Le Paquebot américain/Chapitre VI

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 15p. 62-73).


CHAPITRE VI.


Stephano ! ton autre bouche m’appelle-t-elle ? Merci ! merci !
La Tempête



La vie du maître d’hôtel d’un paquebot consiste à préparer divers breuvages, à verser à boire, à rincer des verres, et à répondre à des questions, sans un instant de repos, dans un espace d’environ douze pieds carrés. Ces fonctionnaires sont ordinairement d’adroits mulâtres qui ont appris la civilisation de la cuisine, et ils sont occupés, du matin au soir, dans leur cabine, à préparer les repas, à donner des ordres, à régler l’ordonnance du service de la table, à déboucher des bouteilles, et à répondre à quiconque les appelle. L’apathie est la grande qualité requise pour occuper un tel poste ; et malheur au pauvre diable qui s’imagine qu’un peu de zèle et de bonne volonté est nécessaire pour remplir ses fonctions ! Depuis le moment où le bâtiment met à la voile, jusqu’à celui où l’on se prépare à jeter l’ancre, nul sourire n’épanouit son visage, nul son ne sort de sa bouche, que celui qui est inspiré par la routine, c’est-à-dire une soumission servile à ceux qui sont au-dessus de lui, et une autorité insolente à l’égard de ceux qui sont au-dessous. Cependant il devient gracieux et souriant quand arrive le moment du trink-gelt ou de la buona mancia[1]. Lorsqu’il paraît pour la première fois le matin, il a à répondre à une suite régulière de questions ; mais, semblable à l’excellent fils Zéluco qui avait écrit le même jour toutes ses lettres à sa mère pour n’avoir que les dates à y ajouter quand il voudrait en faire partir une, à une suite de réponses préparées d’avance dans son esprit gastronomique. — « D’où vient le vent ? » — « Quel temps fait-il ? » — « Où est le cap ? » Toutes ces questions se font en même temps à l’almanach vivant, et il est prêt à y répondre. Il arrive pourtant assez souvent, qu’après qu’il a répondu, on l’entend ordonner à un subalterne de monter sur le pont afin de s’assurer des faits. Ce n’est que lorsque la voix du capitaine l’interroge qu’il se croit obligé de répondre d’une manière orthodoxe et exacte. Tel est pourtant le tact de ceux qui sont au fait de la vie d’un bâtiment, qu’ils reconnaissent sur-le-champ les ignorants, qui sont uniformément traités avec toute l’indifférence que leur ignorance mérite. Même le vieux matelot du gaillard d’avant est doué d’un instinct qui lui fait reconnaître un marin dans un passager, et il répond à ses questions avec tout le respect dû à Neptune, tandis que le voyageur novice n’obtient qu’une réponse équivoque ou est exposé à une mystification.

Dans la matinée qui suivit le départ, le maître d’hôtel du Montauk commença la distribution de ses nouvelles. Dès qu’on l’entendit remuer les verres et les assiettes, l’attaque fut entamée par M. Dodge, qui se faisait un principe de montrer sa soif pour les connaissances en faisant des questions. Comme nous l’avons déjà dit, il était venu en Europe sur le même bâtiment, et non-seulement le maître d’hôtel, mais tout l’équipage sans exception, avait pris la mesure de son pied, phrase d’argot que nous nous permettons d’emprunter. Le court dialogue qui va suivre s’établit entre eux.

— Maître d’hôtel, s’écria M. Dodge à travers les persiennes de sa chambre, où sommes-nous ?

— Dans le canal Britannique, Monsieur.

— C’est ce que j’aurais pu deviner moi-même. — J e n’en doute pas, Monsieur. Personne ne devine mieux que monsieur Dodge.

— Mais dans quelle partie du canal sommes-nous ?

— À peu près au milieu, Monsieur.

— Combien avez-vous fait de chemin cette nuit ?

— Depuis la rade de Portsmouth jusqu’ici, Monsieur.

M. Dodge fut satisfait, et le maître d’hôtel, qui n’aurait osé répondre ainsi à aucun autre passager de l’arrière, continua tranquillement à battre des œufs pour faire une omelette. La seconde attaque partit de la même chambre, et fut faite par sir George Templemore.

