Le Paquebot américain/Chapitre XII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 15p. 126-135).


CHAPITRE XII.


As-tu jamais été à la cour, berger ? — Non, sur ma foi. — En ce cas, tu es damné. — J’espère bien que… — Damné, te dis-je ; comme un œuf mal cuit, qui ne l’est que d’un côté.
Shakspeare.



Quand tous les passagers furent descendus sous le pont, aucun d’eux ne songea à se coucher. Quelques-uns s’adressaient quelques mots entrecoupés, formant une conversation à peine intelligible ; d’autres essayaient inutilement de faire une lecture ; le plus grand nombre se regardaient les uns les autres en silence, livrés à de fâcheux pressentiments, tandis que le vent sifflait à travers les mâts et les cordages. Ève était dans un salon, assise sur un sofa, la tête appuyée sur l’épaule de son père, et les yeux fixés sur la porte donnant dans la grande chambre, et qui était restée ouverte, car personne ne songeait s’isoler, à moins que ce ne fût pour faire une prière secrète. M. Dodge lui-même avait cessé d’être rongé par l’envie ; il ne songeait plus à sa démocratie philanthropique et exclusive ; et ce qui convainquait encore mieux que tout ce monde sublunaire avait disparu à ses yeux, c’est qu’il avait oublié ce profond respect pour le rang, qu’avaient manifesté ses efforts pour se lier intimement avec sir George Templemore. Quant au baronnet, il était assis devant une table, la tête appuyée sur ses mains, et on l’entendit une fois exprimer le regret d’avoir jamais pensé à s’embarquer.

Saunders interrompit le sombre silence qui régnait, en faisant ses préparatifs pour le souper. Il couvrit d’une nappe le bout de la table ; un seul couvert qu’il y plaça, indiqua que le capitaine Truck allait dîner, ce qu’il n’avait pas encore fait ce jour-là. Le maître d’hôtel attentif connaissait le goût de son commandant, et avait toujours eu soin de s’y conformer, car on voit rarement une table mieux garnie que celle de la grande chambre ne le fut en cette occasion, du moins quant à la quantité. Indépendamment des pièces de résistance ordinaires, telles que jambon et bœuf fumé, il y avait un canard rôti, des huîtres marinées, — mets qui est presque particulier à l’Amérique, — avec un accompagnement d’anchois, d’olives, de dattes, de figues, de raisins, de pommes de terre et de puddings ; le tout servi en ambigu, et sans autre arrangement que d’être placé à la portée du bras du capitaine Truck. Quoique Saunders ne fût pas tout à fait sans goût, il connaissait trop bien les penchants du capitaine, pour négliger le moindre détail important, et il avait un soin tout particulier de placer les plats de manière à en faire comme des rayons divergeant d’un centre commun, qui était le grand fauteuil fixé à demeure que M. Truck aimait à occuper dans ses moments de loisir.

— Vous ferez encore bien des voyages avant de savoir réunir toutes les délicatesses nécessaires pour le dîner d’un homme comme il faut, monsieur Toast, dit M. Saunders à son subordonné, ou, comme on appelait quelquefois en plaisantant, au maître d’hôtel en second, quand ils se furent retirés dans l’office pour attendre l’arrivée du capitaine. Chaque plat — Saunders avait fait quelques voyages au Havre, et il y avait appris quelques termes de sa profession — chaque plat doit être à la portée du bras du convive, et surtout s’il s’agit du capitaine Truck, qui n’aime pas à laisser des intervalles dans ses repas. Quant aux entremesses, on peut les placer comme on l’entend, comme le sel et la moutarde, pourvu que le convive puisse commodément les tirer à lui.

— Je ne sais ce que c’est que des entremesses, monsieur Saunders et je désire excessivement recevoir mes ordres en bon anglais que je puisse comprendre.

— Un entremesse, monsieur Toast, est une légère bouchée placée indifféremment entre les aliments solides. Par exemple, supposons qu’on commence par une tranche de cochon salé, on désire naturellement boire un verre de grog ou de porter ; et pendant que je prépare le premier breuvage, ou que je débouche une bouteille du second, on se rafraîchit avec un entremesse, comme qui dirait une aile de canard, ou une assiette d’huîtres marinées. Il faut que vous sachiez que tous les passagers ne se ressemblent pas ; il y en a qui ne font que manger et boire, depuis l’instant qu’on met à la voile, jusqu’à celui où l’on jette l’ancre, tandis que d’autres prennent l’Océan, comme on pourrait dire, sentimentalement.

