Le Paquebot américain/Chapitre XI

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 15p. 115-125).


CHAPITRE XI.


Moi qui fais tomber une légère rosée sur les feuilles endormies, j’amène aussi les tempêtes — les tempêtes de la mémoire, de la pensée, des remords. Respecte moi, ô terre ! je suis la nuit solennelle.
Mistress Hemans



Notre tâche, en ce moment, n’est pas de peindre les phénomènes de l’Océan, mais de tracer le tableau d’un ouragan régulier quoique furieux. Un des premiers symptômes de sa violence fut la disparition des passagers, qui quittèrent le pont les uns après les autres pour regagner chacun leur chambre. Il n’y resta que John Effingham et Paul Blunt. Ils avaient fait tous deux, à ce qu’il paraissait, tant de voyages sur mer, qu’ils s’étaient familiarisés avec la navigation, et que ni le mal de mer, ni les alarmes d’aucune espèce, ne pouvaient avoir de prise sur eux.

Les pauvres passagers de l’avant ne firent pas exception. Horriblement tourmentés par le mal de mer, ils se réfugièrent dans leurs antres, se repentant de bon cœur, pour le moment, d’avoir bravé les dangers de l’Océan. La femme de Davis aurait voulu alors être exposée à tout le ressentiment de son oncle ; et, quant à son mari, M. Leach, qui traversa cette scène d’abomination pour voir si tout était dans l’ordre, dit au capitaine que M. Grab ne le toucherait pas plus qu’un torchon sale, s’il le voyait dans l’état où il était.

Le capitaine Truck rit beaucoup de cette remarque, car il avait pour les cas ordinaires du mal de mer autant de compassion qu’un jeune chat en montre pour les souffrances de la première souris qu’il a prise, et qu’il s’amuse à tourmenter avant de la manger.

— C’est ce qu’il mérite pour s’être marié, monsieur Leach ; et prenez garde de ne pas faire le même abus des occasions que vous pourrez trouver, dit-il avec un air content de lui-même, en comparant trois ou quatre cigares placés dans le creux de sa main, comme pour voir lequel était le plus digne d’être serré le premier entre ses lèvres ; le mariage, monsieur Blunt, ne fait ordinairement que disposer un homme à avoir des nausées : rien n’est plus facile que de mettre en mouvement la pompe de l’estomac dans un homme marié. — Cela n’est-il pas vrai comme l’Évangile, monsieur John Effingham ?

M. John Effingham ne répondit rien ; mais le jeune homme qui admirait sa belle taille et ses traits nobles fut singulièrement frappé de l’amertume, pour ne pas dire de l’angoisse, empreinte dans le sourire par lequel il annonça son assentiment. Tout cela fut perdu pour le capitaine Truck, qui continua con amore :

— Une des premières questions que je fais relativement à chacun de mes passagers, c’est pour savoir s’il est marié. Si la réponse est non, je le regarde comme un bon compagnon dans un coup de vent comme celui-ci, — comme un homme qui peut fumer, — qui sait plaisanter quand un hunier est déralingué, — en un mot, comme un bon compagnon pour une catégorie. Si l’un de vous, Messieurs, avait une femme, elle vous tiendrait en ce moment sous le pont, de peur que vous ne glissiez par un dalot, — qu’une lame ne vous jette par dessus le bord, ou que le vent n’emporte vos sourcils ; et en ce cas, je perdrais l’honneur de votre compagnie. Un homme doit trouver ses aises trop précieuses pour les risquer sur la mer du mariage. Quant à vous, monsieur John Effingham, vous avez lové votre câble pendant environ un demi-siècle, et je n’ai pas beaucoup d’inquiétude pour vous ; mais M. Blunt est encore assez jeune pour être en danger. Je voudrais que Neptune vînt à bord, jeune homme, pour vous faire prêter serment d’être fidèle et constant à vous-même.

Paul Blunt sourit, rougit un peu, et reprenant courage lui répondit sur le même ton :

— Au risque de perdre votre bonne opinion, capitaine, et même en face de cet ouragan, je me déclarerai l’avocat du mariage.