— Maître d’hôtel, savez-vous où nous sommes ?

— Certainement, Monsieur ; on voit encore la terre.

— Allons-nous bien ?

— Très-joliment, Monsieur. Et il y avait dans le ton du mulâtre quelque chose qui annonçait que, malgré sa figure grave, il avait du penchant pour la plaisanterie.

— Et la corvette ?

— Elle va aussi très-joliment, Monsieur.

Après quelques minutes de silence, la porte de M. Sharp s’entrouvrit d’un ou deux pouces, et il fit à son tour les questions suivantes :

— Le vent est-il favorable, maître d’hôtel ?

— Sans doute, Monsieur, sans doute.

— Voulez-vous dire qu’il le soit pour nous ?

Le Montauk marche toujours bien par une telle brise, Monsieur.

— Mais marche-t-il dans la direction que nous désirons ?

— Si Monsieur désire aller en Amérique, il est probable qu’il y arrivera, avec un peu de patience.

M. Sharp ferma sa porte, et dix minutes se passèrent sans que Saunders fût interrompu par de nouvelles questions. Il commençait à espérer qu’il avait fini de répéter son catéchisme du matin ; tout en murmurant un désir que les passagers se donnassent la peine de monter sur le pont pour voir par eux-mêmes ce qu’ils voulaient apprendre de lui. Or, jusqu’à ce moment, Saunders n’en savait pas plus long sur la situation du bâtiment, le vent et la corvette, que ceux qui l’avaient interrogé, étant aussi indifférent sur ce sujet que la plupart des voyageurs sur terre le sont sur les parallaxes, les nœuds, l’écliptique et les solstices. Sachant pourtant que l’heure approchait où la voix du capitaine se ferait entendre, il envoya sur le pont un subordonné, afin de se mettre en état de répondre exactement aux questions de son commandant. Au bout d’une couple de minutes, il se trouva au courant de la situation véritable des choses ; mais la première porte qui s’ouvrit fut celle de Paul Blunt, qui avança la tête dans la cabine, ses cheveux noirs encore dans le désordre qui suit l’instant du réveil.

— Maître d’hôtel !

— Monsieur.

— Comment est le vent ?

— Tout à fait agréable, Monsieur.

— Mais où est-il ?

— À peu près au sud, Monsieur

— En fait-il beaucoup ?

— Une bonne brise, Monsieur.

— Et la corvette ?

— Elle est sous le vent, Monsieur, voguant aussi vite qu’elle le peut.

— Saunders ! cria la voix du capitaine.

— Capitaine ! répondit le maître d’hôtel, sortant à la hâte de la paneterie pour mieux l’entendre.

— Quelles voiles portons-nous ?

— Les perroquets, capitaine.

— Où est le cap ?

— Ouest-sud-ouest, capitaine.

Excellent ! — Voit-on la corvette ?

— On n’en voit que les mâts sous le vent, par la hanche, capitaine.

— Encore mieux. — Dépêchez-vous de préparer le déjeuner, Monsieur ; je suis aussi affamé qu’un Troglodyte.

Le brave capitaine avait trouvé ce mot dans un pamphlet tout nouveau contre le radicalisme ; et ayant du goût pour l’ordre, du moins dans un sens, il se flattait d’être ce qu’on appelle en Angleterre un conservateur ; en d’autres termes, il avait un goût décidé pour cette maxime du maraudeur écossais, qu’on peut rendre par l’aphorisme plus simple : Gardez ce que vous avez pris et prenez ce que vous pouvez.

On ne fit plus aucune question, et bientôt après les passagers arrivèrent dans la chambre l’un après l’autre. Presque invariablement on commence par monter sur le pont, surtout quand le temps est beau, et quelques instauré après, tous respiraient l’air frais du matin, plaisir qu’on peut bien apprécier sans avoir été exposé à l’atmosphère étouffante de l’intérieur d’un bâtiment portant une nombreuse compagnie. Le maître d’hôtel avait rendu au capitaine un compte exact de la situation des choses, et M. Truck était alors occupé à regarder les nuages du côté du vent, et la corvette sous le vent, avec l’air d’un homme faisant des comparaisons qui n’étaient pas à l’avantage de ce bâtiment.