— Sentimentalement, Monsieur ? Je suppose que vous voulez parler de ceux qui ont souvent besoin d’une cuvette ?

— Cela dépend du temps. J’en ai vu d’abord qui ne mangeaient pas en une semaine ce qui aurait à peine suffi pour un bon dîner, et qui, ensuite, devenaient des dévorateurs insatiables quand ils étaient convalissants. Il y a aussi une grande différence, quand les passagers vivent en bon accord, ou comme chiens et chats ; car le bon accord donne de l’appétit, voyez-vous. Cependant les amoureux sont toujours des passagers peu coûteux et faciles à contenter.

— C’est extraordinaire, car je pensais qu’ils n’étaient jamais contents de rien, si ce n’est l’un de l’autre ;

— Vous ne vous êtes jamais tant trompé. J’ai connu un amoureux qui n’aurait pas su distinguer une pomme de terre d’un oignon, ou un sac de nuit d’une vieille femme ; mais de tous les hommes, en manière de passagers, l’homme à échantillon est celui que j’antipathe le plus. Ces gens-là passeraient toute la nuit à table, si le capitaine y consentait, et resteraient ensuite au lit toute la journée sans y faire autre chose que boire. Mais, pour cette fois, nous avons un agréable assortiment de passagers, et au total, c’est un plaisir et une condescendance de les servir.

— Il me semble, monsieur Saunders, qu’ils ressemblent comme deux pois à ceux que nous avons déjà eus.

— Pas plus que la venaison fraîche ne ressemble à du cochon salé, monsieur Toast. — Harmonie parfaite, Monsieur, car la grande chambre est remarquable en ce qui concerne la conduite et le caractère. D’abord, je mets tous les Effinghams au haut bout, ou A, n. 1, comme M. Leach appelle ce bâtiment ; ensuite il y a M. Sharp et M. Blunt, qui sont des gens comme il faut ; — rien n’est plus facile que de distinguer un homme comme il faut, et comme vous ayez embrassé une profession dans laquelle j’espère, pour l’honneur de notre couleur, monsieur Toast, que vous réussirez, il est bon que vous sachiez faire cette distinction ; d’autant plus qu’on n’a guère autre chose à attendre que de la peine et de l’embarras d’un passager qui n’est pas un homme comme il faut. — Voilà M. John Effingham, par exemple ; son domestique m’a dit qu’il espère bien ne jamais le quitter, car si un habit le gêne tant soit peu du bras, il le répudie sur-le-champ, et lui en fait présent.

— Ce doit être un plaisir de servir un tel maître, monsieur Saunders. — Je crois qu’on n’en peut pas dire autant de M. Dodge.

— Votre jugement commence à germer, Toast, et, si vous le cultivez, vous vous ferez bientôt remarquer par votre connaissance des hommes. M. Dodge, comme vous l’insinuez très-justement, n’est pas un homme très-raffiné ; ou particulièrement fait pour figurer en bonne société.

— Il paraît pourtant y tenir, monsieur Saunders, car il a déjà cherché à établir quatre ou cinq sociétés depuis que nous avons mis à la voile.

— Fort bien, Monsieur, mais toute société n’est pas une bonne société. — Quand nous serons de retour à New-York, Toast, il faut que je vous fasse entrer dans une meilleure société que celle où je vous ai trouvé quand nous en sommes partis. Vous ne pouvez convenir encore à notre cercle, il est d’un genre trop conclusif[1], mais vous pouvez figurer dans un autre. M. Dodge m’a consulté pour savoir si nous ne pourrions former, parmi les passagers de l’avant, une société d’abstinence de liqueurs fortes, et une autre pour la procréation[2] des principes moraux et religieux de nos ancêtres. Je lui ai répondu, sur la première question, que c’était bien assez d’avoir à dormir dans un misérable trou pendant tout le voyage, sans être perclus de la consolation d’un pauvre verre de grog de temps en temps ; et sur la seconde, que cela impliquait une attaque contre la liberté de conscience.

— Excellent, Monsieur ! vous lui avez donné la monnaie de sa pièce, et j’aurais bien voulu voir sa confusion. M’est avis que M. Dodge, voudrait établir ses sociétés en faveur de la liberté et de la religion, pour pouvoir faire perdominer ses propres inventions sur les unes et sur les autres.

