Le Paquebot américain/Chapitre XXXII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 15p. 398-411).


CHAPITRE XXXII.


Tu me reverras à Philippes.
Shakspeare



Heureux celui qui arrive sur la côte de New-York en novembre avec le vent au sud ! il y a deux espèces différentes de temps qui peuvent contribuer à donner a un étranger impression la plus défavorable d’un climat qui a été si souvent calomnié, quoique ces deux différences de temps justifient tout le mal qu’on en a dit. L’une est un jour d’été d’une chaleur étouffante, l’autre est un jour d’automne où un vent du nord froid et piquant semble à peine laisser de la moelle dans les os.

Les passagers du Montauk échappèrent à ces deux maux, et ils approchèrent de la côte avec une douce brise du sud-ouest, et sous un ciel d’azur. Le bâtiment avait fait beaucoup de chemin pendant la nuit, et quand ils furent réunis sur le pont de bonne heure dans la matinée, le capitaine Truck dit que, dans une heure, ils verraient le continent occidental désiré depuis si longtemps. Comme le paquebot filait neuf nœuds par heure, sous ses bonnettes de hune et de perroquet, et qu’il était au vent du port, c’était une promesse qu’il était probable que le bâtiment remplirait.

— Toast, s’écria le capitaine, qui avait repris ses anciennes habitudes aussi naturellement que s’il ne fut arrivé rien d’extraordinaire pendant tout le voyage, apportez-moi un charbon pour allumer mon cigare ; et vous, maître d’hôtel, soignez particulièrement le déjeuner ce matin. Si ce vent dure encore six heures, j’aurai le chagrin de me séparer de cette bonne compagnie ; et vous, celui de savoir que vous ne lui servirez jamais un autre repas. Ce sont des moments qui éveillent la sensibilité, et je n’ai jamais connu un maître d’hôtel qui ne fit la grimace en arrivant près du port.

— Je crois, capitaine Truck, dit Ève, que c’est un moment de joie pour chacun ; et ce doit particulièrement en être un de vive reconnaissance pour nous.

— Oui, oui, ma chère miss Effingham, mais je crois que M. Saunders est occupé d’idées plus matérielles. — Eh bien ! monsieur Leach, personne n’a-t-il encore chanté « la terre » de là-haut ? Les sables du New-Jersey devraient être visibles depuis quelque temps.

— Nous avons vu le reflet de la terre dès le point du jour, mais non la terre, capitaine.

— En ce cas, comme le vieux Christophe Colomb, c’est moi qui ai gagné le pourpoint de velours. — Terre, ho !

Les deux lieutenants et tout l’équipage se mirent à rire, regardèrent en avant, se firent des signes les uns aux autres, et le mot terre ! passa de bouche en bouche avec l’indifférence que montrent les marins quand ils la voient après un voyage de peu de durée. Il n’en fut pas de même des passagers ; ils coururent tous sur l’avant, et s’efforcèrent de découvrir la côte si désirée ; mais, à l’exception de Paul, aucun d’eux ne put l’apercevoir.

— Il faut que nous vous demandions votre aide, lui dit Ève, qui alors n’adressait jamais la parole au jeune et beau marin sans que ses joues se couvrissent d’un coloris plus vif ; car nos yeux nous servent si mal que, malgré tout notre désir, nous ne pouvons rien voir.

— Ayez la bonté de regarder d’ici en droite ligne par-dessus le jas de cette ancre, répondit Paul, toujours heureux de trouver une excuse pour s’approcher d’elle, et vous découvrirez quelque chose sur l’eau.

— Je le vois ; mais n’est-ce pas uni bâtiment ?

— Sans doute ; mais un peu sur la droite de ce bâtiment, n’apercevez-vous pas un objet nuageux un peu au-dessus de la mer ?

— Vous voulez dire ce nuage, ou plutôt une masse de vapeurs sombre et indistincte.

— Cela peut vous paraître ainsi, mais à mes yeux c’est la terre. C’est le promontoire qui termine les hauteurs célèbres de Nevesink. En le regardant une demi-heure, vous verrez de moment en moment sa forme se dessiner d’une manière plus distincte.