Le temps était beau, et le Montauk, naviguant au plus près, portait noblement sa voilure, depuis les basses voiles jusqu’aux perroquets. Comme il y avait peu de mer, il filait ses neuf nœuds à l’heure, quoique sa vitesse variât suivant la force du vent. Le croiseur les avait certainement suivis jusque là, quoiqu’on commençait à avoir des doutes s’il était en chasse ou s’il marchait à l’ouest, comme le Montauk, en suivant la route ordinaire de tous les bâtiments qui veulent sortir de la Manche, même pour se diriger vers le sud, afin d’éviter les rochers et les marées des côtes de France, dont le voisinage n’est pas agréable dans la saison des longues nuits.

— Qui sait, après tout, dit le capitaine, si le cutter qui a voulu nous aborder appartient au bâtiment que nous voyons sous le vent ?

— Je connais cette embarcation, commandant, dit le second lieutenant, et cette corvette se nomme l’Écume.

— En ce cas, qu’elle fasse écumer la mer, si elle veut nous parler. — Quelqu’un en a-t-il examiné la position depuis le point du jour ?

— Nous l’avons déterminée par relèvement à six heures du matin, commandant, et depuis ce temps sa position, en trois heures, n’a pas varié d’un taquet de tournage à un autre ; mais sa coque commence à se montrer, on peut maintenant voir ses sabords, et au point du jour le bout de ses basses voiles touchait à l’eau.

— Oui, oui, c’est une Écume légère ; si cela est, nous l’aurons bord à bord à la nuit.

— Auquel cas, capitaine, vous serez obligé de lui lâcher une bordée de Vattel, dit John Effingham avec son ton froid et caustique.

— Si cela lui convient, je lui en donnerai autant qu’elle en pourra porter. — Je commence à penser, Messieurs, que ce bâtiment nous poursuit tout de bon. En ce cas vous aurez l’occasion de voir comment on manœuvre un navire quand il est monté par de bons marins. Je ne serai pas fâché d’opposer l’expérience d’un pauvre diable qui ne fait qu’aller et venir d’un port à un autre, à la géométrie et à l’Hamilton Moore d’un jeune capitaine de corvette ; j’ose dire que c’est un lord ou un fils de lord, tandis que John Truck n’est que ce que vous le voyez.

— Ne croyez-vous pas qu’une demi-heure de complaisance de notre part pourrait amener l’affaire tout d’un coup à une fin amiable ? dit Paul Blunt ; si nous nous approchions de cette corvette, le motif de sa poursuite nous serait connu en quelques minutes.

— Moi ! abandonner le pauvre Davis à la rapacité de ce coquin de procureur ! s’écria généreusement sir George Templemore ; j’aimerais mieux payer moi-même tous les frais nécessaires pour entrer dans le port français le plus voisin, et laisser le pauvre diable s’échapper.

— Il n’est pas probable, reprit M. Blunt, qu’un croiseur voulût arrêter un simple débiteur sur un bâtiment étranger en pleine mer.

— S’il n’y avait pas de tabac dans le monde, monsieur Blunt, dit le capitaine en préparant un cigare, je serais disposé à laisser de côté les catégories et à faire l’acte de politesse dont vous parlez ; mais quoique ce croiseur puisse ne pas se croire autorisé à arrêter sur mon bord un débiteur fugitif, il pourrait penser différemment relativement au tabac s’il y avait eu une dénonciation de contrebande.