Saunders appuya son long doigt jaune sur le nez épaté de son aide, et lui dit avec un air d’approbation :

— Toast, vous avez mis la main sur son caractère, aussi juste que je mets la mienne sur votre nez romain. C’est un homme qui n’est bon qu’à faire des prosélytes parmi cette canaille d’Irlandais ; — le paysan d’Irlande et le nègre américain sont ennemis jurés. — Mais il n’est capable de rien de respectable ou de décent. Si ce n’était pour sir George, je daignerais à peine balayer sa chambre.

— Et que pensez-vous de sir George, monsieur Saunders ?

— Sir George est un homme titré, et l’on ne doit pas en parler trop librement. Il m’a déjà fait le compliment de me prier d’accepter un souverain, et il ne m’a pas caché l’intention où il était de faire encore mieux les choses quand nous serons arrivés.

— Je suis étonné qu’un homme comme lui n’ait pas pris une chambre pour lui seul.

— Sir George m’a expliqué tout cela dans une conversation que nous avons eue peu de temps après avoir fait connaissance. Il va dans le Canada pour les affaires publiques, et il n’a pris qu’une heure pour se préparer à partir. Il était trop tard pour qu’il pût avoir une chambre pour lui seul, et son domestique doit le suivre avec la plus grande partie de son bagage par le premier paquebot qui mettra à la voile. Oh ! on peut, sans rien craindre, le mettre au nombre des hommes respectables et libéraux, quoiqu’une foule de circonstances fortes l’aient peut-être exposé à quelque déconsidération.

M. Saunders, qui avait grandement puisé dans son vocabulaire pendant cette conversation, avait voulu dire des circonstances fortuites ; mais Toast pensa que de fortes circonstances pouvaient fort bien mettre un homme dans l’embarras. Après un moment de réflexion, ou de ce qu’il s’imaginait pouvoir passer pour réflexion sur sa figure orbiculaire et luisante, il dit à son compagnon :

— Je crois avoir deviné, monsieur Saunders, que les Effingham ne sont pas très-intimes avec sir George.

Saunders entrouvrit la porte de l’office pour faire une reconnaissance, et voyant que la même tranquillité continuait à régner dans la grande chambre, il ouvrit un tiroir, et en tira un journal de Londres.

— Pour vous montrer la confiance qui est due à un homme qui occupe une place aussi respectable et aussi responsable que la vôtre, monsieur Toast, lui dit-il, je vous dirai qu’un petit événement a transpiré hier en ma présence, et je l’ai cru assez particulier pour m’autoriser à garder ce papier. M. Sharp et sir George se trouvaient seuls dans la grande chambre, et le premier, à ce qu’il me sembla, désirait faire descendre tant soit peu le second de sa hauteur ; car, comme vous pouvez l’avoir remarqué ; il n’y a eu aucune conversation entre le baronnet et les Effingham, M. Sharp et M. Blunt. Ainsi donc, comme pour rompre la glace de sa hauteur, sir George dit : — Réellement, monsieur Sharp, les journaux sont devenus si personnellement particuliers, qu’on ne peut aller à la campagne pour y prendre une bouchée d’air frais sans qu’ils en parlent. Je pensais que pas une âme n’était instruite de mon départ pour l’Amérique, et cependant vous allez voir qu’ils en ont parlé avec plus de détails qu’il n’est agréable. En finissant ces mots, sir George donna le journal à M. Sharp, en lui montrant le paragraphe. M. Sharp lut l’article, remit le journal sur la table, et lui répondit froidement : — Cela est vraiment surprenant, Monsieur ; mais l’impudence est le défaut général du siècle. Et à ces mots, il sortit de la grande chambre. Sir George fut si vexé, qu’il entra dans sa chambre, et oublia le journal, qui tomba en la possession du maître d’hôtel, d’après un principe qu’on trouve dans Vattel, comme vous le savez, Toast.

Ici les deux dignes compagnons se livrèrent à la gaieté, en riant, quoique à petit bruit, aux dépens de leur commandant ; car quoique Saunders fût en général un homme grave, il savait rire dans l’occasion, et il se figurait même qu’il dansait particulièrement bien.

— Seriez-vous charmé de lire cet article, Toast ?

— Tout à fait inutile, Monsieur ; ce que vous m’en direz sera suffisamment risible, et satisfaisant.