Ève se hâta de montrer cet endroit à mademoiselle Viefville et à son père ; et, à compter de ce moment, les yeux de presque tous les passagers furent fixés sur ce point pendant une heure. Comme Paul l’avait prédit, la couleur bleue de ce qui avait paru une masse de vapeurs prit une teinte plus foncée ; sa base parut ensuite toucher à l’eau, et l’on n’y trouva plus aucune ressemblance avec un nuage. Vingt minutes après, toutes les formes du promontoire devinrent visibles ; on vit les arbres qui croissaient sur ses flancs, et enfin un double phare parut sur son sommet.

Mais le Montauk s’éloigna de ces hauteurs, et dirigea sa route vers une longue pointe de sable qui était à quelques milles au nord. On voyait de ce côté une cinquantaine de petits bâtiments qui en venaient ou qui s’y rendaient, leurs hautes voiles ressemblant aux nombreux clochers des plaines de la Lombardie. C’étaient des bâtiments côtiers qui se rendaient à leurs diverses destinations. On distinguait aussi deux ou trois bâtiments marchands, qui partaient pour la Chine, pour l’océan Pacifique, ou pour l’Europe.

Vers neuf heures, le Montauk rencontra un grand bâtiment, étant au plus près, portant toutes ses voiles, et fendant l’eau avec rapidité. Quelques instants après, le capitaine Truck, à qui le soin qu’il devait prendre de son paquebot n’avait pas permis de faire beaucoup d’attention aux objets qui l’entouraient, s’approcha du groupe des passagers, et entra de nouveau en conversation avec eux.

— Eh bien ! ma chère miss Effingham, nous ne sommes plus qu’à cinq lieues de Sandy-Hook, qui est là-bas par notre bossoir dessous le vent, position aussi favorable que le cœur peut le désirer. — Ce schooner efflanqué et à mine affamée, qui est entre la terre et nous, est un pêcheur de nouvelles ; et dès qu’il aura fini avec le brick dont il est voisin, il cherchera à venir à nous, et ce sera une bonne occasion pour nous débarrasser de nos mensonges de rechange. — Ce petit drôle sous le vent, qui fait tout ce qu’il peut pour venir à nous, est le pilote. Quand il sera arrivé, mes fonctions cessent, et je n’aurai plus rien à faire que de gourmander Saunders et Toast, et de nourrir les cochons.

— Et quel est ce bâtiment, la-bas en tête de nous, avec son grand hunier mis sur le mât, ses basses voiles carguées et sa barre sous le vent ? demanda Paul.

— Quelque freluquet qui a oublié ses boucles de jarretières, et qui a été obligé d’envoyer sa chaloupe à terre pour les chercher, répondit froidement le capitaine, tout en prenant sa longue-vue pour examiner le bâtiment en question. L’examen fut long et attentif, et le capitaine baissa deux fois son instrument pour en essuyer les verres.

Enfin, à la surprise générale, il s’écria :

— La barre au large ! serrez toutes les bonnettes, et gouvernez à l’est ! Dépêchez-vous, enfants, dépêchez-vous ! Aussi vrai que je suis un misérable pécheur, c’est encore cette éternelle Écume !

Paul appuya la main sur le bras du capitaine Truck, et l’arrêta au moment où il courait vers le gaillard d’avant pour aider et encourager son monde.

— Vous oubliez que nous n’avons ni mâts ni voiles convenables pour une chasse, lui dit le jeune marin. — Si nous prenons le large, la corvette, quelque bordée que nous suivions, aura maintenant de meilleures jambes que nous, Excusez-moi donc, si je prends la liberté de vous dire que d’autres mesures seraient préférables.

Le capitaine Truck avait appris à respecter l’opinion de Paul, et il prit son observation en bonne part.

— Quelle alternative avons-nous, lui répondit-il, — si ce n’est d’aller nous jeter dans la gueule du lion, ou de virer et de gouverner à l’est ?

— Nous en avons deux autres. Nous pouvons passer devant la corvette sans qu’elle pense à nous, car notre bâtiment est changé à être méconnaissable ; ou nous pouvons nous approcher de la terre et nous placer sur une eau plus basse.

