Le Paquebot américain/Chapitre XXXIII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 15p. 411-429).


CHAPITRE XXXIII.


Norfolk, une sentence plus forte t’attend : et c’est avec quelque regret que je la prononce.
Shakspeare



L’histoire du malheureux jeune homme qui, après avoir échappé à tous les hasards et à tous les périls du voyage, venait d’être découvert si inopinément à l’instant où il arrivait dans le pays où il se flattait de trouver un asile, n’offre qu’un lieu commun, une suite de ces événements qui conduisent au crime par la faiblesse, la folie et la vanité. Son père avait occupé une place dans l’administration des finances d’Angleterre. S’étant marié un peu tard, et laissant à son décès un fils et une fille qui arrivaient à l’âge d’entrer dans le monde, la place que le père avait remplie avait été donnée à ce fils en considération des longs services d’un fidèle serviteur.

Ce fils était un de ces jeunes gens qui, n’ayant ni principes ni grandeur d’âme, ne vivent que pour la vanité. Il n’avait aucun vice dominant, et il n’y avait dans son caractère aucun point saillant auquel pût s’attacher la hardiesse nécessaire pour commettre un crime. Peut-être dut-il sa perte à la circonstance qu’il était beau, grand et bien fait. Son père avait été un homme petit, épais et carré, dont l’ambition ne s’était jamais élevée plus haut que sa taille, et qui étant entré au commencement de sa vie dans le sentier du travail et de l’intégrité, avait continué d’y marcher jusqu’à la fin. Il n’en fut pas de même du jeune Sandon : il entendait tant parler de taille et de traits aristocratiques, d’air et de tournure aristocratiques, qu’il fut enchanté de pouvoir penser que, dans toutes ces grandes qualités, il n’était pas facile de le distinguer des jeunes gens de haut rang qu’il voyait se promener à cheval dans les parcs et à pied dans les rues ; et quoiqu’il sût fort bien qu’il n’était pas un lord, il commença à croire que c’était un bonheur de passer pour l’être, aux yeux des étrangers, une heure ou deux par semaine.

Il avait contracté une passion insurmontable pour les babioles et les colifichets les plus dispendieux ; elle s’était encore augmentée par la lecture qu’il avait faite dans les romans du jour de quelques caricatures de jeunes gens à la mode, et il ne trouva plus de bonheur qu’en s’y livrant. Un goût si coûteux épuisa bientôt ses modiques ressources. Une couple de petits actes de péculat qu’il commit, et qui ne furent pas découverts, l’encouragèrent dans ce crime ; et, enfin, une somme très-considérable se trouvant confiée à sa garde pour douze ou quinze jours, il y puisa si largement qu’il ne vit de ressource que dans la fuite. Une fois déterminé à quitter l’Angleterre, il pensa qu’il lui serait aussi facile d’en partir avec quarante mille livres que les mains vides ou avec ce qui lui restait de quelques centaines de livres qu’il s’était déjà appropriées. C’était une grande erreur, et elle fut la cause de sa perte ; ce fut parce que la somme était si forte, que le gouvernement se décida à prendre des mesures extraordinaires pour la recouvrer, et voilà pourquoi on avait fait, partir un croiseur pour donner la chasse au Montauk.

M. Green, qui avait été envoyé pour constater l’identité de l’accusé, était un homme froid et méthodique, semblable en tous points au père du fugitif. Il avait travaillé avec lui dans le même bureau ; comme lui, il avait donné une attention constante aux devoirs de sa place, et, comme lui, il les avait toujours remplis avec droiture et probité. Il regardait cet acte de péculat ou de vol, car il méritait à peine un nom moins odieux, non-seulement comme une honte pour le bureau auquel il était attaché, mais comme une tache imprimée à la mémoire d’un homme qu’il s’était toujours proposé pour modèle. On supposera donc aisément qu’un pareil homme n’était pas disposé à avoir beaucoup d’indulgence pour le coupable.

— Saunders, dit le capitaine Truck du ton sévère qu’il prenait quelquefois et qui annonçait toujours qu’il exigeait une obéissance immédiate, allez dans la chambre du passager qui s’est nommé sir George Templemore ; présentez-lui mes compliments ; — faites-y attention, monsieur Saunders, — les compliments du capitaine Truck ; — et dites-lui que je désire avoir l’honneur de sa compagnie dans ce salon. Songez-y bien — l’honneur de sa compagnie. — Si cela ne le fait pas sortir de sa chambre, je trouverai quelque autre moyen de l’en tirer.

Saunders roula ses yeux de manière à ne plus en laisser voir que le blanc, leva les épaules, et alla sur-le-champ s’acquitter de sa mission. Il trouva cependant le temps de s’arrêter dans l’office, et d’informer Toast que leurs soupçons, s’étaient réalisés, du moins en partie.

— Cela élucide, dit-il, la circonstance qu’il n’a pas de domestique, comme les autres passagers que nous avons à bord, et une variation d’autres incidents qui avaient besoin de développement. D’après ce que je viens d’entendre dire sur le pont, il paraît que M. Blunt est un M. Powis, nom qui est beaucoup plus distingué ; et, comme j’ai entendu hier, dans l’appartement des dames, nommer quelqu’un sir George, je ne serais pas très-surpris que M. Sharp vînt à être le véritable baronnet.

Il n’osa pas prendre le temps d’en dire davantage, et il se hâta d’aller avertir le coupable.

— C’est la partie la plus désagréable des devoirs d’un capitaine de paquebot entre l’Angleterre et l’Amérique, dit le capitaine Truck dès que Saunders fut parti. À peine un seul de ces bâtiments met-il à la voile sans avoir quelque fugitif d’une espèce ou d’une autre, soit sur l’avant, soit sur l’arrière, et nous sommes souvent appelés à aider les autorités civiles des deux côtés de l’eau.