Il expliqua alors qu’il arrivait fréquemment que les subordonnés, à bord des paquebots, mettaient leurs capitaines dans l’embarras en introduisant clandestinement pour leur propre compte, dans les ports d’Europe, cette marchandise prohibée, ce qui pouvait lui faire perdre le commandement du bâtiment et déranger tous les plans des armateurs auxquels il appartenait ; il rendit pourtant justice au gouvernement anglais en disant qu’il avait toujours montré des dispositions libérales pour ne pas punir l’innocent des fautes du coupable, et ajouta que si néanmoins il existait quelque plainte de ce genre, il arrangerait cette affaire avec beaucoup moins de perte pour lui, à son retour, que le jour de son départ. Tandis qu’il donnait cette explication, un groupe s’était formé autour de lui, et Ève se promenant de l’autre côté du pont avec mademoiselle Viefville, M. Sharp et d’autres personnes.

— ce que vient de dire M. Blunt, dit M. Sharp, a dérangé l’opinion que je m’étais faite du lieu de sa naissance : hier soir je le regardais comme un Américain loyal ; mais il me semble qu’il n’est pas naturel à un de vos compatriotes, ayant l’esprit du pays, de proposer un acte de politesse à l’égard d’un croiseur du roi Guillaume.

— Jusqu’à quel point un de mes compatriotes, ayant ou non l’esprit du pays, peut avoir raison de vouloir montrer une politesse extrême à un de vos croiseurs, c’est ce que je laisserai à décider au capitaine Truck, reprit Ève. Mais quant à M. Blunt, il y a longtemps que je ne saurais dire s’il est Anglais ou Américain, ou même s’il est l’un ou l’autre.

— Longtemps, miss Effingham ! Il a donc l’honneur d’être connu de vous ?

Un coloris plus vif brilla sur les joues d’Ève ; mais fallait-il l’attribuer à l’exclamation impétueuse de M. Sharp, ou à quelque sentiment qui se rattachait au sujet de leur conversation ? c’est ce que M. Sharp ne put découvrir.

— Longtemps, d’après la manière dont une fille de vingt ans compte le temps, répondit Ève sans se déconcerter, peut-être quatre à cinq ans ; mais le fait est que j’ignore encore quel est son pays.

— Et puis-je vous demander si vous lui faites l’honneur de le croire Américain ou Anglais ?

— Il y a dans cette question tant de finesse et de politesse en même temps, répondit Ève en souriant, qu’il serait mal à moi de refuser d’y répondre. Ne m’interrompez pas, ne gâtez pas tout ce que vous avez dit de bon par d’inutiles protestations de sincérité.

— Tout ce que je désire, c’est de vous demander l’explication du mot finesse. J’en suis aussi éloigné que de vouloir attirer sur moi votre déplaisir.

— Croyez-vous donc réellement que ce soit un honneur d’être Américain ?

— Il faut avoir toute la modestie de miss Effingham pour songer à faire une telle question.

— Je vous remercie de votre politesse, et je présume que je dois la prendre pour ce que vous la donnez sans doute, une chose dans les règles du savoir-vivre ; mais pour laisser de côté nos belles opinions l’un de l’autre, et en revenir à la question…

— Pardon, mais je sens que mon bon sens s’y oppose. Vous ne pouvez m’attribuer des opinions si déraisonnables, si indignes d’un homme bien élevé, si mal fondées en un mot. Ne me suis-je pas exposé aux risques et aux privations d’un long voyage sur mer, tout exprès pour aller voir votre grand pays, et, comme je l’espère, pour profiter des exemples et de la société que j’y trouverai ?

— Puisque vous le désirez, monsieur Sharp, — et en prononçant ce mot Ève jeta sur lui un regard malin, — je serai aussi crédule que ceux qui croient au magnétisme animal, et je crois que c’est pousser la crédulité aussi loin que la raison peut aller. Il est donc maintenant entendu entre nous que vous regardez comme un honneur d’être Américain par naissance, par éducation et par extraction.

— Avantages que miss Effingham possède tous.

— À l’exception du second. Dans le fait, on m’écrit des choses effrayantes sur mon éducation européenne ; on va même jusqu’à m’assurer qu’elle me mettra hors d’état de vivre dans la société à laquelle j’appartiens naturellement.

— En ce cas l’Europe sera fière de vous recevoir de nouveau dans son sein, et nul Européen ne s’en réjouira plus que moi.

Le beau coloris des joues d’Ève prit une teinte encore un peu plus foncée. Elle fut quelques instants sans répondre.