— Si vous voulez me répondre à une question, mon cher Monsieur, je vous dirai si votre cas est désespéré ou non.

— Avant que j’y consente, vous devez sentir qu’il faut que je sache quelle est cette question.

— Avez-vous pris votre parti quant à la femme que vous épouserez ? Si ce point est décidé, je ne puis que vous recommander le souchong de Joé Bunk, et vous conseiller de vous soumettre à votre destin, car personne ne peut y résister. La raison qui fait que les Turcs adoptent le dogme de la prédestination, c’est le nombre de leurs femmes. On a écrit bien des livres pour démontrer pourquoi ils livrent si aisément leur cou au sabre ou au cordon ; j’ai été en Turquie, Messieurs, et je connais un peu les manières de ce pays : la raison qui fait qu’ils se soumettent si facilement à être décapités ou étranglés, c’est qu’ils sont toujours prêts à se pendre. — Eh bien ! Monsieur, quel est le fait ? Avez-vous décidé ou non qui sera votre femme ?

Quoiqu’il n’y eût dans tout cela que le badinage permis entre des compagnons de voyage, Paul Blunt l’écouta avec un air gauche qu’on aurait à peine attendu d’un jeune homme qui connaissait le monde aussi bien que lui. Il sourit, rougit, fit un effort pour rendre le capitaine plus grave en prenant un air de réserve, et il finit par aller se promener sur une autre partie du pont sans lui répondre. Heureusement l’honnête capitaine n’y fit aucune attention, car il avait en ce moment des ordres à donner pour une manœuvre. Paul se flatta que personne ne songeait plus à lui, mais une ombre qu’il vit à côté de la sienne le fit tressaillir. Il tourna la tête avec vivacité, et vit M. John Effingham.

— Sa mère était un ange, dit celui-ci ; et je l’aime aussi, mais c’est comme un père.

— Monsieur ! — monsieur Effingham ! — ces remarques sont soudaines et inattendues, et je ne suis pas préparé à en entendre de semblables.

— Vous imaginez-vous qu’un homme aussi attaché que moi à cette charmante créature ait pu ne pas s’apercevoir de votre passion pour elle ? Vous l’aimez tous deux, et elle mérite la plus vive affection de mille autres. — Ayez de la persévérance ; car, quoique je n’aie pas de voix dans cette affaire, quoique je craigne d’avoir peu d’influence sur la détermination qu’elle prendra, une étrange sympathie me fait désirer que vous réussissiez. Mon domestique m’a dit que vous vous étiez déjà vus, et au su de son père, et c’est tout ce que je demande ; car mon parent est prudent. Il vous connaît probablement, quoique je ne vous connaisse pas.

Les joues de Paul étaient en feu, et il pouvait à peine respirer. Ayant compassion de sa détresse, John Effingham sourit avec bonté ; et il allait le quitter, quand il sentit son bras fortement serré par la main du jeune homme.

— Ne me quittez pas encore, monsieur Effingham, je vous en supplie, lui dit-il avec vivacité ; il m’est si peu ordinaire d’entendre quelqu’un me parler avec confiance, ou même avec bonté, que c’est une circonstance, précieuse pour moi. Je me suis laissé troubler l’esprit par les remarques faites au hasard par cet homme bien intentionné, mais irréfléchi : dans un moment je serai plus calme, — plus homme, — moins indigne de votre attention et de votre pitié.

— La pitié est un mot dont je n’aurais jamais songé à me servir pour l’appliquer à la personne, au caractère, et, comme je l’espérais, à la destinée de M. Blunt ; et j’espère que vous ne me soupçonnerez d’aucun esprit d’impertinence. J’ai conçu pour vous, jeune homme, un intérêt que j’ai depuis longtemps cessé d’éprouver pour la plupart de mes semblables, et je me flatte que ce sera une excuse suffisante de la liberté que j’ai prise. Peut-être le soupçon que vous désiriez obtenir l’estime de ma jeune cousine en a-t-il été la principale cause ?