— L’Amérique paraît être le pays favori de tous nos fripons anglais, dit M. Green d’un ton sec. Celui-ci est le troisième qui est parti de la même manière de notre département, depuis trois ans.

— Votre département est donc fertile en fripons, Monsieur ? répliqua le capitaine Truck dans le même esprit qui avait inspiré la première remarque.

M. Green était aussi entiché de l’Angleterre que peut l’être aucun homme de sa classe dans toute cette île. Régulier et méthodique en tout, grand travailleur par habitude, honnête parce qu’il s’en était fait une règle, il n’avait ni le temps ni la volonté d’avoir d’autres opinions que celles qu’on peut se former avec le moindre effort. Par suite de la sphère limitée dans laquelle il vivait, du moins dans un sens moral, il réunissait en lui tous les préjugés qui dominaient à l’époque où il avait commencé à avoir quelques idées. Sa haine pour la France était invincible, car il avait appris à voir en elle l’ennemie éternelle de l’Angleterre, et quant à l’Amérique, il la regardait comme un asile ouvert à tous les fripons de son pays, et comme étant la possession d’un peuple qui s’était révolté contre son roi, parce qu’il ne voulait pas se soumettre à la contrainte salutaire des lois. Il n’avait pas plus de désir de proclamer cette opinion, que d’aller prêcher que Satan est le père du péché ; mais le fait était aussi fermement établi dans son esprit dans un cas que dans l’autre. S’il laissait apercevoir quelquefois l’existence de ces sentiments dans son cœur, c’était comme un homme tousse, — non parce qu’il désire tousser, mais parce qu’il ne peut s’en empêcher. Trouvant ce sujet si naturellement introduit dans la conversation, il n’est donc pas étonnant qu’il ait laissé échapper quelques-unes de ses idées particulières dans la courte conversation qui suivit.

— Nous avons notre part de coquins, je présume, Monsieur, répondit-il au sarcasme du capitaine Truck ; mais ce qui fait le plus parler en Angleterre, c’est qu’ils vont tous en Amérique.

— Et nous recevons notre part de coquins, je présume, Monsieur, mais ce qui fait le plus parler en Amérique, c’est qu’ils viennent tous d’Angleterre.

M. Green ne sentit probablement pas toute la force de cet argument rétorqué ; mais il essuya les verres de ses bésicles et prit un air de dignité grave.

— Je crois, Monsieur, dit-il, que quelques-uns de vos hommes les plus distingués en Amérique ont été des Anglais qui préféraient résider dans les colonies plutôt que dans leur patrie.

— Je n’en ai jamais entendu parler, répondit le capitaine. Auriez-vous la bonté de m’en nommer un ?

— Eh bien ! pour commencer, il y a votre Washington. J’ai souvent entendu dire à mon père qu’il avait été à l’école avec lui dans le comté de Warwick, et que, tant qu’il a été en Angleterre, il ne brillait pas par l’intelligence.

— Vous voyez donc que nous en avons fait quelque chose, quand il a été dans notre pays, car il a fini par y devenir une sorte d’homme assez décent et respectable. À en juger par ce qu’en disent quelques-uns de vos journaux, Monsieur, je suppose que le roi Guillaume jouit de la réputation d’être un homme assez respectable dans votre pays ?

Quoique scandalisé d’entendre parler de son souverain avec cette irrévérence, M. Green répondit sur-le-champ.

— Il est roi, Monsieur, et il se comporte en roi.

— Et j’ose dire qu’il n’en vaut que mieux pour avoir été bien étrillé dans sa jeunesse par le tailleur de Vermont.

Le capitaine Truck croyait aussi religieusement ce conte absurde sur le monarque en question, que M. Green croyait que Washington avait commencé sa carrière comme il venait de le dire, et que M. Dodge était convaincu de la vérité de la ridicule histoire du maître d’école de Haddonfield ; ces trois légendes appartenant à la même classe des vérités historiques.

Sir George Templemore regarda avec surprise John Effingham, qui lui dit d’un ton grave :

— Voilà d’élégants échantillons des bruits vulgaires de deux grandes nations, Monsieur ; nous faisons un grand trafic de cette sorte de légendes et je crois que vous en faites à peu près autant. Si vous vouliez être franc, vous conviendriez que vous-même vous n’avez pas toujours fermé l’oreille à tout ce qu’on dit en Angleterre contre l’Amérique.

— Vous ne vous imaginez sûrement pas que j’ignore quelle a été la carrière de Washington ?

— Non, très-certainement ; de même que je ne suppose pas que votre roi actuel ait été étrillé par un tailleur de Vermont, ni que Louis-Philippe ait tenu une école dans le New-Jersey. Notre situation dans ce monde nous met à l’abri de cette crédulité vulgaire ; mais n’avez-vous pas conçu quelques idées injustes sur l’Amérique, et notamment sur sa disposition à accueillir les fripons quand ils y arrivent les poches pleines ?

Le baronnet sourit, mais en rougissant un peu. Il désirait être libéral, car il savait que la libéralité est ce qui distingue l’homme du monde ; mais il est difficile à un Anglais de montrer une vraie libéralité à l’égard des ci-devant colonies anglaises et en dépit de tous ses efforts, il le sentait dans tout son système moral.

— Je dois convenir, dit-il en hésitant, que l’affaire de Stephenson a fait une impression défavorable en Angleterre.

— Vous voulez parler du membre de votre parlement qui a pris la fuite, dit John Effingham en appuyant sur ces mots. Vous ne pouvez vous reprocher le choix qu’il a fait d’un lieu de refuge, et il a été ramassé sur mer par un bâtiment étranger qui était par hasard frété, pour l’Amérique.

— On ne peut certainement vous reprocher cette circonstance, qui, comme vous le dites, fut purement accidentelle. Mais n’y a-t-il rien d’extraordinaire dans la manière dont il fut mis en liberté, après avoir été arrêté ?