— La corvette ne tire pas plus d’eau que ce bâtiment, Monsieur, et elle nous y suivrait. Il n’y a pas de port plus voisin que le havre de l’Œuf ; et je craindrais d’y entrer avec un bâtiment du port de celui-ci au lieu qu’en gouvernant à l’est et en doublant Montauk, qui nous devrait un abri à cause de notre nom, nous pourrions arriver au besoin à, New-London, et dire alors que nous avons gagné le prix de la course.

— Cela serait impossible, capitaine Truck, permettez-moi de le dire. En voguant vent arrière nous ne pouvons échapper, car nous serions à la côte dans une couple d’heures ; entrer à Sandy-Hook, si nous sommes reconnus, est impossible à cause de la corvette, et dans une chasse de cent vingt milles, nous sommes sûrs d’être rejoints.

— Je crains que vous n’ayez raison, mon cher Monsieur, je crains que vous n’ayez raison. Eh bien ! les bonnettes sont maintenant serrées, je gouvernerai vers les hauteurs, et je jetterai l’ancre sous leur abri, si cela est nécessaire. Alors nous pourrons donner à ce drôle une bonne dose de Vattel, car je crois qu’il n’osera se hasarder à nous capturer quand notre ancre posera sur un fond américain.

— Jusqu’à quelle distance du rivage oserez-vous avancer ?

— Jusqu’à un mille en face de nous ; mais pour entrer à Sandy-Hook, il faut passer la barre à une lieue ou deux d’ici.

— Cela est malheureux ; mais tâchez d’approcher de la côte assez près pour ne laisser aucun doute que nous ne soyons dans les eaux américaines.

— Nous l’essaierons, Monsieur, nous l’essaierons. Après avoir échappé aux Arabes, ce serait bien le diable si nous ne pouvions doubler John-Bull. Je vous demande pardon, monsieur Blunt ; mais c’est une question délicate, et qui doit être décidée par les grandes autorités.

Les vergues furent alors orientées de l’avant, et le bâtiment serra le vent de manière à gouverner un peu au nord, de l’établissement de Bains à Lang-Branch. Sans ce changement soudain de route, le paquebot aurait avancé en droite ligne vers la corvette, et aurait probablement passé sans être reconnu, tant les mâts, les vergues et les voiles du bâtiment danois l’avaient changé. Tant qu’il avait continué à voguer vers l’Écume, personne à bord de ce bâtiment n’avait eu le moindre soupçon ; mais le mouvement étrange qu’il fit tout à coup mit son flanc en vue, et il fut reconnu au même instant. La corvette fit servir son grand hunier, ses voiles prirent le vent, et elle suivit la même route que le paquebot. Les deux bâtiments étaient alors à environ dix milles de la terre, l’Écume un peu en avant, mais à une bonne lieue sous le vent. La corvette ne tarda pourtant pas à virer vent devant, et elle gouverna alors vers la côte. Cette manœuvre mit les deux bâtiments presque par le travers l’un de l’autre ; la corvette étant à un mille et plus sous le vent, et à environ six milles de la terre. Tous ceux qui étaient à bord des deux bâtiments virent alors combien la corvette et était meilleure voilière, car elle avançait de deux pieds, pendant que le paquebot en gagnait un.

L’histoire de cette rencontre, à laquelle le capitaine Truck s’attendait si peu, était fort simple. Après la fin de l’ouragan, la corvette, qui n’avait éprouvé aucune avarie, avait longé la côte d’Afrique, en suivant aussi bien qu’elle l’avait pu la route supposée du paquebot. N’ayant pas réussi à le découvrir, elle gouverna vers New-York. En arrivant à Sandy-Hook, elle prit un pilote et s’informa si le Montauk était arrivé. Ayant appris du pilote que ce bâtiment n’avait pas encore paru, elle envoya un officier dans la ville pour avoir une conférence avec le consul anglais. Au retour de cet officier, elle s’éloigna de la côte et commença à croiser au large. Il y avait alors huit jours qu’elle était occupée ainsi, revenant le matin près de la côte, courant des bordées dans les environs de la barre jusqu’au soir, et reprenant alors le large pour croiser toute la nuit. Quand le Montauk l’avait aperçue, elle était en panne pour recevoir des provisions de la ville.