— Vous ne vous êtes pas trompé, Monsieur. Qui pourrait être indifférent à l’estime d’une jeune personne en qui l’on trouve un esprit si simple, et pourtant si cultivé ; — d’une femme si éloignée de la froide coquetterie et des qualités superficielles de l’Europe, et de la puérilité ignorante de l’Amérique ; — en un mot, d’une créature qui réunit si bien en elle tout ce que pourraient désirer le père le plus passionné et le frère le plus sensible !

John Effingham sourit, car sourire d’une faiblesse était une habitude chez lui, mais son œil brillait. Après un moment d’hésitation, il se tourna vers son jeune compagnon, et avec une délicatesse d’expression et des manières pleines de dignité, qu’il employait mieux que personne quand il le voulait, il lui fit une question qui était présente à ses pensées depuis plusieurs jours, quoiqu’il n’eût pas encore trouvé une occasion convenable pour la lui faire.

— Votre franchise, votre confiance, m’enhardissent, — moi qui devrais être honteux de me vanter d’avoir plus d’expérience, quand je reconnais chaque jour combien peu j’en ai profité, — à chercher à rendre notre connaissance plus intime en vous parlant de choses qui vous touchent personnellement, et auxquelles un étranger n’aurait pas le droit de faire la moindre allusion. Vous parlez des pays que vous venez de mentionner, de manière à me convaincre que vous les connaissez également tous deux.

— J’ai souvent traversé l’Océan, et des deux côtés j’ai beaucoup vu la société pour un homme de mon âge. Ce qui augmente peut-être l’intérêt que m’inspire votre aimable cousine, c’est que, de même que moi, elle n’appartient proprement ni à l’un ni à l’autre pays.

— Prenez bien garde qu’elle ne vous entende parler ainsi, mon jeune ami ; car Ève Effingham s’imagine être aussi Américaine de caractère que de naissance. Simple et sans aucun art, — dévouée à ses devoirs, — religieuse sans fanatisme, — amie des institutions libérales, sans vouloir des choses impraticables ; — femme de cœur et d’âme, vous trouverez difficile de lui persuader qu’avec tout son usage du monde et tous ses talents, elle est quelque chose de plus qu’une humble esquisse de son beau idéal.

Paul sourit ; ses yeux rencontrèrent ceux de John Effingham, et leur expression mutuelle leur apprit à tous deux, qu’indépendamment de leur admiration pour celle qui venait d’être le sujet de leur conversation, ils pensaient de même sur bien des points.

— Je sens que je ne me suis pas expliqué avec vous comme j’aurais dû le faire, monsieur Effingham, dit le jeune homme après un moment de silence ; mais dans un moment plus convenable, je profiterai de votre bonté pour être moins réservé. Le sort m’a jeté dans le monde presque sans amis, tout à fait sans parents, du moins en ce qui concerne mes rapports avec eux, et j’ai peu connu l’affection dans les paroles et dans les effets.

John Effingham lui serra la main ; et, à compter de ce moment, il s’abstint de faire aucune allusion aux affaires personnelles de Paul Blunt, ayant quelque soupçon que c’était un sujet pénible pour ce jeune homme. Il savait qu’il se trouvait en Europe des milliers de personnes des deux sexes qui, quoique ayant reçu une bonne éducation, et y joignant quelquefois de la fortune, trouvaient pénible d’avoir à parler de leur histoire privée, par suite d’une naissance illégitime, d’un divorce ou de quelque autre infortune de famille, et il en conclut que Paul Blunt était probablement de ce nombre. Malgré son attachement pour Ève, il avait trop de confiance dans le jugement de sa cousine et dans la prudence de M. Effingham pour supposer qu’ils eussent admis légèrement ce jeune homme au nombre de leurs connaissances ; et quant à ce qui n’était que préjugé, il en était entièrement exempt. Peut-être même la mâle indépendance de son caractère faisait-elle que, sur des points semblables, il touchait presque à l’ultra-libéralisme.