— George Templemore, il y a peu d’Anglais avec qui je voulusse discuter un instant un pareil sujet ; mais vous êtes un de ceux qui m’avez appris à respecter votre nation, et j’éprouve le plus vif regret quand je trouve quelques-unes de ces préventions dans un homme qui, a des dispositions aussi généreuses que les vôtres. Un moment de réflexion vous prouvera que nulle société civilisée ne pourrait exister avec la disposition que vous nous supposer. Quant au cas particulier dont vous venez de parler, Stephenson n’avait pas apporté avec lui une somme bien considérable, et il fut mis en liberté d’après un principe qui est commun à toutes les lois quand elles sont plus fortes que le pouvoir politique, principe que nous avons tiré directement de la Grande-Bretagne. Soyez-en bien sûr ; loin de désirer de recevoir dans son sein les riches fripons des autres pays, l’Amérique est de jour en jour moins disposée à recevoir des émigrants, quels qu’ils puissent être, car leur nombre commence à devenir un inconvénient pour la population indigène du pays.

— Pourquoi donc l’Amérique ne fait-elle pas une convention avec nous pour l’extradition réciproque des criminels ?

— Une objection insurmontable naît de la nature de notre gouvernement, comme confédération, attendu qu’il n’y a pas d’identité dans notre jurisprudence criminelle ; mais la raison principale est la condition excessivement artificielle de votre société, qui est tout le contraire de la nôtre. L’Américain, qui, comme il faut que vous vous le rappeliez, a voix au chapitre sur ce sujet, n’aime pas à punir une légère faute d’un châtiment sévère, et il n’est pas disposé à faire pendre un malheureux à demi affamé, qui a volé une bagatelle, ni à envoyer un braconnier à Botany-Bay. La facilité avec laquelle on trouve à gagner sa vie en Amérique a changé jusqu’à présent un grand nombre de coquins en hommes comparativement honnêtes, quand une fois ils s’y trouvent. Mais je crois que, maintenant que votre police est tellement perfectionnée, on verra bientôt arriver le jour où nous trouverons nécessaire, comme mesure défensive, de changer notre système politique sur ce sujet. On m’assure que tout ce qu’on dit de l’Amérique dans votre pays engage beaucoup de fripons, qui trouvent qu’il fait trop chaud pour eux en Angleterre, à émigrer dans les États-Unis.

Le capitaine Ducie désire beaucoup savoir si M. Truck permettra tranquillement que le délinquant dont il s’agit soit transféré à bord de l’Écume.

— Je ne crois pas qu’il le permette autrement que contraint et forcé, si cette demande lui est faite à titre de droit. Ce cas arrivant, il pensera avec raison que le maintien du caractère national est de plus grande importance que l’évasion d’une douzaine de fripons. Vous prendrez peut-être sa détermination en mauvaise part ; mais je crois qu’il aura raison de résister à une usurpation injuste et illégale de son pouvoir. Cependant j’aurais cru au capitaine Ducie des dispositions plus pacifiques, d’après ce qui s’est passé.

— Peut-être me suis-je exprimé trop fortement. Je sais qu’il voudrait emmener le délinquant en Angleterre, mais j’ai peine à croire qu’il veuille employer d’autres moyens que la persuasion. Ducie est un homme plein d’honneur et de délicatesse.

— Il paraît avoir trouvé une connaissance dans notre jeune ami Powis.

— Leur première entrevue sur le pont m’a surpris, car on ne peut dire qu’elle semblait très-amicale ; et pourtant elle paraît maintenant occuper les pensées de Ducie plus que l’affaire du fugitif.

Tous deux gardèrent le silence et devinrent pensifs. John Effingham avait trop de soupçons désagréables pour désirer de causer, et le baronnet était trop généreux pour vouloir exprimer ses doutes relativement à un homme qu’il savait être son rival, et qu’il avait commencé à respecter et même à aimer sincèrement.

Pendant ce temps, la discussion continuait entre M. Green et le capitaine, et il s’y glissait peu à peu plus de mauvaise humeur et d’obstination de la part du premier, et plus de mordant et de causticité de la part du second. Elle fut terminée tout à coup par l’arrivée de M. Sandon, qui s’était fait attendre, et qui ne parut qu’à contre-cœur.

Le crime, qui démontre si bien la justice de la Providence en prouvant l’existence de cet accusateur secret, la conscience, était péniblement imprimé sur une physionomie qui, en général, n’avait d’autre expression que celle d’une vanité puérile. Quoique grand et robuste, ses jambes tremblaient sous lui, et quand il vit les traits bien connus de M. Green, elles refusèrent de le soutenir, et il se laissa tomber sur une chaise. M. Green le considéra à travers les verres de ses besicles pendant plus d’une minute.

— Vous offrez à mes yeux un triste tableau, Henri Sandon, lui dit-il enfin ; — je vois du moins avec plaisir que vous n’affichez pas l’endurcissement, et que vous sentez énormité de votre crime. Qu’aurait dit votre père, ce père si honnête et si laborieux, s’il eût vu son fils unique dans cette situation ?

— Il est mort, répondit le jeune homme d’une voix creuse ; — il est mort, et il ne peut jamais en rien savoir.

Le malheureux coupable éprouvait un sentiment de plaisir effrayant en prononçant ces mots.

— Cela est vrai, il est mort ; mais croyez-vous qu’il n’existe personne qui souffre de votre inconduite ? Votre malheureuse sœur vit encore, et elle en sent tout le poids.

— Elle épousera Jones, et elle oubliera tout. Je lui ai donné mille livres ; elle doit être mariée à présent.

— Vous vous trompez. Elle a rendu cette somme au trésor public, car elle est la digne fille de John Sandon, et M. Jones refuse d’épouser la sœur d’un voleur.

Le jeune Sandon était vain et irréfléchi plutôt qu’égoïste, et il avait un attachement bien naturel pour sa sœur, la seule qu’il eût jamais eue. Le coup qui lui était porté se fit donc sentir à sa conscience avec une double force.