— Pour en revenir à ce qui nous occupait, dit-elle enfin, si l’on m’interrogeait à ce sujet, je ne pourrais dire de quel pays est M. Blunt, et je n’ai jamais trouvé personne qui parût le savoir. Je l’ai vu pour la première fois en Allemagne, où il était répandu dans la meilleure compagnie, quoique personne n’y parût connaître son histoire. Il y figurait fort bien, et montrait la plus grande aisance. Il parle plusieurs langues aussi bien que les indigènes des différents pays où il a été ; et, au total, il était un objet de curiosité pour tous ceux qui avaient le loisir de penser à autre chose qu’à leur dissipation ou à leurs folies.

M. Sharp l’écoutait avec un air de gravité, et si elle n’eût eu les yeux fixés sur les planches du pont, elle aurait lu dans les siens le vif intérêt qu’ils exprimaient. Peut-être le sentiment qui, au fond de tout cela, l’animait, influa-t-il un peu sur sa réponse.

— C’est un autre admirable Crichton !

— Je ne dis pas cela, quoique certainement il semble avoir le don des langues. Mes nombreux voyages m’en ont fait connaître quelques-unes, et je vous assure qu’il en parle trois ou quatre presque aussi facilement l’une que l’autre, et sans aucun accent qu’on puisse distinguer. Je me souviens qu’à Vienne bien des gens le prirent pour un Allemand.

— Quoi ! avec le nom de Blunt ?

Ève sourit, et M. Sharp, qui épiait chaque expression de ses traits mobiles comme pour lire dans ses pensées, le remarqua.

— Les noms signifient peu de chose dans un temps ou l’on aime tant à voyager, répondit Ève. Vous n’avez qu’à supposer un von devant le nom de Blunt, et il serait reçu pour argent comptant à Dresde ou à Berlin. Der Edelgeborne Graf von Blunt, Hofrath ; ou, si vous l’aimez mieux, Geheimer Rath mit Excellenz und eure Gnaden.

— Ou Baw-Berg-Veg-Inspector-Substitute, ajouta M. Sharp en souriant. Non, non, cela ne passera pas. Blunt est un bon vieux nom anglais, mais il n’a pas assez de finesse pour l’italien, l’allemand ou l’espagnol. Il ne peut convenir qu’à la famille de John Bull.

— Quant à moi, je ne vois pas la nécessité d’aucune finesse. M. Blunt peut penser que la franchise est ce qui convient pour voyager.

— Il n’a sûrement pas caché son véritable nom ?

— Monsieur Sharp, permettez-moi de vous présenter M. Blunt ; — Monsieur Blunt, voici M. Sharp, dit Ève en riant de tout son cœur. Il y aurait quelque chose de véritablement risible à voir la gravité d’un maître de cérémonies exposée à une telle mystification. On m’a dit que ces présentations faites en passant comptent pour peu de chose parmi vous autres hommes ; celle-ci serait un cas remarquable.

— Je voudrais pouvoir oser vous demander si la chose est véritablement ainsi.

— Si je manquais de discrétion à l’égard d’un autre, vous auriez droit de me soupçonner de pouvoir en manquer envers vous. D’ailleurs je suis protestante, et je n’admets pas la confession auriculaire.

— Vous ne vous fâcherez pas, si je vous demande si le reste de votre famille le connaît ?

— Mon père, mademoiselle Viefville et la bonne Nanny. Je crois qu’aucun de nos domestiques ne le connaît, car, il ne nous a jamais rendu aucune visite M. John Effingham voyageait à cette époque en Égypte, et nous ne l’avons vu que dans la société. Nanny ne le connaît que parce qu’elle l’a vu un matin arrêter son cheval dans le Prater pour nous parler.

— Pauvre diable ! je le plains. Il n’a du moins jamais eu le bonheur de parcourir avec vous les îles de Côme et du Lac Majeur, ou d’étudier les merveilles du Pitti et du Vatican ?

— Si je dois tout avouer, il a voyagé avec nous à pied et en barque pendant un mois tout entier, au milieu des merveilles de l’Oberland et à travers le Wallenstadt. C’était à une époque ou nous n’avions avec nous que les guides ordinaires, et un courrier allemand qui fut congédié à Londres.