Par cette phrase de politesse, M. Toast, qui savait lire comme un singe sait les mathématiques, évita le désagrément d’avouer l’insouciance avec laquelle il avait négligé, dans sa jeunesse, d’acquérir une connaissance si utile. Heureusement M. Saunders, qui avait été élevé comme domestique dans une famille respectable, était plus instruit ; et comme il était vain de tous ses avantages, il fut particulièrement charmé de trouver une occasion de montrer un de ses talents. Prenant donc le journal, il fut les lignes suivantes d’un ton didactique et affecté ; à peu près comme fait la révérence une femme qui, à trente ans passés, commence à vouloir se donner des grâces.

« Nous apprenons que sir John Templemore, baronnet, membre du parlement, et y représentant le bourg de Boodleigh, est sur le point de partir pour nos colonies américaines, dans la vue de se mettre complètement au fait des malheureuses questions qui les agitent en ce moment, et avec intention de prendre part, à son retour, aux discussions qui auront lieu dans la Chambre sur ce sujet intéressant. Nous croyons que sir George partira par le premier paquebot qui mettra à la voile de Liverpool, et reviendra assez à temps pour reprendre sa place dans la Chambre après les fêtes de Pâques. Ses gens et ses bagages sont partis hier de la capitale par la diligence de Liverpool. Pendant l’absence du baronnet, sir Gervais de Brush jouira du droit de chasse sur ses domaines, mais l’établissement de Templemore-Hall sera maintenu sans aucun changement. »

— Comment donc se fait-il que sir George soit parti avec nous ? demanda naturellement M. Toast.

— Il a été retenu à Londres plus longtemps qu’il ne le supposait, et il fallait qu’il partît avec nous, ou qu’il retardât son départ. Il est quelquefois aussi difficile, monsieur Toast, de se procurer des passagers que des hommes d’équipage. J’ai souvent été surpris qu’il se trouve des gens qui aiment la procrastination ; car il faut manger son dîner pendant qu’il est chaud, sans quoi il devient insipide.

— Saunders ! s’écria la voix de tonnerre du capitaine Truck, qui avait pris possession de ce qu’il appelait son trône dans la cabine. Les élégants discours du maître d’hôtel prirent fin à l’instant même, et avançant la tête à la porte de l’office il fit à la hâte la réponse d’usage :

— Oui, commandant, oui !

— Allons, allons, ne feuilletez pas votre dictionnaire dans l’office, et montrez-moi votre figure. Que diable croirez-vous que Vattel aurait dit si on lui avait servi un souper comme celui-ci ?

— Je crois, commandant, qu’il l’appellerait un fort bon souper sur un bâtiment par un ouragan. Voilà mon opinion, capitaine Truck ; et quand il s’agit de dîner ou de souper, je ne trompe jamais personne. Je crois que M. Vattel donnerait son approbation à un pareil souper, commandant.

— Cela est possible ; il a commis des méprises aussi bien qu’un autre. Allez me préparer un verre de grog : je n’en ai pas eu une goutte d’aujourd’hui. — Messieurs, quelqu’un de vous voudrait-il mettre la main au plat avec moi ? Ce bœuf est très-mangeable, et voici un vrai jambon de Maryland. C’est ce que j’appelle des étoupes pour remplir les vides des coutures.

Mais tous les passagers étaient trop occupés de l’ouragan pour avoir de l’appétit. Cependant M. Lundi, le courtaud de boutique, comme John Effingham l’avait nommé, et qui avait été sur mer assez souvent pour en connaître toutes les variétés, consentit à prendre un verre d’eau et d’eau-de-vie, comme pour corriger le madère dont il s’était inondé. Le temps, quel qu’il fût, ne produisait aucun effet sur l’appétit du capitaine Truck, et quoique trop exact à remplir ses devoirs pour quitter le pont avant de s’être bien assuré de l’état des choses, maintenant qu’il avait pris son parti de manger, il le faisait de tout cœur, et avec un empressement qui prouvait qu’il ne songeait pas aux apparences quand il avait faim. Pendant quelque temps, il fut trop occupé pour pouvoir parler, et il attaquait successivement tous les mets placés devant lui, sans s’inquiéter par lequel il commençait. Il n’interrompait cet exercice que pour boire, et jamais il ne laissait une seule goutte dans son verre. M. Truck était pourtant un homme sobre, car il ne mangeait jamais plus que ses besoins physiques ne l’exigeaient, ou que ses moyens physiques ne le comportaient. Enfin il arriva aux entremesses du maître d’hôtel, et il commença alors à remplir d’étoupes les vides des coutures de son estomac.