Les passagers du Montauk venaient de finir leur déjeuner, quand M. Leach vint annoncer que le brassage diminuait à chaque instant, et qu’il serait indispensable, dans quelques minutes, de changer de route ou de mouiller. Le capitaine monta sur le pont avec les passagers, et il vit la terre à moins d’un mille en face, tandis que la corvette n’était qu’à environ la moitié de cette distance sous le vent, et presque par le travers.

— C’est un hardi gaillarg s’écria le capitaine, où il a sur son bord un pilote de Sandy-Hook.

— Ce qui est le plus probable, dit Paul. Il est à peine-croyable qu’il se fût hasardé si près de la côte, sans avoir pris cette précaution.

— Je crois que cela satisferait Vattel, Monsieur, dit le capitaine Truck, en entendant l’homme qui tenait la sonde, crier « trois brasses et demie. » — La barre tout au vent, Monsieur Leach, et brassez carré !

— Nous verrons bientôt quelle est la vertu de Vattel, dit John Effingham, car dix minutes suffiront pour décider la question.

L’Écume mit sa barre au vent, et vira au sud-est. Dès qu’elle fut par le travers du Montauk, qui longeait alors la côte, sur environ quatre brasses d’eau, elle vira de nouveau et commença à s’approcher du paquebot.

— Si nous étions ennemis et en état de nous mesurer avec cette corvette, dit Paul avec cette eau calme comme celle d’un étang, et cette position de vergue à vergue, l’affaire serait bientôt décidée.

— Le capitaine est sur le passe-avant, prenant notre mesure, dit M. Truck. — Prenez ma longue-vue, monsieur Blunt ; examinez sa figure, et dites-moi si vous croyez que c’est un homme qui aura quelque égard pour le droit des gens. — Parez l’ancre, monsieur Leach, car je suis déterminé à me rendre au mouillage sous toutes voiles, s’il a dessein de recommencer les anciens tours de John Bull sur notre côte. — Eh bien ! monsieur Blunt, qu’en dites-vous ?

Paul ne répondit rien, et, plaçant la longue-vue sur le cabestan, il se promena rapidement sur le pont avec un air fort troublé. Chacun remarqua ce changement soudain, mais personne ne fit aucune observation à ce sujet. Pendant ce temps, la corvette approchait rapidement, et, quelques minutes après, le bout de sa vergue de misaine à bâbord était à vingt pieds du bout de la grande vergue à tribord du Montauk, les deux bâtiments suivant deux lignes parallèles. Un profond silence régnait sur la corvette, mais elle cargua misaine et amena ses perroquets.

— Donnez-moi le porte-voix, dit le capitaine Truck, il va nous dire ce qu’il a dans l’esprit.

Le capitaine anglais, qu’on reconnaissait aisément à ses deux épaulettes, avait aussi en main un porte-voix ; mais aucun des deux commandants ne se servit de cet instrument car ils étaient à assez peu de distance l’un de l’autre pour pouvoir s’entendre de la voix seule.

— Je crois, Monsieur, dit le capitaine de la corvette, que j’ai le plaisir de voir monsieur Truck, commandant le paquebot le Montauk ?

— Oui, oui, murmura le capitaine Truck, je réponds qu’il a mes nom et prénoms aussi bien écrits et orthographiés que s’ils étaient imprimés. — oui, Monsieur, je suis le capitaine Truck, et ce bâtiment est le Montauk. Puis-je vous de demander à mon tour le nom de votre navire et le vôtre, Monsieur ?

L’Écume, corvette de sa Majesté Britannique, capitaine Ducie.

— L’honorable capitaine Ducie ! s’écria M. Sharp, je croyais le reconnaître : je le connais particulièrement.

— Résistera-t-il à Vattel ? demanda M. Truck.

— Quant à cela, il faut que je vous renvoie à lui.

— Vous paraissez avoir souffert de l’ouragan, reprit le capitaine Ducie, qu’on voyait sourire, tandis qu’il parlait à M. Truck comme à une ancienne connaissance. Nous ayons été plus heureux, car je crois qu’il ne nous manque pas un seul fil de caret.