— Julia peut le forcer à l’épouser, dit-il ; Jones en a pris l’engagement solennel, et la loi la protégera.

— Nulle loi ne peut forcer un homme à se marier contre sa volonté, et votre pauvre sœur a trop de délicatesse pour vouloir forcer M. Jones à se défendre en exposant votre crime aux yeux du public. Mais c’est perdre le temps en paroles inutiles, monsieur Sandon. Ma présence est nécessaire dans mon bureau, où j’ai laissé les affaires entre les mains d’un homme qui n’a pas mon expérience. — Je suppose que vous n’entreprendrez pas de défendre un abus de confiance que votre propre conscience doit présenter à vos yeux comme inexcusable ?

— Je dois avouer, monsieur Green, que j’ai été inconsidéré ; — peut-être serait-il mieux de dire malheureux.

M. Sandon tombait dans la méprise assez générale de ceux qui commettent une faute, en se supposant plus malheureux que criminel. Avec une dextérité qui, mieux employée, aurait fait de lui un homme respectable, il s’était efforcé d’excuser son crime à ses propres yeux, sous divers prétextes de nécessité ; et il en était venu enfin jusqu’à s’imaginer qu’il était justifié par une injustice qu’il supposait qu’on lui avait faite en biffant un article de ses comptes, quoique cet article ne montât qu’à vingt livres sterling, et qu’il en eût emporté quarante mille. Ce fut sous l’influence de ces sentiments qu’il fit la réponse qui vient d’être rapportée.

— Inconsidéré ! — malheureux ! Est-ce ainsi, Henri Sandon, que vous parlez d’un crime qui pourrait presque faire sortir de sa tombe un père si plein de droiture ? Mais je ne parlerai plus de sentiments que vous ne paraissez pas comprendre. Vous avouez que vous avez emporté quarante mille livres faisant partie des deniers publics, et sur lesquelles vous n’aviez aucun droit ?

— J’ai certainement quelque argent entre les mains, et je ne nie pas qu’il n’appartienne au gouvernement.

— Fort bien. Voici mon autorisation pour le recevoir de vous.

— Messieurs, ayez la bonté de voir si elle est en bonne forme.

John Effingham et les autres jetèrent les yeux sur cette pièce, et dirent qu’ils croyaient que rien n’y manquait.

— Maintenant, Monsieur, reprit M. Green, je vous demande d’abord de me remettre les traites que vous vous êtes procurées à Londres pour cette somme, et de les passer préalablement à mon ordre.

Sandon semblait s’attendre à cette demande, et il n’hésita pas plus à restituer cette somme qu’il ne l’avait fait à se l’approprier ; il n’y mit pas même pour condition la sûreté de sa personne. Il prit les traites dans son portefeuille, s’assit devant une table, les endossa, et les remit à M. Green.

— Voici des traites pour trente-huit mille livres, dit cet homme méthodique après les avoir examinées l’une après l’autre et en avoir calculé le total. Vous en avez emporté quarante mille ; il me faut le surplus.

— Voudriez-vous me laisser dans un pays étranger sans un shilling ? s’écria le délinquant d’un ton de reproche.

— Pays étranger ! — sans un shilling ! — répéta M. Green en regardant par-dessus ses besicles d’abord M. Truck et ensuite M. Sandon.

— Vous devez rendre tout l’argent que vous avez pris, quand cela vous écorcherait jusqu’à la peau. Chaque shilling que vous avez appartient au public, et personne ne peut y avoir droit.

— Pardon, monsieur Green, dit le capitaine Truck ; mais vous êtes un peu novice si vous soutenez cette doctrine. Ni Vattel ni nos statuts révisés ne sont d’accord avec vous. Nul passager ne peut retirer d’un paquebot aucun effet lui appartenant, avant d’avoir payé son passage.

— C’est ce que je conteste, Monsieur, dans une question où il s’agit des revenus du roi. Les droits du gouvernement passent avant tous autres, et l’argent qui à une fois appartenu à la couronne et dont elle n’a pas régulièrement disposé continue toujours à appartenir à la couronne.

— Couronnes et couronnement ! Vous croyez peut-être, maître Green, que vous êtes encore à Somerset-House, en ce moment où vous me parlez ?

M. Green était un astre qui parcourait un orbite si étroit, que ses idées décrivaient rarement une tangente à leurs révolutions ordinaires. Il était si accoutumé à entendre dire que l’Angleterre gouvernait ses colonies à l’orient et à l’occident, le Canada, le Cap et la Nouvelle-Galles du Sud, qu’il ne lui était pas facile de se croire hors de l’influence des lois anglaises. S’il eût quitté Londres dans l’intention d’émigrer, ou même de voyager, il est probable que son esprit aurait marché d’un pas plus égal avec son corps ; mais ayant quitté Somerset-House à la hâte, et ayant encore sur le nez les mêmes besicles qu’il portait dans son bureau, il pouvait à peine se figurer la situation toute nouvelle dans laquelle il se trouvait. Le bâtiment de guerre à bord duquel tout appartenait à sa Majesté le confirmait dans les mêmes sentiments, et le changement était trop soudain pour qu’on pût s’attendre à voir un tel homme renoncer en un moment aux idées les plus enracinées dans son esprit. L’irrévérence de l’exclamation du capitaine Truck le choqua, et sa physionomie ne manqua pas de le prouver.

— Je suis sur un des paquebots de Sa Majesté, Monsieur, à ce que je présume, dit-il, et vous me permettrez de vous dire qu’on devrait y trouver plus de déférence pour les hautes autorités du royaume.

— Cela ferait crever de rire le vieux Joé Bunk lui-même ! Vous êtes à bord d’un paquebot de New-York, Monsieur ; et nulle Majesté n’a aucun droit à y prétendre, si ce n’est Leurs Majestés John Griswold et compagnie. Sur ma foi, mon cher Monsieur, la mer vous a détraqué la cervelle.