Du salon des dames, M. Sharp avait, ainsi qu’Ève, été témoin du souper du capitaine, et pensant que c’était une occasion favorable pour s’assurer de la situation des choses sur le pont, il fut chargé par les dames d’entrer dans la grande chambre pour le lui demander.

— Les dames désirent savoir où nous sommes, et comment va l’ouragan, capitaine, dit M. Sharp après s’être assis près du trône.

— Ma chère miss Effingham, dit M. Truck, méprisant la diplomatie, et ne voulant pas employer l’entremise d’un ambassadeur, je désirerais de tout mon cœur pouvoir vous persuader ainsi qu’à mademoiselle Viefville de goûter quelques-unes de ces huîtres marinées. Elles sont aussi délicates que vous-mêmes, et dignes d’être servies à une sirène, s’il en existe.

— Je vous remercie de votre offre, capitaine, mais je vous prie de trouver bon que je ne l’accepte pas, et que je vous renvoie au plénipotentiaire de mademoiselle Viefville, répondit Ève en riant ; car elle ne voulut pas dire qu’elle avait concouru elle-même à lui donner ses instructions.

— Vous voyez bien, capitaine, reprit M. Sharp, que vous aurez à traiter avec moi, d’après tous les principes établis par Vattel.

— Et je vous traiterai aussi, mon cher Monsieur. Souffrez que je vous persuade d’essayer une tranche cet anti-abolitionniste, dit le capitaine en plaçant son couteau sur le jambon qu’il continuait à regarder avec une sorte d’intérêt mélancolique. — Non ? soit ! Je crois qu’il est aussi mal d’insister trop longtemps que de ne pas offrir. — Eh bien ! Monsieur, je suis convaincu, après tout, comme Saunders le disait tout à l’heure, que Vattel lui-même, à moins qu’il ne fût plus déraisonnable en cuisine qu’en matière de droit public, aurait été plus heureux après avoir été vingt minutes assis à cette table qu’avant de s’y mettre.

Sharp, voyant qu’il était inutile d’attendre une réponse à sa question, résolut de laisser la conversation suivre son cours, et entra dans les idées du capitaine.

— Si Vattel eût approuvé un tel repas, dit-il, peu de gens ont le droit de se plaindre de leur fortune, quand il leur est permis de le partager.

— Je me flatte, Monsieur, dit Saunders, que je m’entends en souper, surtout pendant un ouragan, aussi bien que M. Vattel et qui que ce soit au monde.

— Et cependant, reprit M. Sharp, Vattel était un des plus célèbres cuisiniers de son temps.

— Cuisinier ! s’écria le capitaine ; Vattel, cuisinier ! Voilà la première fois que j’entends dire une pareille chose.

— Je puis vous affirmer sur mon honneur, Monsieur, qu’il a existé un Vattel qui était en ce genre l’artiste le plus distingué de son siècle. Il est pourtant possible que ce ne soit pas votre Vattel.

— Il n’a jamais pu exister deux Vattel, Monsieur. — Cette nouveauté me paraît fort extraordinaire, et je sais à peine qu’en penser.

— Si vous doutez de ce que je vous dis, interrogez quelque autre passager ; M. Effingham ou son cousin, M. Blunt, miss Effingham ; surtout mademoiselle Viefville. Elle peut, je crois, mieux que personne, confirmer ce que je viens de vous dire, car il était de son pays.


A

Le capitaine Truck, à ces mots, recommença à enfoncer des étoupes dans ses coutures, car l’air calme de M. Sharp avait fait impression sur lui ; et comme il réfléchissait sur les résultats du fait que son oracle aurait été un cuisinier, il pensa qu’il ne ferait pas mal de manger pour aider à la réflexion. Après avoir avalé sept à huit anchois, autant d’huîtres marinées, une douzaine d’olives, et des raisins, des figues et des amandes à discrétion, il donna tout à coup un grand coup de poing sur la table, et déclara son intention d’interroger à ce sujet les deux dames.

— Ma chère miss Effingham, dit-il, voulez-vous me faire l’honneur de me dire si vous avez jamais entendu parler d’un cuisinier nommé Vattel ?