Le Montauk a jetè tout son gréement à la mer, et nous a donné la peine de l’équiper à neuf.

— Et vous paraissez y avoir admirablement réussi. Il manque certainement quelques pouces à votre mâture et à votre voilure ; mais tout est solide comme une église.

— Oui, oui, à présent que nous avons mis nos habits neufs, nous n’avons pas à en rougir.

— Puis-je vous demander si vous êtes entré dans quelque port pour vous procurer cet équipement ?

— Non, Monsieur, nous l’avons ramassé le long de la côte.

L’honorable capitaine Ducie crut que M. Truck le persiflait, et, sans rien perdre de sa politesse, il prit des manières un peu plus froides.

— Je désire beaucoup vous parler en particulier, Monsieur, pour une affaire de quelque importance, et je regrette de n’avoir pu vous parler le soir où vous avez quitté Portsmouth. Je sais parfaitement que vous êtes dans vos eaux, et je suis très-fâché de retarder l’arrivée de vos passagers quand ils sont si près du port ; mais je regarderai comme une faveur que vous me permettiez de passer sur votre bord pour quelques minutes.

— De tout mon cœur, dit le capitaine Truck. Si vous voulez me donner l’espace nécessaire, je brasserai mon grand hunier sur le mât, mais je désire mettre le cap au large. — Le capitaine Ducie le salua, et se retira pour donner des ordres. — Il paraît comprendre Vattel, continua M. Truck, et nous n’aurons pas la peine de le lui expliquer. Quoi qu’il en soit, monsieur Leach, parez l’ancre ; car de belles paroles ne beurrent pas le pain. Cependant il a l’air d’un homme comme il faut. Saunders, mettez une bouteille de vieux madère sur la table de la grande chambre.

La corvette serra le vent vers l’est pour laisser de l’espace au paquebot, et mit en panne, avec son petit hunier sur le mât. Le capitaine Ducie fit mettre en mer sa chaloupe, pendant que le Montauk le suivait et prenait position sous le vent de la corvette ; et cinq minutes après, il était sur le pont avec un homme de moyen âge ; qui ne portait pas le costume de marin, et un midshipman à joues rebondies.

Il ne fallait que voir le capitaine Ducie pour reconnaître en lui un homme bien né et bien élevé. Il était grand, bien fait, et ne paraissait guère avoir que vingt-cinq ans. Dès qu’il vit Éve, il parut frappé de sa beauté, et la manière dont il la salua aurait été remarquée dans un salon. Mais il savait trop bien ce qu’il devait faire comme officier, pour faire plus d’attention à elle avant d’avoir salué le capitaine Truck et d’avoir reçu ses compliments. Il se tourna alors vers les dames, et les salua de nouveau, ainsi que les passagers.

— Je crains, dit-il, que mon devoir ne m’ait rendu la cause involontaire de la prolongation de votre voyage ; car je crois que peu de dames aiment assez l’Océan pour pardonner aisément à ceux qui les y retiennent plus longtemps qu’elles ne comptaient.

— Nous sommes d’anciens voyageurs, dit M. Effingham, avec politesse, et nous savons les obligations imposées par le devoir.

— Oui, Monsieur, dit le capitaine Truck, et je n’ai jamais eu la bonne fortune d’avoir sur mon bord de plus aimanles passagers. — Monsieur, Effingham, je vous présente l’honorable capitaine Ducie ; capitaine Ducie, voici miss Effingham. — Monsieur John Effingham, miss Ève Effingham, mam’selle Vieilleville, monsieur Dodge ; je vous présente l’honorable capitaine Ducie.

L’honorable capitaine Ducie et tous les autres, à l’exception de l’éditeur du Furet Actif, ne purent s’empêcher de sourire, tout en se saluant réciproquement ; mais M. Dodge, qui se croyait le droit d’être présenté dans toutes les formes à tous ceux qu’il rencontrait, et de savoir qui ils étaient, présenté ou non, s’avança sur-le-champ et serra cordialement la main de M. Ducie.

Le capitaine Truck regarda autour de lui pour chercher quelque autre personne à présenter. M. Sharp était près du cabestan, et Paul Blunt s’était retiré sur l’arrière près du rouffle.

