bien ; mais si Dieu le veut ainsi, ce sera plus que nous ne méritons, et que je n’attends.
Richard III. 



Ces conversations n’étaient pourtant que des épisodes de la grande affaire du voyage. Pendant toute la matinée, le capitaine fut occupé à donner de l’ouvrage à ses officiers, à faire de vertes réprimandes au maître d’hôtel et aux cuisiniers, à jeter le loch, à présenter ses passagers les uns aux autres, à faire mettre les ancres à poste, à citer des fragments de Vattel, et à veiller à ce que chacun s’acquittât de son devoir. Pendant tout ce temps, le chat caché dans l’herbe n’épie pas avec plus de soin l’oiseau qui sautille par terre, qu’il ne surveillait la corvette l’Écume. À des yeux ordinaires, les deux bâtiments n’offraient que le spectacle fort simple de deux navires voguant dans la même direction et avec une vitesse à peu près égale ; et comme c’était la route qu’il fallait suivre pour sortir de la Manche, presque tous les passagers et même une grande partie de équipage commençaient à croire que l’Occident était la destination du croiseur comme la leur. Cependant M. Truck pensait différemment, d’après des signes et des mouvements à bord de la corvette, qui se faisaient remarquer plus naturellement à un homme habitué à diriger les évolutions d’un bâtiment et à raisonner sur leur but, qu’a ceux qui n’étaient que les instruments de sa volonté. Le motif du moindre changement qui avait lieu dans la manœuvre de la corvette était aussi évident pour lui que si on le lui eût expliqué, et il prévoyait même quelquefois ceux qui allaient se faire. Avant midi, la corvette lui restait droit par le travers, et M. Leach, lui faisant remarquer cette circonstance, lui dit que si elle voulait visiter le Montauk, elle devrait virer de bord ; car c’est la règle parmi les marins que le bâtiment qui est en chasse gagne du vent dès qu’il approche de celui qu’il poursuit. Mais l’expérience du capitaine Truck lui apprenait à mieux juger de l’état des choses. Ayant flot, la marée montait dans le canal, et les deux bâtiments recevaient le courant sous le vent, force qui les portait au vent, au lieu qu’en virant vent devant, l’Écume aurait rencontré toute la force du courant par le travers du vent ou à peu près, de manière à le faire culer ; la différence de vitesse ne pouvait compenser ce désavantage.

— Nous lui montrons les talons, dit le capitaine, et dans la situation où elle est, la corvette a davantage du vent sur nous, ce qui serait assez pour satisfaire un homme moins modeste que son commandant. Mais je lui ai déjà fait faire tant de chemin qu’il ne sera pas de la meilleure humeur possible quand nous nous trouverons bord à bord ; et nous pouvons prendre notre parti de revoir Portsmouth avant New-York, à moins que la nuit où un vent venant par le travers ne nous favorise. J’espère, Leach, que vous n’avez pas nui à votre avancement en regardant de trop-près un champ planté en tabac ?

— Non, commandant, non ; et si vous me permettez de le dire ; je ne crois pas qu’on puisse produire devant aucune cour d’Angleterre une chique qui soit sortie de ce bâtiment autrement que bonafide et dans la boîte à tabac d’un matelot. Tous les hommes de l’équipage jusqu’au dernier en feront serment.

— Oui, oui ; et les barons de l’échiquier seraient sans doute les plus grands fous du monde de refuser de les croire. Mais si l’on n’a pas fraudé le trésor, pourquoi ce croiseur poursuit-il en pleine mer un paquebot régulier ?

— L’affaire de ce passager de l’avant, de Davis, en est probablement la cause, commandant. Cet homme doit peut-être une somme considérable ; peut-être emporte-t-il les deniers publics ; car ces drôles-là, quand ils font une chute, tombent toujours plus bas que l’entrepont d’un bâtiment comme celui-ci.

— Tout cela sera fort bon pour mettre de bonne humeur les passagers du gaillard d’arrière et de la grande chambre, et ils en feront connaissance entre eux plus promptement ; mais cela ne jettera de la poudre aux yeux qu’aux novices. Je connais depuis bien des années ce procureur Seal, et le coquin n’a jamais eu une affaire qui concernât le gaillard d’arrière. Non, non, je crois ce que l’homme et sa femme nous ont dit, et je ne les livrerais pas ; à présent que je suis en pleine mer, pour autant d’écume qu’on en voit sur la côte de Jersey après un coup de vent d’est. Ce mangeur de vent ne se contentera ni de Davis ni de sa femme ; il mettra la main sur toute la famille du Montauk, et nous laissera l’alternative de retourner à Portsmouth dans son agréable société, ou de gagner la terre à la nage comme nous le pourrons. Du diable si je crois que le drôle puisse citer une seule ligne de Vattel qui l’y autorise, Leach, quand même on aurait fait entrer dans son île une tonne de tabac sans permis.