Le fait est que, même à cette époque, M. Green ne savait pas encore que l’Angleterre eût reconnu l’indépendance des États-Unis. Tout ce qui concernait ce pays était tellement confondu dans son esprit avec des idées de rébellion et d’alliance avec la France, qu’il doutait encore que la nouvelle république eût une existence légale ; et on l’avait entendu plusieurs fois exprimer sa surprise que les douze juges n’eussent pas déclaré depuis longtemps que cet état de choses était inconstitutionnel, et n’eussent pas renversé le gouvernement américain par un mandamus. Son mécontentement augmenta donc en proportion de ce que l’irrévérence du capitaine Truck se manifestait en termes plus forts, et il y avait danger imminent que l’harmonie qui avait régné jusqu’alors ne pérît de mort violente.

— La mer ne doit rien changer au respect d’un sujet loyal pour la couronne, Monsieur, répondit M. Green d’un ton sec. Du moins, elle n’a pas produit cet effet sur moi, quel que soit celui qu’elle a pu produire sur vous.

— Sur moi ! Comment diable, Monsieur ? me prenez-vous pour un sujet ?

— Un sujet peu respectueux, je crois, quand même vous seriez né dans le cœur de Londres.

— Sur ma foi ! mon cher Monsieur, dit le capitaine Truck, lui prenant un bouton de l’habit, et lui parlant comme s’il eût eu pitié de son égarement d’esprit, votre Londres ne produit pas des hommes comme nous. Je suis né sur la Rivière, et jamais il ne s’y est trouvé un sujet, ni aucune autre Majesté que celle de la plate-forme de Saybrook. Je commence enfin à vous comprendre. Vous êtes un de ces hommes qui s’imaginent que toute la terre n’a été créée que pour la petite île de la Grande-Bretagne. Eh bien ! je suppose que c’est la faute de votre éducation plutôt que la vôtre, et qu’il faut vous pardonner cette méprise. — Puis-je vous demander ce que vous désirez de plus, relativement à ce malheureux jeune homme ?

— Il faut qu’il restitue jusqu’au dernier shilling des deniers publics qu’il a divertis.

— Cela est juste, et j’en dis autant.

— Et tous ceux qui ont reçu de lui partie de ces deniers, sous quelque prétexte que ce soit, doivent également en faire restitution à la couronne.

— Vous ne pouvez vous figurer, mon bon Monsieur, quelle vaste quantité de champagne et d’autres bonnes choses cet infortuné jeune homme a consommée sur ce bâtiment. Quoiqu’il ne soit qu’un faux baronnet, il a vécu en véritable lord ; et vous ne pouvez avoir le cœur d’exiger qu’on vous rende ce qu’on a reçu de vos coquins pour les nourrir.

— Le gouvernement ne fait aucune distinction, Monsieur ; il réclame toujours tout ce qui lui appartient.

— Je doute fort, monsieur Green, dit sir George Templemore, que le gouvernement prétendît avoir le droit de se faire restituer les sommes qu’un de ses débiteurs a légitimement dépensées, même en Angleterre ; et encore plus qu’il puisse réclamer quelques livres que le capitaine Truck a légalement reçues.

— Il ne les a pas légalement reçues, Monsieur. Il est contraire aux lois d’aider un homme coupable de crime capital à quitter le royaume, et je ne sais trop s’il n’y a pas des peines prononcées contre ceux qui agissent ainsi. Mais quant aux deniers publics, ils ne peuvent jamais légalement sortir de la trésorerie que suivant les formes officielles d’usage.

— Mon cher sir George, dit le capitaine, laissez-moi régler cette affaire avec M. Green, qui est sans doute autorisé à donner une quittance finale. — Mais avant tout, monsieur Green, que va-t-on faire du délinquant, à présent que vous êtes en possession de votre argent ?

— Il sera transféré à bord de l’Écume, et je suis fâché d’être obligé de dire qu’il sera remis entre les mains de la justice.

— Comment ? avec ou sans ma permission ?

M. Green ouvrit de grands yeux, car il avait l’esprit assez obtus pour regarder comme le comble de l’audace dans un colon de réclamer la jouissance des mêmes droits qu’un habitant de la mère patrie, quand même il eût bien compris que la séparation des deux pays était légale et complète.

— Il a commis un faux pour cacher son péculat, Monsieur. C’est un crime affreux ; et ceux qui le commettent ne peuvent espérer d’en éviter les conséquences.

— Misérable imposteur ! cela est-il vrai ? demanda le capitaine d’un ton sévère.

— Il appelle un faux ce qui n’est qu’une méprise, Monsieur ; je n’ai rien fait qui doive mettre en danger ma vie ou ma liberté.

En ce moment le capitaine Ducie arriva avec M. Powis ; ils avaient tous deux les yeux enflammés, et leur air de politesse l’un envers l’autre était évidemment forcé. Au même instant, M. Dodge, qui mourait d’envie de savoir ce qui se passait dans cette conférence secrète, se glissa à leur suite dans la chambre.

— Je suis charmé que vous soyez venu, Monsieur, dit M. Green, car l’intervention des officiers de Sa Majesté peut devenir nécessaire ici. M Sandon vient de me remettre trente-huit mille livres en traités, mais il doit encore compte de deux mille, et j’ai découvert clairement qu’il en existe trente cinq entre les mains du capitaine de ce bâtiment, qui les a reçues de lui pour son passage.

— Oui, Monsieur, dit le capitaine Truck d’un ton sec ; le fait est aussi clair qu’il est évident qu’on voit d’ici les hauteurs de Navesink.

— Sa sœur a versé mille livres à la trésorerie, dit le capitaine Ducie.

— Vous avez raison, Monsieur ; j’avais oublié de porter cette somme au crédit de M. Sandon.