— Très-certainement, capitaine. Non-seulement Vattel était cuisinier, mais peut-être le plus célèbre de tous ceux qui soient connus dans l’histoire, par ses sentiments du moins, si ce n’était par son habileté.

— Ne craignez rien à cet égard : Vattel était homme à bien faire tout ce qu’il aurait entrepris. — Est-il vrai, mademoiselle Viefville, qu’il était votre compatriote ?

Assurément, M. Vattel a laissé des souvenirs plus distingués qu’aucun autre cuisinier de son pays.

Le capitaine Truck jeta un coup d’œil rapide sur Saunders, qui était plongé dans l’admiration et le ravissement en voyant son importance s’accroître par cette découverte inattendue, et il lui dit avec cette manière sténographique qu’il prenait en parlant au chef de l’office :

— Entendez-vous cela, Monsieur ? Ayez soin de découvrir ce que c’est que ces souvenirs, et de m’en faire un plat dès que nous serons arrivés. J’ose dire que vous en trouverez sur le marché de Tulton ; et pendant que vous y serez, songez à m’acheter des langues. Je n’ai pas fait un demi-souper ce soir, faute d’en avoir. Ces souvenirs doivent être un mets délicieux, puisque Vattel en faisait tant de cas. — Mais dites-moi, Mademoiselle, est-il mort ? .

Hélas ! oui. Comment aurait-il pu vivre avec une épée passée à travers son corps ?

— Ah ! tué en duel, j’en suis sûr. Si la vérité était connue, on verrait qu’il est mort pour soutenir ses principes. J’aurai désormais un double respect pour ses opinions ; ’car c’est là la pierre de touche de l’honneur d’un homme. — Monsieur Sharp, buvons un verre de geissenheimer à sa mémoire. On en fait autant pour des gens qui le méritent moins.

Tandis que le capitaine versait le vin, une grosse lame tombant sur le pont ébranla tout le bâtiment ; un des passagers qui étaient dans le rouffle ouvrit une porte pour en reconnaître la cause, et il en résulta que le tumulte des eaux et les sifflements du vent ne s’en firent que mieux entendre dans la grande chambre. M. Truck leva les yeux pour voir si le Montauk suivait toujours sa route, et après une pause d’un instant il vida son verre.

— Ce bruit me rappelle ma mission, reprit M. Sharp. Les dames désirent savoir quelle est votre opinion sur le temps.

— Et je leur dois une réponse, quand ce ne serait que par reconnaissance pour ce qu’elles m’ont dit de Vattel. — Qui diable aurait jamais supposé qu’il eût été cuisinier ? Mais ces Français ne sont pas comme le reste des hommes. La moitié sont cuisiniers, et il faut qu’ils trouvent à vivre de manière ou d’autre.

— Et fort bon cuisinier, capitaine, dit mademoiselle Viefville. M. Vattel est mort pour l’honneur de son art. Il s’est percé lui-même de son épée, parce que le poisson n’était pas arrivé à temps pour le dîner du roi.

Le capitaine Truck parut plus étonné que jamais. Se tournant brusquement vers le maître d’hôtel, il secoua la tête, et s’écria :

— Entendez-vous cela, Monsieur ? Combien de fois seriez-vous mort, si une épée vous avait traversé le corps toutes les fois que vous avez oublié le poisson ou que vous y avez songé trop tard ? Pour cette fois du moins, n’oubliez ni les souvenirs ni les langues !

— Mais le temps, capitaine, le temps ! s’écria M. Sharp.

— Le temps, mon cher Monsieur ? le temps, mes chères dames ? — c’est un fort bon temps, à l’exception du vent et des vagues, dont nous avons en ce moment plus que nous n’en aurions besoin. Il faut que le bâtiment fuie vent arrière ; et comme il va comme un cheval de course, nous pourrons bien voir les Canaries avant la fin de notre voyage. Quant au danger, il n’y en a aucun à bord du Montauk, tant que nous pourrons nous tenir en pleine mer ; et dans cette intention, je vais passer dans ma chambre, et calculer exactement où nous sommes.

Après qu’il eut ainsi parlé, les passagers se retirèrent pour la nuit ; et le capitaine se mit sérieusement à l’ouvrage. Le résultat de ses calculs lui prouva qu’il passerait à l’ouest de Madère. C’était tout ce qu’il désirait quant à présent, se promettant toujours de remonter au vent à la première occasion favorable.


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