Dans cette courte conversation, à l’exception de l’allusion peu équivoque, quoique légère, que John Effingham avait faite à M. Sharp, il n’avait été question ni de lui, ni de son attachement supposé pour Ève ; tous deux étaient convaincus que cet attachement existait, et c’était peut-être une raison pour que chacun d’eux eût évité d’en parler, car c’était un sujet délicat, et qu’ils désiraient également oublier dans leurs moments plus calmes. Leur entretien prit alors un caractère plus général, et pendant plusieurs heures de la journée, tandis que le mauvais temps retenait sur le pont les autres passagers, ils restèrent ensemble, jetant ce qu’il était peut-être déjà trop tard pour appeler les bases d’une solide et sincère amitié. — Jusqu’alors Paul Blunt avait regardé John Effingham avec une sorte de crainte et de méfiance, mais il le trouva si différent de ce qu’on en disait, et de ce que sa propre imagination se l’était figuré, que la réaction qui s’opéra dans ses sentiments servit à les rendre plus vifs et à augmenter son respect. — D’une autre part, le jeune homme montra tant de modestie et de bon sens, tant de connaissances fort au-dessus de ce qu’on devait attendre de son âge, tant d’intégrité et de justice dans tous ses sentiments, que lorsqu’ils se séparèrent, le vieux garçon regrettait que la nature ne l’eût pas rendu père d’un tel fils.

Pendant tout ce temps, l’oisiveté n’avait pas régné sur le pont. Le vent avait toujours augmenté, et quand le soleil se coucha, le capitaine Truck déclara dans la grande chambre que c’était « un ouragan de construction régulière. » Voile sur voile avait été carguée ou serrée, et enfin le Montauk ne portait plus que la misaine, le grand hunier aux bas ris, le petit foc, et le foc d’artimon ; encore doutait-on s’il ne faudrait pas bientôt serrer le hunier, et prendre un ris à la misaine.

Le cap était au sud-sud-ouest ; le bâtiment avait une forte dérive, et à peine conservait-il assez de vitesse pour qu’on pût gouverner. L’Écume avait gagné plusieurs milles pendant le temps qu’elle avait pu porter ses voiles, mais elle avait été obligée de les diminuer aussi quand la force du vent et de la mer avait forcé M. Truck à amarrer sa roue. Cet état de choses opéra de nouveau un changement considérable dans leur position relative. Le lendemain on ne voyait que le haut des mâts de la corvette, du côté du vent du paquebot. Sa construction fine et la qualité qu’elle avait de mieux de tenir le vent lui avaient donné cet avantage, comme cela convenait à un bâtiment destiné à la guerre et à la chasse.

Le capitaine Truck ne fit pourtant qu’en rire. On ne pouvait en venir à l’abordage par un temps semblable, et peu lui importait où était le croiseur, pourvu qu’il eût le temps de lui échapper quand l’ouragan cesserait. Au total, il était plus charmé que fâché de la situation présente des choses, car elle lui offrait une chance de s’échapper sous le vent aussitôt que le temps le permettrait, si toutefois la corvette ne disparaissait pas tout à fait au vent.

Ce fut principalement à ses deux lieutenants que le digne capitaine fit connaître ses espérances et ses craintes, car bien peu de passagers se montrèrent sur le pont avant l’après-midi du second jour de l’ouragan : alors seulement leurs souffrances physiques diminuèrent, mais ce fut pour faire place à des appréhensions qui leur permettaient à peine de jouir de ce changement. Vers midi, le vent prit une telle force, et les lames se brisèrent contre les bossoirs du paquebot avec une violence si redoutable, qu’il devint douteux qu’il pût rester plus longtemps dans sa situation actuelle. Plusieurs fois dans la matinée, les lames lui avaient fait faire des arrivées, et avant que le paquebot pût reprendre sa première position, la lame suivante se brisait contre sa hanche, et couvrait le pont d’un déluge d’eau. Il y a un danger particulier à être à la cape pendant un ouragan, car si le bâtiment tombe dans le creux des lames, et est atteint dans cette situation par une vague d’une force extraordinaire, il court le double risque d’être engagé, ou d’avoir ses ponts balayés par la cataracte qui s’y précipite par le travers et qui entraîne tout ce qui s’y trouve. Ceux qui ne sont pas marins se font peu d’idée du pouvoir des eaux quand elles sont poussées par le vent pendant une tempête, et la description des avaries souffertes par un bâtiment les surprend quand ils lisent la description de quelque catastrophe navale. L’expérience a pourtant prouvé que les plus grandes embarcations, les canons, et des ancres d’un poids énorme, sont arrachés à tout ce qui les retient et entraînés à la mer.