— Le reste a probablement été dépensé en ces colifichets qui, à ce que vous m’avez dit, étaient la passion de ce malheureux jeune homme, et pour lesquels il a sacrifié son honneur et sa tranquillité. Quant à l’argent qu’il a payé pour son passage, il a été légitimement reçu, et je ne vois pas que le gouvernement ait le droit de le réclamer.

M. Green entendit cette opinion avec encore plus de mécontentement que ne lui en avait inspiré le langage du capitaine Truck, et il ne put s’empêcher de le laisser percer dans quelques mots qu’il adressa à demi-voix à John Effingham, près duquel il se trouvait.

— Nous vivons véritablement dans un temps dangereux, Monsieur, puisque les fils de nos nobles ont des idées si relâchées. C’est en vain que nous nous figurions que William Pitt avait mis bon ordre aux excès énormes de la révolution française ; le mal a gagné les classes les plus hautes. J’entends dire qu’on a conçu des desseins sérieux contre les perruques des juges et des évêques, et il ne restera plus ensuite qu’à attaquer le trône. Toutes nos vénérables institutions sont en danger.

— Je crois vraiment que le trône est en péril, répondit John Effingham d’un air grave, s’il a pour base des perruques.

— Il est de mon devoir, capitaine Truck, dit le capitaine Ducie, qui était un homme si différent de son compagnon, qu’il semblait à peine appartenir à la même espèce, de vous requérir de me livrer la personne et les effets du délinquant, et nous vous épargnerons à vous et à vos passagers le désagrément d’être plus longtemps témoins de cette scène pénible.

En entendant cette demande, le malheureux Sandon fut fortement frappé du danger de sa situation. Il rougit et pâlit tour à tour, et fit un effort désespéré pour se lever ; mais ses jambes lui refusèrent leur service. Après un instant de silence, il se tourna vers le commandant de la corvette et implora sa merci.

— J’ai déjà été sévèrement puni, dit-il, car les Arabes m’ont dépouillé de tout ce que j’avais de précieux. Ces messieurs savent fort bien qu’ils m’ont pris presque tous mes habits, ma toilette portative des Indes, mon assortiment de rasoirs, et beaucoup d’autres objets très-curieux.

— Ce jeune homme peut à peine être rendu responsable de ses actions, dit John Effingham. Avec une sœur dont il a fait le malheur par son crime, convaincu par son propre aveu, ayant sous les yeux un châtiment terrible, vous voyez que son esprit est encore occupé de babioles.

Le capitaine Ducie jeta un regard de pitié sur le délinquant, et l’on voyait clairement sur sa physionomie que le service dont il était chargé ne lui plaisait nullement. Il crut pourtant qu’il était de son devoir de presser le capitaine Truck de faire droit à sa requête ; celui-ci se trouva dans un grand embarras. Il lui répugnait d’avoir l’air de céder en rien à un officier de la marine anglaise, classe d’hommes qu’il avait appris de bonne heure à voir de mauvais œil, et de livrer un homme qui serait infailliblement condamné à mort, ou à quelque autre châtiment sévère ; mais, d’une autre part, le capitaine Ducie, comme individu, avait fait une impression favorable sur son esprit, et il ne se souciait pas de paraître vouloir protéger un fripon. Ne sachant donc que faire, il se tourna vers John Effingham pour lui demander son avis.

— Je voudrais bien savoir quelle est votre opinion sur cette affaire, Monsieur, lui dit-il ; car j’avoue que je suis dans une catégorie. Devons-nous ou ne devons-nous pas livrer le coupable ?

Fiat justilia, ruat cœlum ! répondit John, Effingham, qui ne s’imaginait pas que personne pût ignorer la signification de ces mots si connus.

— Je suppose que c’est du Vattel, dit le capitaine Truck ; mais les exceptions changent les règles, et la manière dont ce jeune homme s’est conduit en face des Arabes lui donne des droits sur nous.

— Il a combattu pour lui-même ; il a le mérite d’avoir préféré la liberté sur un bâtiment à l’esclavage dans le désert.

— Je pense comme M. John Effingham, dit M. Dodge, sa conduite en cette occasion n’a rien qui puisse diminuer sa faute. Il a fait ce que nous avons fait tous ; et comme M. John Effingham l’a fort bien dit, il a préféré être libre avec nous, plutôt que d’être l’esclave des Arabes.

— Vous ne me livrerez pas, capitaine Truck ! s’écria le délinquant. Ils me feront pendre, s’ils me tiennent une fois entre leurs mains. Vous ne serez pas assez cruel pour souffrir qu’ils me fassent pendre.

Le capitaine Truck se sentit ému ; cependant il répondit d’un ton sévère qu’il était trop tard de songer au châtiment, quand on avait commis le crime.

— Ne craignez rien, monsieur Sandon, dit M. Green en ricanant ; ils vous conduiront à New-York, s’ils le peuvent, pour l’amour des mille livres qui vous restent. Un coquin est toujours sûr d’être bien reçu en Amérique.

— En ce cas, Monsieur, s’écria le capitaine Truck, vous feriez bien d’y venir avec nous.

— Monsieur Green, ce langage est indiscret, pour ne rien dire de plus, dit le capitaine Ducie, qui, sans être tout à fait exempt des préjugés de son compagnon, était beaucoup mieux élevé et plus habitué à se maîtriser.

— Monsieur John Effingham, vous avez entendu cette insulte que rien n’avait provoquée, dit le capitaine Truck, retenant sa colère autant qu’il en était capable ; comment doit-elle être punie ?

— En ordonnant à celui qui se l’est permise, de quitter votre bâtiment à l’instant même, répondit John Effingham avec fermeté.

Le capitaine Ducie tressaillit, et ses joues s’enflammèrent ; mais M. Truck, sans y avoir aucun égard, s’avança d’un air déterminé vers M. Green, et lui ordonna de descendre dans la chaloupe de la corvette.