— Si ce n’était pas une bassesse de chercher à faire jaser une servante, dit M. Sharp avec l’air de faire une menace enjouée, je passerais sur-le-champ de l’autre côté du pont, et je ferais subir un interrogatoire à votre bonne Nanny. De toutes les tortures, l’incertitude est la plus cruelle.

— Je vous en donne plein pouvoir ; et je vous absous d’avance de toute imputation de bassesse, de manque de respect, d’impertinence, ou de tout autre vice qui pourrait paraître résulter d’une pareille manière de satisfaire sa curiosité.

— Cette formidable énumération réprimerait la curiosité d’une commère de village.

— Elle produit donc un effet que je ne désirais pas ; car je souhaite vous voir mettre votre menace à exécution.

— Vous ne parlez pas sérieusement.

— Très-sérieusement, je vous assure. Prenez un moment favorable pour parler à cette bonne âme comme à une ancienne connaissance ; elle se souvient de vous parfaitement, et en employant cette adresse à questionner que vous possédez, vous pourrez trouver quelque occasion de lui parler de ce sujet ; en attendant, je feuilleterai les pages de ce livre.

Voyant Ève commencer sa lecture, M. Sharp ne douta plus qu’elle ne lui eût parlé sérieusement ; et après avoir hésité encore un instant sur ce qu’il avait à faire, il céda au désir qu’elle avait exprimé et à sa propre curiosité. Il se promena sur le pont, s’avança peu à peu vers la fidèle Nanny, l’accosta, et ne lui parla d’abord que de choses indifférentes. Enfin, pensant qu’il pouvait aller plus loin, il lui dit en souriant qu’il croyait l’avoir vue en Italie. Nanny en convint tranquillement, et quand il ajouta qu’il portait alors un autre nom, ce ne fut que par un clin d œil et un mouvement de tête qu’elle lui fit savoir qu’elle ne l’avait pas oublié.

— Vous savez que les voyageurs prennent souvent un nom emprunté pour éviter la curiosité, lui dit-il, et j’espère que vous ne me trahirez pas.

— Vous n’avez rien à craindre, Monsieur, je ne me mêle que de mon service, et puisque miss Ève paraît croire qu’il n’y a aucun mal dans ce changement de nom, j’ose dire que ce n’est que l’effet d’un caprice.

— C’est précisément le terme dont miss Effingham s’est servie ; c’est d’elle que vous l’avez pris ?

— Quannd cela serait, Monsieur, je l’aurais pris d’une dame qui ne voudrait nuire à personne ;

— Au surplus, je crois que je ne suis pas le seul ici qui voyage sous un nom emprunté. Ne pensez-vous pas de même ?

Nanny baissa les yeux, les leva ensuite sur les traits de celui qui l’interrogeait ainsi, jeta un coup d’œil sur M. Blunt, et enfin regarda les voiles sans lui répondre. Voyant son embarras, respectant sa discrétion, et honteux du rôle qu’il jouait, M. Sharp ne lui dit plus que quelques mots indifférents ; et s’étant promené quelques instants sur le pont pour éviter les soupçons, il alla rejoindre mis Effingham, dont les yeux lui demandèrent presque avec une expression de triomphe s’il avait réussi.

— J’ai échoué, dit-il, mais il faut l’attribuer en partie à ma gaucherie ; il y a quelque chose de si bas à vouloir faire parler une servante, qu’à peine ai-je pu me résoudre à lui adresser une seule question, quoique je fusse dévoré de curiosité.

— Vos scrupules ne sont pas une maladie qui ait attaqué tous ceux qui sont à bord ; mais, d’après tout ce que j’ai entendu dire, il se trouve du moins parmi nous un grand inquisiteur. Ainsi, prenez garde à vous, et ne laissez traîner aucune vieille lettre, ni rien de ce qui pourrait trahir votre secret.

— Je crois que cet autre Dromio, mon domestique, y a déjà suffisamment veillé.