La manœuvre de mettre à la cape a un double avantage, tant qu’on peut s’y maintenir, puisqu’elle présente au choc des vagues la portion la plus forte du bâtiment, et qu’elle a le mérite de le tenir le plus près possible de la direction qu’on désire : mais c’est une mesure de sûreté qui est souvent adoptée quand un bâtiment ne peut faire vent arrière ; et à laquelle, au contraire, on renonce pour faire vent arrière quand la violence du vent et de la mer rendent la cape dangereuse. La qualité d’un bâtiment n’est jamais si bien éprouvée que par la manière dont il se comporte, comme on dit, dans ces moments difficiles ; et le savoir du meilleur officier de marine ne peut être établi d’une manière si triomphante dans aucune partie de sa profession, que lorsqu’il a eu l’occasion de prouver qu’il a su si bien l’arrimer, qu’il est parvenu à donner à son navire toutes les qualités désirables et à en tirer le meilleur parti possible.

À moins d’être marin, on est porté à croire que rien n’est plus facile à un bâtiment que de voguer vent arrière, quelle que soit la force d’un ouragan : le marin seul en connaît les difficultés et les dangers. Mais nous n’en parlerons pas d’avance, et nous les laisserons se présenter régulièrement dans le cours de cette relation.

Longtemps avant midi, le capitaine Truck avait prévu qu’il serait forcé de mettre son bâtiment vent arrière. Il différa cette manœuvre jusqu’au dernier moment, par des raisons qui lui parurent suffisantes. Plus il tenait son bâtiment à la cape, moins il s’écartait de sa route, et plus il était probable qu’il pourrait échapper à l’Écume à la dérobée, puisque ce bâtiment, en maintenant mieux sa position, permettait au Montauk de dériver graduellement sous le vent, et par conséquent de se placer à une plus grande distance.

Mais enfin la crise n’admit plus de délai. Tout l’équipage fut appelé sur le pont ; le grand hunier fut cargué, non sans difficulté, et alors le capitaine Truck donna à contre-cœur l’ordre d’amener le foc d’artimon, de mettre la barre tout au vent, et de faciliter le virement en brassant les vergues. C’est en tout temps un changement critique, comme nous l’avons déjà dit, car le bâtiment est exposé aux chocs des lames, qui acquièrent une grande force par l’inertie du bâtiment. Pour exécuter cette manœuvre, le capitaine Truck monta quelques enfléchures dans les haubans de misaine, car il était trop bon marin pour offrir au vent la moindre prise, ne fût-ce que son corps, sur les haubans de l’arrière. De là, les yeux tirés du côté du vent, il attendit un moment ou la brise serait moins furieuse, et où ces fortes lames se succéderaient avec moins de rapidité. Dès que cet instant fut arrivé, il fit un signe de la main, et la barre, qui était dessous, fut mise sur-le-champ toute au vent.