À tout cela M. Leach n’avait rien d’encourageant à répondre ; car, comme la plupart des hommes de sa classe, il avait beaucoup plus de respect pour la force pratique que pour tous les arguments tirés des livres. Il jugea donc prudent de garder le silence, quoiqu’il doutât fort de l’efficacité d’une citation de Vattel quand elle se trouverait en opposition avec un ordre par écrit de l’amiral du port à Portsmouth, ou même avec un signal de l’amirauté de Londres.

Le jour en s’avançant opéra un changement graduel dans la situation relative des deux bâtiments ; quoique si lentement, que le capitaine Truck en conçut un grand espoir de pouvoir donner le change à l’Écume la nuit suivante, qui promettait d’être sombre et orageuse. Il avait la ferme intention de retourner à Portsmouth, mais seulement après avoir conduit ses passagers et déchargé son fret à New-York. Car, comme tous les hommes qui se sont voués corps et âme à l’accomplissement d’un devoir spécial, il pensait que ne pas atteindre son but immédiat était une calamité beaucoup plus redoutable que des maux deux fois plus grands vus dans l’éloignement. D’ailleurs il était plein de confiance dans la libéralité des autorités d’Angleterre en tout état de cause, et il ne doutait guère qu’il ne fût en état de se soustraire, lui et son bâtiment, aux peines qu’aurait pu lui faire encourir l’indiscrétion ou la cupidité de quelqu’un de ses subordonnés.

Comme le soleil faisait tomber ses derniers rayons sur le sillage du Montauk, la plupart des passagers reparurent sur le pont pour voir quelle était la situation des deux bâtiments, et former leurs conjectures sur le résultat probable de cette aventure. Pendant toute la journée, l’Écume avait viré deux fois : d’abord pour gagner le vent du paquebot, et ensuite pour reprendre la chasse aux mêmes amarres. Le Montauk était trop bon voilier pour qu’il fût aisé de l’atteindre, et le croiseur était alors tellement en arrière qu’on n’en voyait presque que les voiles ; mais il était évident qu’il avançait si rapidement, qu’il arriverait bord à bord avant le lever du soleil. Le vent ne soufflait que par grains, circonstance qui est toujours en faveur d’un bâtiment de guerre, parce qu’ayant un équipage plus nombreux, il peut toujours augmenter ou diminuer de voiles avec aisance et rapidité.

— Ce temps variable nous donne un désavantage d’un mille par heure, dit le capitaine Truck qui était loin d’être content de voir un bâtiment quelconque meilleur voilier que le sien ; et s’il faut dire la vérité, je crois que ce drôle gagne un demi-nœud sur nous par heure avec cette brise et au plus près. Mais il n’a pas de cargaison ; et l’on oriente ces bâtiments comme une romaine. Donnez-nous plus de vent, et je le laisserai digérer ses ordres, comme un requin digère une épissoir ou une cheville à boucle, en dépit de tous les avantages qu’il a sur nous ; car il lui servirait alors à peu de chose de vouloir prendre le lit du vent. Dans la situation où nous sommes, il faut nous soumettre. Nous sommes dans une catégorie, et c’est bien le diable !

C’était un de ces tristes couchers du soleil si fréquents en automne, dont les apparences sont peut-être pires que la réalité. Les deux bâtiments étaient alors sur le point de sortir de la Manche ; on n’apercevait plus la terre d’aucun côté, et tout l’horizon offrait cet aspect glacial d’hiver que lui donnent de sombres nuages poussés par le vent, lorsque les bandes de lumière pâle qui les séparent leur donnent l’air d’occuper un espace infini sans leur prêter aucun éclat. C’était une soirée menaçante aux yeux de ceux qui n’étaient pas marins ; mais ceux qui savaient mieux interpréter l’aspect du firmament et celui de l’océan n’y voyaient guère que l’annonce d’une nuit fort obscure, et les hasards ordinaires auxquels exposent les ténèbres sur une mer très-fréquentée.

— Nous aurons une nuit orageuse, dit John Effingham, et la science navale trouvera peut-être l’occasion de nous donner quelque preuve de son savoir-faire si vanté, avant le retour de la lumière.