— Et de quelle manière partagez-vous ensemble le nom de Sharp ? Est-ce Dromio de Syracuse et Dromio d’Éphèse ? ou John s’appelle-t-il Fitz-Édouard, Mortimer ou de Courcy ?

— Il a la complaisance de se contenter de son nom de baptême pour tout le voyage. — La vérité est que c’est par pur accident que je suis ainsi devenu usurpateur. Je l’avais chargé de me retenir une chambre, et quand on lui demanda un nom, il donna le sien ; quand j’allai ensuite voir ce bâtiment dans les docks, le capitaine me salua sous le nom de M. Sharp, et la fantaisie me prit de le garder pour un mois ou six semaines. Je donnerais tout au monde pour savoir si le Geheimer Rath a pris le sien de la même manière.

— Je ne le crois pas, car son domestique porte le nom piquant de Pepper[2]. À moins que votre pauvre John n’ait un besoin urgent de son nom avant la fin du voyage, vous êtes passablement en sûreté. — Et pourtant, ajouta-t-elle en se mordant les lèvres comme une personne qui réfléchit, je crois que, s’il était encore poli de gager, M. John Effingham risquerait tous ses gants de France contre vos gilets anglais pour parier que l’inquisiteur dont je viens de parler découvrira votre secret avant la fin de votre voyage. Je devrais plutôt dire qu’il s’assurera que vous n’êtes pas M. Sharp, et qui est M. Blunt.

M. Sharp la pria de lui indiquer celui à qui elle donnait le sobriquet d’inquisiteur.

— Ne m’accusez pas de donner un sobriquet à personne ; l’homme dont je parle doit ce titre à mademoiselle Viefville et à ses propres exploits, c’est un certain M. Steadfast Dodge, qui, à ce qu’il paraît, nous connaît de nom, parce qu’il habite le même comté que nous, et qui désire nous connaître davantage.

— C’est le résultat naturel de toute connaissance utile.

— M. John Effingham, qui est porté à lancer des sarcasmes contre tous les pays, sans même en excepter le sien, nous dit que ce n’est qu’un échantillon de ce que nous devons nous attendre à trouver en Amérique. Si cela est, nous ne serons pas longtemps étrangers pour M. Dodge ; car, à ce que m’ont dit mademoiselle Viefville et ma fidèle Nanny, il leur a déjà communiqué mille détails intéressants sur lui-même ; et tout ce qu’il demande en échange, c’est qu’elles répondent avec vérité à toutes les questions qu’il fait sur nous.

— C’est certainement une nouvelle alarmante, et je prendrai mes précautions en conséquence.

— S’il venait à découvrir que votre John n’a pas de surnom, je suis loin d’être sûre qu’il ne se préparerait pas à l’accuser de quelque crime ou de quelque délit ; car M. John Effingham soutient que le penchant favori de la classe d’hommes dont il fait partie est de supposer le pire, quand leur imagination n’est plus alimentée par des faits. Tout est faux pour eux, et ils ne connaissent plus que flatterie ou accusation.

L’arrivée de M. Blunt fit cesser cet entretien ; Ève montrant quelque répugnance à l’admettre dans ces petits à parte, circonstance que M. Sharp remarqua avec satisfaction. La conversation devint alors générale, et M. Blunt amusa la compagnie en lui rendant compte de plusieurs propositions déjà faites par M. Dodge, et qui, d’après sa relation, portaient de la manière la plus prononcée le cachet américain. La première était d’aller aux voix pour savoir lequel de M. Van Buren et de M. Harrisson, avait le plus de partisans parmi les passagers. Comme elle fut rejetée, attendu que la plupart ne connaissaient nullement les deux individus qu’il venait de nommer, il avait proposé de former une société qui serait chargée de s’assurer chaque jour de la position précise du bâtiment. Mais le capitaine Truck avait jeté du ridicule sur cette proposition en disant d’un ton sec qu’un des devoirs de cette société serait aussi de s’assurer des moyens de traverser à gué la mer Atlantique.


  1. Mots allemands et italiens qui signifient également pour-boire, gratification.
  2. Poivre.