— Je n’accorderai ni pourparler ni délai, ajouta le vieux marin courroucé en s’efforçant de paraître calme et de prendre un air de dignité, sans y bien réussir, surtout à ce dernier égard. Faites-moi le plaisir de me permettre de vous voir dans votre chaloupe. Saunders ! montez sur le pont, et dites à M. Leach de faire reconduire monsieur avec tous les honneurs possibles ; je veux dire, par les trois mousses, entendez-vous, Saunders ? Maintenant, Monsieur, je vous demande, comme la plus grande faveur possible, de monter devant moi sur le pont ; ou, de par tous les diables, je vous y traînerai par le cou.

C’était trop pour le capitaine Truck de vouloir paraître calme, quand sa fureur était au comble, et il termina son discours par un geste menaçant de sa main droite, ouverte à la vérité, et couverte de nombreux durillons, dus aux travaux pénibles de ses premières années, et que toutes celles qui s’étaient écoulées depuis qu’il était officier n’avaient pu faire disparaître.

— Ce sont des termes bien forts, Monsieur, dit le capitaine Ducie, pour les adresser à un fonctionnaire public anglais, sous les canons d’un croiseur anglais.

— Et il a employé des termes bien forts, Monsieur, pour les adresser à un homme dans son propre pays et sur son propre bâtiment. Quant à vous, capitaine Ducie, je n’ai rien à dire, sinon que vous êtes le bienvenu sur mon bord. Mais l’homme qui vous y a accompagné s’est permis d’insulter grossièrement mon pays, et Dieu me damne si je m’y soumets, quand je devrais ne jamais revoir les docks de Sainte-Catherine. J’en ai eu trop à supporter quand j’étais jeune, pour désirer que cela se répète à présent que je suis vieux.

Le capitaine Ducie se mordit les lèvres, et parut excessivement contrarié. Quoiqu’il eût lui-même adopté l’idée que le diable même serait reçu à bras ouverts en Amérique, s’il y arrivait les poches pleines, il était choqué de la grossièreté avec laquelle M. Green venait de s’exprimer en face des habitants de ce pays. D’une autre part sa fierté, comme officier, était offensée des menaces du capitaine Truck, et l’harmonie qui avait régné jusqu’alors semblait sur le point de cesser tout à coup. Dès le premier instant où il avait mis le pied sur le pont du Montauk, le capitaine Ducie avait été frappé de l’air de dignité et d’usage du monde des deux Effingham, pour ne rien dire d’Ève ; et se tournant vers John Effingham, il lui dit presque d’un ton de reproche :

— Vous, Monsieur, vous ne pouvez certainement approuver la conduite extraordinaire de M. Truck ?

— Je vous demande pardon, je l’approuve complètement ; et j’ajouterai qu’il a permis à cet homme de rester sur son bord plus longtemps que je ne l’aurais souffert.

— Et quelle est l’opinion de monsieur Powis ?

— Je crains, répondit Paul avec un sourire froid, que je n’eusse cédé à la tentation de l’assommer sur la place.

— Et vous, Templemore, êtes-vous aussi de cette opinion ?

— Je crois que M. Green a parlé sans assez de réflexion ; et, s’il veut y songer un instant, il n’hésitera pas à se rétracter.

Mais M. Green aurait renoncé à la vie plutôt qu’à un préjugé, et il secoua la tête de manière à annoncer son obstination.

— Tout cela n’est que du temps perdu, dit le capitaine Truck. Saunders ! allez dire à M. Leach de nous faire passer un petit palan par la claire-voie, afin que nous puissions hisser sur le pont ce personnage si poli. — Et écoutez, Saunders ! dites aussi à M. Leach d’en faire attacher un autre à la vergue, pour le descendre dans sa chaloupe comme un baril d’eau-de-vie.

— C’est pousser les choses trop loin, dit le capitaine Ducie. Monsieur Green, vous m’obligerez en vous retirant. On ne peut faire un reproche à un bâtiment de guerre de faire une légère concession à un bâtiment non armé.

— Un bâtiment de guerre ne doit pas insulter un bâtiment non armé, Monsieur ! répliqua avec force le capitaine Truck.

Le capitaine Ducie rougit encore ; mais, comme il avait pris son parti, il fut assez prudent pour garder le silence. Cependant M. Green prit d’un air sombre son chapeau et ses papiers et retourna dans la chaloupe. Mais quand il fut de retour à Londres, il ne manqua pas d’y présenter cette affaire sous un jour qui confirma ses préjugés et ceux de ses amis relativement à l’Amérique, et ce qui n’est pas moins singulier, c’est qu’il crut religieusement tout ce qu’il dit à ce sujet.

— Qu’allons-nous faire à présent de ce malheureux ? demanda le capitaine Ducie quand l’ordre fut un peu rétabli.

La mésintelligence qui avait éclaté fut malheureuse pour Sandon. Le capitaine Truck éprouvait une forte répugnance à le livrer à la justice, après tous les dangers qu’ils avaient courus ensemble ; mais, d’une autre part, la conduite honnête du commandant anglais, sa satisfaction d’avoir triomphé dans la contestation qui venait d’avoir lieu, et son respect pour les lois, l’engageaient à remettre cet infortuné aux autorités qui devaient naturellement prononcer sur son sort.

— Si je vous comprends bien, capitaine Ducie, vous ne prétendez pas avoir le droit de l’enlever de vive force, lorsqu’il est à bord d’un bâtiment américain ?

— Non. Mes instructions sont seulement de vous requérir de le remettre entre mes mains.

— Cela est conforme à ce que dit Vattel. Par requérir, vous entendez demander ?

— J’entends vous demander, vous prier de me le remettre, répondit l’Anglais en souriant.

— En ce cas, au nom du ciel, emmenez-le ; et puissent vos lois avoir plus de pitié de lui qu’il n’en a eu de lui-même ou de sa sœur !