— Ce bâtiment paraît être en bonnes mains, dit M. Effingham ; j’en ai suivi de près toutes les manœuvres, car je ne sais pourquoi ce voyage m’a fait éprouver plus d’inquiétude qu’aucun des neuf que j’ai déjà faits.

En parlant ainsi, il fixa les yeux, presque sans le savoir, sur sa fille qui s’appuyait sur son bras à cause du roulis du bâtiment. Ève comprenait les sentiments de ce bon père mieux qu’il ne le faisait lui-même ; car, accoutumée depuis son enfance à être l’objet de tous ses soins, elle savait qu’il pensait rarement aux autres ou à lui-même, quand il était occupé des besoins ou de la sûreté d’une fille si tendrement chérie.

— Mon père, lui dit-elle en souriant, nous avons vu des eaux plus agitées que celles-ci, et nous étions sur un bâtiment plus fragile. Ne vous souvenez-vous pas du Wallenstadt et de son misérable esquif ? Ne vous ai-je pas entendu dire que nous avions couru un véritable danger, quoique nous en ayons été quittes pour un peu de frayeur ?

— Je m’en souviens parfaitement, ma chère, et je n’ai pas oublié notre brave compagnon et les services qu’il nous a rendus en ce moment critique. Sans son bras vigoureux et sans son secours, nous aurions fort bien pu ne pas en être quittes pour la peur, comme vous le dites.

Quoique M. Effingham ne regardât que sa fille en parlant ainsi, M. Sharp, qui écoutait avec intérêt, vit le regard furtif qu’Ève jeta sur Paul Blunt, et il sentit une sorte de frisson en remarquant que les joues de la jeune fille semblaient réfléchir les vives couleurs qui se montrèrent sur celles du jeune homme. Il fut pourtant le seul qui fît attention à cette preuve secrète d’intérêt commun qu’ils prenaient à quelque événement dans lequel l’un et l’autre avaient évidemment joué un rôle ; car tous les autres étaient trop occupés à examiner les arrangements qu’on faisait à bord, et avaient trop peu de soupçons, pour avoir remarqué ce qui n’avait été que l’affaire d’un instant. Le capitaine avait fait appeler tout le monde sur le pont pour augmenter de voiles, à la grande surprise même de son équipage. Le Montauk en ce moment naviguait sous autant de voiles qu’il semblait pouvoir en porter, et les deux lieutenants regardaient la voilure avec des yeux qui paraissaient demander ce qu’on pouvait faire de plus.

Le capitaine bannit bientôt tous les doutes à ce sujet. Avec une rapidité qui n’est pas commune sur les bâtiments marchands, mais qui est assez ordinaire à bord des paquebots, on prépara les bonnettes basses et deux bonnettes de hune pour les hisser ; et dès que les mots — Tout est prêt ! — furent prononcés, on mit la barre au vent, les bonnettes furent hissées, et le Montauk, avec un vent largue, avança vers l’étroit passage qui sépare les îles de Scilly de Land’s-End. Une longue pratique avait fait du capitaine Truck un pilote expérimenté dans la navigation du canal ; il avait dans sa tête tout le cours des marées, et il avait vaguement calculé qu’avec un vent largue et tout le chemin qu’il avait fait depuis vingt-quatre heures, il était assez au large pour pouvoir traverser le détroit.

— C’est un trou dans lequel il n’est pas tout à fait sûr de se jeter par une nuit obscure et avec une brise inconstante, dit-il en se frottant les mains, comme si le risque eût ajouté à sa satisfaction ; mais nous allons voir si cette Écume aura le courage de nous y suivre.

— Le drôle a de bons yeux et de bonnes longues-vues, quand même il n’aurait pas d’assez bons nerfs pour braver les rochers de Scilly, s’écria M. Leach ; voilà déjà qu’il prépare ses bonnettes, et il n’en manque pas.

Il était certain que la corvette déployait ses bonnettes, et en cinq minutes elle changea son allure de manière à suivre le Montauk. Il ne pouvait alors rester aucun doute sur l’objet qu’elle avait en vue, car il était à peine possible que deux bâtiments fissent une manœuvre si hardie au commencement de la nuit, et d’une pareille nuit, à moins que les mouvements de l’un ne se réglassent sur les mouvements de l’autre.