C’est toujours un moment inquiétant sur un bâtiment, car on ne peut prévoir ce qui s’ensuivra. C’est comme une bordée tirée par un navire ennemi. Une douzaine d’hommes peuvent être enlevés en un instant, et le bâtiment lui-même être jeté sur le côté. John Effingham et Paul Blunt, les seuls passagers qui fussent sur le pont, sentaient le danger, et ils épiaient le moindre changement avec l’intérêt d’hommes qui avaient tant à perdre. D’abord le mouvement du paquebot fut lent, et ne répondit pas à l’impatience de l’équipage. Ensuite son tangage cessa, et il tomba lourdement dans le creux formé par deux lames, comme s’il n’eût jamais dû en sortir. Sa chute fut telle, que sa misaine battit avec une force qui ébranla tout le bâtiment de l’avant à l’arrière. En se relevant sur la lame suivante, celle-ci glissa heureusement sous le bâtiment, dont la mâture élevée s’inclina fortement au vent. Quand il reprit son équilibre, le Montauk fendit l’eau, et quand une autre lame arriva, il avait déjà acquis de la vitesse. Cependant la mer continuait à déferler sur son flanc, le jetant sous le vent et le faisant incliner jusqu’à plonger les bras des basses vergues à la mer. Des cataractes d’eau tombaient sur le pont avec le bruit sourd de la terre qu’on jette sur un cercueil. En ce moment important, le vieux John Truck, qui était debout sur les haubans de misaine, la tête nue, complètement trempé par l’eau qui jaillissait du haut des vagues, et ses cheveux gris en désordre, cria d’une voix de stentor : Brassez la vergue de misaine au vent, mes amis, et brassez-la rapidement ! Chacun déploya toute sa force. La pression presque irrésistible du vent sur la voile rendit la manœuvre très-lente ; mais à mesure que le vent la frappait plus perpendiculairement, la voile entraîna le paquebot avec une force égale à celle d’une machine à vapeur. Avant qu’une autre lame pût arriver, le Montauk fendait la mer avec une rapidité furieuse ; et quoiqu’il présentât encore sa hanche aux vagues, sa vélocité les privait d’une grande partie de leur force et diminuait le danger.

Le mouvement du bâtiment devint sur-le-champ plus facile, quoiqu’il fût encore bien loin d’être à l’abri de tout péril. N’étant plus forcé de faire tête aux vagues, mais les accompagnant dans leur course, son roulis cessa de troubler l’organisation des passagers, et avant que dix minutes se fussent écoulées, la plupart d’entre eux étaient montés sur le pont pour respirer plus librement. Parmi eux se trouvait Ève, appuyée sur le bras de son père.

C’était une scène effrayante, quoiqu’on pût la contempler alors sans aucun risque personnel. Les passagers se rassemblèrent autour de la jeune et charmante fille, qui considérait avec une attention muette cet imposant spectacle, désirant savoir quel effet il produirait sur elle. Elle paraissait frappée d’admiration, mais non alarmée ; car l’habitude de compter sur les autres fait assez souvent que les femmes sont moins sujettes à la crainte que ceux que leur sexe semble rendre responsables des événements.

— Mademoiselle Viefville a promis de me suivre, dit-elle, et comme j’ai un droit national à être comptée au nombre des marins, vous ne devez pas vous attendre à des vapeurs ; ni même à des extases ; mais réservez-vous, Messieurs, pour la Parisienne.

La Parisienne arriva bientôt, les mains levées vers le ciel, et les yeux pleins d’admiration, de surprise et de crainte. Sa première exclamation lui fut arrachée par la terreur, et fixant alors ses yeux sur Ève, elle s’écria en fondant en larmes : — Ah ! ceci est décisif ! Quand nous nous séparerons, ce sera pour la vie !

— En ce cas, nous ne nous séparerons jamais, ma chère demoiselle ; vous n’avez qu’à rester en Amérique, pour éviter à l’avenir tous les inconvénients de l’Océan. Oubliez seulement le danger, et admirez la sublimité de ce terrible panorama.

Ève pouvait bien nommer ainsi cette scène. Les périls qu’on avait alors à éviter étaient que le bâtiment ne coiffât, ou ne vînt à engager. Rien ne peut sembler plus facile, comme on l’a dit, que de voguer vent arrière, cette expression étant passée en proverbe ; mais y il a des instants où même un vent favorable devient une source féconde de dangers, et nous allons les expliquer en peu de mots.