— Je suis charmé de vous voir à bord du Montauk, dit le capitaine Truck à M. Ducie, en le conduisant insensiblement vers le cabestan, et je regrette de ne pas avoir eu la satisfaction de vous rencontrer en Angleterre Capitaine Ducie, je vous présente monsieur Sharp ; monsieur Sharp, voici l’honorable…

— George Templemore ! s’écria le commandant de la corvette, les regardant tous deux l’un après l’autre.

— Charles Ducie ! s’écria le soi-disant M. Sharp.

— Voici donc la fin d’une de mes espérances ; nous avons suivi une fausse piste pendant tout de temps.

— Cela n’est pas sûr, Ducie ; expliquez-vous.

— Vous devez vous être aperçus, Messieurs, des efforts que j’ai faits pour vous parler depuis que vous avez mis à la voile.

— Pour nous parler ! s’écria le capitaine Truck. — Oui, Monsieur, nous avons remarqué les efforts que vous avez faits pour nous parler.

— C’était parce qu’on m’avait donné à entendre qu’un imposteur, ayant pris le nom de sir George Templemore, s’était embarqué pour l’Amérique à bord de ce bâtiment ; et je vois que nous avons été trompés, parce qu’il a plu au véritable sir George Templemore de prendre le paquebot de Londres au lieu de celui de Liverpool. Au diable vos caprices, Templemore ! jamais vous ne savez le matin si vous vous brûlerez la cervelle avant midi, ou si vous vous marierez avant la nuit.

— Et Monsieur est sir George Templemore ? demanda le capitaine Truck en ouvrant de grands yeux.

— Je puis en répondre, car je l’ai connu toute ma vie.

— Nous l’attestons aussi, dit M. Effingham, et nous le savions le jour même où nous avons mis à la voile.

Le capitaine Truck avait vu plusieurs fois des passagers prendre de faux noms ; mais jamais il n’avait été si complétement trompé.

— Et s’il vous plaît, Monsieur, demanda-t-il au baronnet, êtes-vous membre du parlement ?

— J’ai cet honneur.

— Et vous demeurez à Templemore-Hall, et vous êtes venu ici pour voir le Canada ?

— Je suis propriétaire de Templemore-Hall, et j’ai dessein de voir le Canada avant de retourner en Angleterre.

— Et vous, Monsieur, dit le capitaine du paquebot en se tournant vers le commandant de la corvette, vous êtes à la recherche d’un autre sir George Templemore, d’un faux baronnet ?

— C’est le motif de ma croisière.

— Mais est-ce le seul, Monsieur ? êtes-vous bien sûr qu’il n’en existe aucun autre ?

— Je conviens que j’ai un autre motif, répondit le capitaine Ducie, ne sachant trop comment il devait prendre cette question ; mais j’espère que celui que j’ai annoncé suffira quant à présent.

— Cette affaire exige de la franchise, Monsieur. Je suis loin de vouloir vous manquer de respect ; mais je suis dans les eaux américaines, et je serais fâché après tout d’être obligé d’invoquer Vattel.

— Permettez-moi d’agir comme médiateur, dit M. Sharp, ou pour mieux dire, sir George Templemore. — Il s’agit de péculat, Ducie, n’est-il pas vrai ?

— C’est la pure vérité ; un malheureux jeune homme, nommé Sandon, sot et fou s’il en fut jamais, était dépositaire d’une somme considérable appartenant au trésor public, et il a disparu en emportant quarante mille livres sterling.

— Et vous croyez qu’il me fait l’honneur de voyager sous mon nom ?

— Nous en sommes certains. Monsieur que voici, dit le capitaine Ducie en montrant l’homme qui l’avait accompagné, l’a suivi à quelque distance sur la route de Porstmouth tandis qu’il portait votre nom ; et quand nous apprîmes qu’un sir George Templemore s’était embarqué à bord du Montauk, l’amiral du port n’a pas hésité à me donner ordre de poursuivre ce bâtiment. C’est une méprise malheureuse pour moi, car saisir ce fripon eût été une plume au chapeau d’un capitaine qui vient à peine d être élevé à ce grade.