Pendant ce temps, les visages commençaient à se montrer inquiets sur le gaillard d’arrière, et l’on vit bientôt M. Dodge se glisser furtivement parmi les passagers, chuchotant avec l’un, tirant l’autre dans un coin, et semblant fort affaire à recueillir les opinions sur la mesure que le capitaine venait de prendre ; mais, s’il faut dire la vérité, il cherchait à organiser une opposition, plutôt qu’il ne trouvait les autres disposés à y prendre part. Quand il crut pourtant avoir obtenu un nombre suffisant de suffrages pour hasarder une épreuve, que rien que son aversion pour faire naufrage et être noyé n’aurait pu lui donner la hardiesse de faire, il invita poliment le capitaine à une conférence particulière dans la chambre qu’il occupait avec sir George Templemore. Changeant seulement le lieu proposé, — car nul capitaine de paquebot ne consent volontiers à parler d’affaires ailleurs que dans sa propre chambre, — M. Truck, qui se trouvait en ce moment sans cigare, consentit à sa demande, et le conduisit dans son petit appartement.

Quand ils furent assis et que la porte fut fermée, M. Dodge moucha la chandelle, regarda autour de lui pour voir s’il n’y avait personne qui pût les écouter dans une chambre d’environ huit pieds sur sept, et entama son sujet, à ce qu’il pensait ; avec autant de délicatesse que de discrétion.

— Capitaine Truck, dit-il de ce ton bas et confidentiel qui annonce en même temps le mystère et l’importance, je crois que vous devez mes regarder à présent comme un de vos amis les plus chauds et les plus véritables. Je suis venu d’Amérique en Europe sur votre bâtiment, et s’il plaît à Dieu que nous échappions aux périls de la mer, mon désir et mon intention est d’y retourner de même.

— Si cela n’était pas, mon ami Dodge, dit le capitaine, voyant que celui-ci faisait une pause pour voir l’effet que produirait son exorde, et lui parlant avec un ton de familiarité que la connaissance qu’il avait faite avec lui pendant son premier voyage lui avait appris qu’il pouvait se permettre ; si cela n’était pas, mon ami Dodge, vous auriez fait une grande méprise en venant sur mon bord ; car il n’est nullement probable que vous trouviez une occasion de le quitter, à moins que nous ne rencontrions une barque de pilote ou quelque autre, quelque part sous la longitude et la latitude de Sandy Hook. — Vous fumez, je crois, Monsieur ?

— Je ne désire pas un meilleur bâtiment, répondit Dodge en refusant l’offre d’un cigare. J’ai dit à tout le monde sur le continent, — M. Dodge avait été à Paris et à Genève, d’où il était revenu le long des bords du Rhin par la Belgique et la Hollande, et à ses yeux c’était là tout le continent ; — j’ai dit partout qu’il n’existe pas sur l’Océan un meilleur bâtiment ni un meilleur capitaine ; et vous savez que, quand cela me plaît, j’ai une manière de dire les choses qui fait qu’on se les rappelle. Eh bien ! Monsieur, j’ai fait insérer dans le journal de Rotterdam un article à l’éloge de tous les paquebots qui font la traversée de New-York à Portsmouth, et particulièrement du vôtre, et il était si adroitement rédigé, que personne ne se douta que l’auteur était un de vos amis particuliers.

Le capitaine roulait dans sa bouche le petit bout d’un cigare pour se préparer à le fumer, les règlements du bâtiment ne permettant pas de le faire sous le pont ; mais en entendant ces paroles, il le retira de sa bouche avec cet air de simplicité ironique qui devient une seconde nature pour ceux qui sont régulièrement enrôlés au service de Neptune, et il répondit avec un sang-froid qui formait un contraste burlesque avec étonnement qu’exprimaient ses paroles :

— Bien vrai ? — Du diable ! — L’article était-il en bon hollandais ?

— Je ne suis pas très-fort en cette langue, dit M. Dodge en hésitant ; — la vérité était que tout ce qu’il en savait se bornait aux monosyllabes yaw et neen, et encore ne les prononçait-il pas très-bien ; — mais on le trouva parfaitement bien écrit, car je l’avais composé en anglais, et j’avais payé quelqu’un pour le traduire ; c’est tout ce que je pouvais faire. Mais pour en revenir à cette affaire de passer dans le détroit des îles de Scilly par une pareille nuit…

— En revenir à cette affaire, mon cher ami ! Voilà le premier mot que vous en dites.

— Le vif intérêt que je prends à vous, fait que je me suis oublié. Pour vous parler franchement, capitaine Truck, — et si je n’étais pas votre meilleur ami je garderais le silence, cette affaire cause beaucoup d’agitation à bord.