Sandon poussa un grand cri, et se jeta lâchement à genoux entre les deux commandants, en saisissant leurs genoux.

— Écoutez-moi ! écoutez-moi ! s’écria-t-il avec angoisse. J’ai rendu tout l’argent ; je remettrai jusqu’au dernier shilling qui me reste, si vous me laissez en liberté. Vous, capitaine Truck, vous à côté de qui j’ai combattu, aurez-vous le cœur de me livrer à ces meurtriers ?

— Cela est diablement dur, dit le capitaine Truck en passant une main sur ses yeux ; mais vous vous êtes attiré vous-même votre destin. Prenez un bon avocat dès que vous serez arrivé, mon pauvre garçon, et vous aurez encore une chance de vous tirer d’affaire.

— Misérable drôle ! s’écria M. Dodge, jetant un regard foudroyant sur le coupable encore agenouillé. Vous avez commis un vol et un faux, actes qui méritent une réprobation sans réserve, et vous êtes indigne de paraître dans une société respectable. J’ai vu dès le premier instant ce que vous étiez, et si je vous ai admis dans ma compagnie, c’est parce que je désirais vous démasquer et vous faire connaître, pour que vous ne vinssiez pas faire honte à notre pays. Un imposteur n’a aucune chance en Amérique, et vous êtes heureux d’être reconduit dans votre hémisphère.

M. Dodge appartenait à une classe assez nombreuse composée de ces gens qu’on peut désigner comme étant « honnêtes aux yeux de la loi. » Il n’avait jamais été coupable de meurtre ni de vol ; et, quand il commettait un meurtre moral dans ses écrits, il avait toujours soin de le faire de manière à ce que la loi ne pût en prendre connaissance. Quoique sa vie fût un tissu des vices les plus bas et les plus dangereux pour la société, jamais on n’avait à lui reprocher aucun de des délits qui attirent ordinairement l’attention de douze jurés. Cette circonstance l’élevait à ses yeux assez au-dessus des pécheurs moins prudents, pour lui donner le droit de parler à son ci-devant compagnon comme il venait de le faire. Mais l’angoisse du coupable était au comble, et cette attaque brutale ne pouvait l’accroître. Il fit seulement un geste pour faire éloigner de lui ce sycophante démagogue, et continua à invoquer la merci des deux capitaines. Mais, en ce moment, Paul s’approcha de l’éditeur du Furet Actif, et lui ordonna d’un ton ferme, quoique à voix basse, de sortir de la chambre.

— Je prierai pour vous, capitaine Truck ; je serai votre esclave ; je ferai tout ce que vous m’ordonnerez, si vous ne me livrez pas, s’écria le coupable, se tordant les bras dans son agonie. Ô capitaine Ducie, vous êtes un noble Anglais, ayez pitié de moi.

— Il faut que je charge de ce service des subordonnés, dit le capitaine anglais une larme à l’œil. Permettrez-vous, capitaine Truck, qu’un détachement de soldats de marine emmène ce malheureux de votre bord ?

— Peut-être sera-ce le meilleur parti, car il ne cédera qu’à la force. Je ne vois pas d’objection à cela, monsieur John Effingham ?

— Pas la moindre, capitaine. Votre but est de débarrasser votre bâtiment d’un criminel ; que ceux parmi lesquels il a commis le crime servent d’agents pour en assurer la punition !

— Oui, oui ; c’est ce que Vattel appelle la politesse des nations. Capitaine Ducie, je vous prie de donner vos ordres.

L’officier anglais avait prévu quelque difficulté, et en envoyant son midshipman à la corvette, il lui avait donné ordre d’en ramener un détachement de soldats de marine, commandés par un caporal. Ils étaient arrivés, et la chaloupe restait à quelques toises du Montauk, par respect pour un bâtiment étranger, ce que le capitaine Truck vit avec plaisir, car il était remonté sur le pont avec tous les autres aussitôt que l’affaire avait été arrangée. Au premier ordre que leur donna leur commandant, les soldats de marine montèrent à bord du paquebot, et ils descendirent ensuite sous le pont pour aller chercher leur prisonnier.

Sandon était resté seul dans le salon de miss Effingham ; mais, dès qu’il s’était trouvé en liberté, il était retourné dans sa chambre. Pendant que les soldats arrivaient, le capitaine Truck descendit dans sa chambre, y resta un instant, passa dans la grande chambre, et s’avança vers celle du prisonnier. En ayant ouvert la porte sans y frapper, il trouva le malheureux jeune homme levant le bras pour s’appuyer sur le front le bout d’un pistolet, et sa main eut à peine le temps d’empêcher la catastrophe. Le désespoir peint sur tous les traits du coupable n’admettait ni reproche ni remontrance ; d’ailleurs le capitaine Truck parlait peu quand il s’agissait d’agir. Ayant désarmé le suicide d’intention, il lui remit tranquillement trente-cinq livres qu’il avait reçues de lui pour son passage, et lui dit de les serrer dans sa poche.

— J’ai reçu cette somme, lui dit-il, à la charge de vous conduire en sûreté à New-York ; et comme je ne puis remplir cette condition, je crois ne faire qu’un acte de justice en vous la rendant. Elle pourra vous être utile quand vous serez mis en jugement.

— Me feront-ils pendre ? demanda Sandon d’une voix éteinte et avec la faiblesse d’un enfant.

L’arrivée des soldats ne permit pas au capitaine de lui répondre. Ils s’emparèrent de la personne du prisonnier, et le firent passer sur la chaloupe, lui et tous ses effets, avec une promptitude vraiment militaire. Dès qu’ils y furent, la chaloupe partit, et on la vit bientôt hisser sur le pont de la corvette. Un mois après, jour pour jour, cette infortunée victime d’une passion pour les colifichets se donna la mort de sa propre main à Londres, à l’instant où l’on allait, le transférer à Newgate, et six mois ensuite sa malheureuse sœur mourut le cœur brisé.