La vitesse de la lame, quand elle est poussée par un ouragan, est souvent égale à celle du bâtiment, et quand cela arrive, le gouvernail devient inutile, parce qu’il tire tout son pouvoir de son action comme corps mobile contre un élément comparativement en repos. Quand le bâtiment et l’eau avancent ensemble avec la même vitesse, et dans la même direction, ce pouvoir du gouvernail est nécessairement paralysé, et le bâtiment, dans sa route, reste à la merci des flots et du vent. Ce n’est pas tout encore. La rapidité des vagues excède quelquefois celle du navire, et alors l’action du gouvernail se fait sentir momentanément en sens inverse, et produit un effet exactement contraire à celui qu’on désire. Il est vrai que cette dernière difficulté ne dure jamais que quelques instants, sans quoi la situation du marin serait désespérée ; mais elle se présente souvent, et si irrégulièrement, qu’elle défie les calculs et déjoue la prudence. Dans le cas dont il s’agit, le Montauk semblait voler sur l’eau, tant son sillage était rapide ; mais quand une lame furieuse l’atteignait dans sa course, il plongeait lourdement dans la mer, comme un animal blessé, qui, désespérant d’échapper, se laisse tomber sur le gazon, résigné à son destin. Dans de pareils instants, le haut des vagues passait à ses côtés comme des vapeurs dans l’atmosphère, et un homme sans expérience aurait pu croire que le bâtiment était stationnaire, quoiqu’il voguàt réellement avec une vélocité effrayante.

Il est à peine nécessaire de dire que, pour courir vent arrière, il faut faire la plus grande attention au gouvernail, pour pouvoir replacer promptement le bâtiment dans la direction convenable s’il en est écarté par la force des vagues ; car, indépendamment de ce qu’il perd son aire dans le bouillonnement des eaux, — péril imminent en lui-même si on le laisse exposé à l’attaque de la vague suivante, ses ponts seraient du moins balayés, quand même il échapperait à une calamité encore plus sérieuse.

Acculer est un danger d’une autre espèce, et l’on y est aussi particulièrement exposé en faisant voile vent arrière. Ce mot exprime simplement la situation d’un bâtiment atteint par une vague pendant qu’il fuit devant elles, quand le haut d’une lame rompue par la résistance qu’elle éprouve tombe sur le pont par-dessus la poupe. Pour éviter ce risque, on fait porter des voiles au bâtiment le plus longtemps qu’il est possible, car on n’a jamais plus de sécurité en fuyant vent arrière, que lorsqu’on imprime au bâtiment le plus grand degré de vitesse possible. Par suite de ces dangers compliqués, les meilleurs voiliers, et qui sont les plus faciles à gouverner, sont ceux qui voguent le mieux vent arrière. Il y a pourtant une espèce de vitesse qui devient en elle-même une source de nouveau danger : ainsi on a vu des bâtiments extrêmement fins s’enfoncer tellement dans les montagnes liquides qu’ils ont en avant, et recevoir ainsi sur leurs ponts une telle masse d’eau, qu’ils ne se relèvent jamais. C’est un destin auquel sont particulièrement exposés ceux qui entreprennent de gouverner un bâtiment américain sans en bien connaître toutes les qualités. Mais dans le cas dont il s’agit ce danger n’était pas à craindre, les formes arrondies et l’avant renflé du Montauk l’en mettant à l’abri, quoique le capitaine Truck dît qu’il doutait que la corvette aimât à suivre l’exemple qu’il lui avait donné.

L’événement parut confirmer l’opinion du capitaine à cet égard ; car, lorsque la nuit tomba, on apercevait à peine le haut de la mâture de l’Écume, qui se dessinait à l’horizon comme les fils déliés de la toile d’une araignée. Au bout de quelques minutes ces faibles traces de sa présence dans ces parages disparurent aux yeux de ceux qui étaient au haut des mâts, car sur le pont il y avait plus d’une heure qu’on ne les voyait plus.

Les magnifiques horreurs de cette scène s’accrurent avec les ténèbres. Ève et sa famille restèrent encore quelques heures sur le pont, appuyées contre le rouffle, regardant la lumière presque surnaturelle produite par les vagues écumantes, qui rendait le spectacle attrayant et terrible en même temps. La connaissance des dangers qu’ils couraient, semblait même ajouter encore au plaisir, car il en résultait un genre de jouissance sublime et solennel ; et ce ne fut qu’une heure après qu’on eut commencé le quart de minuit, qu’ils purent prendre sur eux de renoncer à la vue imposante d’une mer courroucée.