— De l’agitation ? — Que signifie cela ? — Voulez-vous dire une sorte de tempête morale ?

— Précisément ; et il faut que je vous dise la vérité, quoique je préférasse mille fois me taire ; mais le fait est que le changement dans la marche du bâtiment n’est nullement populaire.

— C’est une fort mauvaise nouvelle ; mais je compte sur vous, monsieur Dodge, comme sur un ancien ami, pour vous opposer à cette dangereuse manifestation.

— Mon cher capitaine, j’ai déjà fait tout ce qu’il m’était possible de faire à ce sujet ; mais je n’ai jamais vu des gens si décidés que la plupart de vos passagers. Les Effinghams, si fiers de leur bourse, sont tout à fait prononcés ; sir George Templemore trouve votre conduite fort extraordinaire ; la dame française elle-même est furieuse. Pour être aussi sincère que l’exige ce moment de crise, je dois vous dire que l’opinion publique se déclare si fortement contre vous, que je m’attends à une explosion.

— Eh bien ! tant que la marée sera pour moi, je tâcherai d’y faire face. Arrêter un courant, dans l’eau ou hors de l’eau, c’est comme gravir une montagne ; mais avec de la force, de bonnes jambes et de bons poumons, on peut en venir à bout.

— Je ne serais pas surpris qu’on en appelât au sentiment général contre vous quand nous monterons sur le pont, et qu’on en fit un sujet de plainte contre tous les paquebots de vos armateurs.

— Cela est très-possible, mais que puis-je y faire ? Si nous retournons sur nos pas, cette corvette anglaise nous rejoindra, et dans ce cas ma propre opinion se déclarerait contre moi.

— Fort bien, capitaine, fort bien ! j’ai cru, comme votre ami, devoir vous donner mon avis. Si l’on rendait compte de cette affaire dans les journaux américains, cela se répandrait comme le feu dans les prairies. — Je suppose que vous savez ce que c’est que les journaux, capitaine Truck ?

— Je crois le savoir, monsieur Dodge, et je vous remercie de vos insinuations ; mais je sais aussi ce que c’est que les îles de Scilly. Les élections seront terminées, ou à peu près, quand nous arriverons, et l’on ne fera pas de cette affaire une question de parti, pour cette fois du moins. En attendant, comptez que j’aurai les yeux bien ouverts sur les écueils de la popularité et sur les bancs de sable de l’agitation. — Je sais que vous fumez quelquefois, et je puis vous recommander ce cigare comme digne de régaler le nez de ce citadin de Strasbourg, qui… Vous lisez votre Bible, monsieur Doge, et je n’ai pas besoin de vous dire de qui je veux parler. — Remontez sur le pont, Monsieur ; le maître d’hôtel vous donnera de quoi l’allumer.

Ce fut de cette manière que le capitaine Truck, avec le sang-froid d’un vieux marin et le tact d’un capitaine de paquebot, se débarrassa d’un importun. M. Dodge se retira, soupçonnant à demi qu’il avait été persiflé, mais réfléchissant encore sur la possibilité de nommer un comité, ou du moins de convoquer une assemblée générale pour donner suite au premier coup qu’il venait de porter. Par le dernier moyen, s’il pouvait seulement persuader à M. Effingham de prendre le fauteuil de président, et à sir George Templemore de remplir les fonctions de secrétaire, il pensa qu’il pouvait éviter de passer une nuit sans dormir, et, ce qui n’était pas moins important, figurer dans un article de journal à son arrivée à New-York.

M. Dodge, dont le nom de baptême, grâce à ses pieux ancêtres, était Steadfast[1], réunissait assez bien les qualités que ses deux noms expriment. Il y avait une singulière fermeté dans ses desseins et ses principes ; mais le Dodge finissait toujours par prendre l’ascendant sur le Steadfast. — Grand partisan des droits du peuple, il ne faisait jamais attention que ce peuple était composé d’un nombre immense de parties intégrantes ; mais il considérait toutes choses comme gravitant vers le grand tout. Les majorités étaient son cheval de bataille ; et quoique singulièrement pusillanime comme individu ou quand il se trouvait dans la minorité, il aurait fait face au diable quand il se trouvait du côté du plus fort. En un mot, M. Dodge était l’homme du peuple, parce que son plus vif désir, son ambition et son orgueil, comme il l’exprimait souvent, étaient d’être l’homme du peuple. Dans tout son voisinage, l’opinion publique coulait dans ses veines comme l’or dans une mine, et quoiqu’il pût y avoir trois ou quatre de ces opinions publiques, tant que chacune avait un parti ; personne ne craignait de l’avouer ; mais quant à maintenir une opinion qui n’était pas soutenue de cette manière, cela sentait l’aristocratie, ce qui aurait suffi pour faire rejeter un problème mathématique, eût-il été régulièrement démontré et résolu. M. Dodge avait si longtemps respiré une atmosphère morale de ce genre, qu’il en avait perdu, à bien des égards, le sentiment de son individualité, comme s’il eût respiré avec les poumons de son comté, — mangé avec une bouche commune à tous, — bu de l’eau tirée de la pompe de la ville, et dormi en plein air.

Il n’était pas probable qu’un tel homme fît la moindre impression sur le capitaine Truck, habitué à compter sur lui seul en face des éléments conjurés, et qui savait qu’un bâtiment ne pouvait être gouverné que par une seule volonté, qui devait être celle du capitaine.

Les accidents de la vie pourraient à peine former deux caractères plus opposés que ceux de Steadfast Dodge et de John Truck. Le premier ne faisait rien qui sortît tant soit peu du cercle ordinaire des choses, sans calculer d’abord quel effet sa conduite pourrait produire dans son voisinage ; si elle serait populaire ou impopulaire ; si elle serait d’accord avec les différentes opinions publiques qui régnaient dans son comté ; de quelle manière elle influerait sur la prochaine élection, et si elle le placerait plus haut ou plus bas dans l’esprit de ses voisins. Nul esclave en Afrique ne craignait plus le courroux d’un maître vindicatif, que M. Dodge ne redoutait les remarques, les commentaires, les critiques et les railleries de quiconque appartenait au parti politique qui avait alors l’ascendant dans son comté. À l’égard de la minorité, il était brave comme un lion ; il méprisait ouvertement tous ceux qui en faisaient partie, et était le premier à tourner en ridicule tout ce qu’ils disaient ou faisaient. Ceci n’était pourtant vrai qu’en politique ; car, dès que l’esprit de parti se reposait, il ne restait plus à Steadfast une étincelle de valeur, et en toute autre chose il consultait avec soin chaque opinion publique de son voisinage. Ce digne homme avait pourtant ses faiblesses comme un autre ; bien plus, il les connaissait lui-même, et il cherchait, sinon à les corriger, du moins à les cacher. En un mot, Steadfast Dodge était un homme qui voulait se mêler de tout et tout diriger, sans posséder la force qui lui aurait été nécessaire pour rester maître de lui-même. Il était dévoré d’une soif ardente pour obtenir la bonne opinion de tout le monde, sans toujours prendre les moyens convenables pour conserver la sienne. Il réclamait à haute voix en faveur des droits de la communauté, et oubliait que la communauté n’est qu’un moyen pour arriver à une fin. Il sentait pour tout ce qui était hors de sa portée un profond respect qui se manifestait, non par de mâles efforts pour arriver au fruit défendu, mais par un esprit d’opposition et d’hostilité qui ne faisait que mettre au grand jour la jalousie qu’il cherchait à cacher sous le masque d’un intérêt ardent pour les droits du peuple ; car on l’avait entendu déclarer qu’il était intolérable qu’un homme possédât quelque chose, même des qualités, que ses voisins ne pussent partager avec lui. Tels étaient les principes et les idées dont se nourrissait M. Dodge par esprit de liberté.

D’une autre part, John Truck, en commandant son bâtiment, était civil envers ses passagers par habitude autant que par politique. Il savait que tout bâtiment doit avoir un capitaine ; regardait les hommes comme n’étant guère que des ânes ; faisait ses observations sans s’inquiéter le moins du monde de celles de ses aides, et n’était jamais plus disposé à suivre ses propres idées que lorsqu’il voyait tout son équipage en murmurer et s’y montrer contraire. Il était naturellement audacieux, avait un esprit décidé qu’il devait à une longue expérience et à sa confiance habituelle en lui-même, et était un homme fait, sous tous les rapports, pour conduire aussi bien sa barque dans les sentiers de la vie que sur le vaste sein de l’Océan. Il était heureux, dans sa situation particulière, que la nature eût donné à un homme si volontaire, et qui jouissait d’une telle autorité, un caractère froid et caustique plutôt que violent et emporté ; et M. Dodge notamment eut de fréquentes occasions de s’en féliciter.


  1. Steadfast, ferme, déterminé. — To dodge, biaiser, tergiverser.