— Eh bien ! Monsieur, vous pouvez choisir votre plume, car vous aurez le droit de la porter. Le jeune homme que vous cherchez est incontestablement sur mon bord.

Le capitaine Truck lui expliqua qu’il y avait sous le pont un jeune homme qui s’était présenté à lui sous le nom de sir George Templemore, et qui, sans contredit, était le coupable qu’il cherchait ; mais le capitaine Ducie ne montra ni l’attention ni la satisfaction qu’on aurait cru qu’une telle nouvelle devait lui inspirer. Ses yeux étaient fixés sur Paul, qui était encore debout près du rouffle. Quand celui-ci vit qu’il était le but des regards du capitaine anglais, il s’avança à pas lents et comme à contre-cœur sur le gaillard d’arrière. Ils eurent tous deux un air d’embarras en s’abordant, mais ils conservèrent un parfait sang-froid.

— Monsieur Powis, je crois ! dit l’officier anglais en saluant Paul avec hauteur.

— Le capitaine Ducie, si je ne me trompe ? répondit Paul en levant son chapeau avec fermeté, quoique ses joues fussent enflammées.

Chacun entendit les mots qu’ils venaient de prononcer, mais personne ne fit attention pour le moment à la froideur mutuelle qu’ils se montraient l’un à l’autre. Le capitaine Truck ouvrit de plus grands yeux que jamais, car c’était une seconde mascarade à laquelle il s’attendait encore moins qu’à la première. Il les suivit des yeux tandis qu’ils se promenaient sur le gaillard d’arrière tête à tête, et en ce moment il se sentit toucher le bras. C’était la petite main d’Ève, car il s’était établi une sorte de familiarité entre elle et le vieux marin. Elle sourit, sépara ses cheveux sur son front, et lui dit d’un ton moqueur :

— Monsieur Sharp, je vous présente M. Blunt ; — monsieur Blunt, voici M. Sharp.

— Et étiez-vous dans le secret pendant tout ce temps, ma chère miss Effingham ?

— Complètement. — Depuis les bouées de Portsmouth jusqu’à cet endroit.

— Je serai obligé de recommencer la présentation de tous mes passagers.

— Certainement, et je vous recommande de vous faire montrer leurs extraits de naissance, avant d’annoncer leurs noms.

— Vous êtes du moins, vous, la charmante miss Effingham, ma chère jeune dame ?

— Je n’en réponds même pas, répondit Ève riant et rougissant en même temps.

— J’espère que je vois là-bas M. John Effingham ?

— Quant à cela, je puis en répondre. Il n’y a pas dans le monde entier deux cousins John.

— Je voudrais savoir quelle est l’autre affaire de ce capitaine anglais. Il me semble avoir des dispositions amicales pour tout le monde excepté pour M. Blunt. Comme ils se regardent l’un et l’autre avec froideur et méfiance !

Ève pensa de même, et elle perdit tout son goût pour plaisanter. Justement en cet instant, le capitaine Ducie quitta son compagnon, tous deux ayant posté la main à leur chapeau ; et il alla rejoindre le groupe qu’il avait quitté avec si peu de cérémonie quelques minutes auparavant.

— À présent que vous connaissez ma mission, capitaine Truck, dit-il, je crois que vous pouvez me dire si vous consentez que j’interroge l’individu dont vous m’avez parlé.

— Je connais une de vos missions, Monsieur ; mais vous avez parle de deux ?

— Toutes deux s’accompliront sur ce bâtiment, avec votre permission.

— Ma permission ! Cela sonne bien, du moins, ma chère miss Effingham. — Permettez-moi de vous demander, capitaine Ducie, si quelqu’une de vos missions ne sent pas le tabac ?

— Cette question est si singulière, répondit l’officier anglais avec un air de surprise, que je ne puis la comprendre.

— Je désire savoir, capitaine Ducie, si vous avez quelque chose à dire concernant la contrebande.

— Certainement non, Monsieur ; je ne suis ni un officier ni un croiseur des douanes, et je suppose que ce bâtiment est un paquebot régulier, dont l’intérêt évident est de ne pas se mêler d’un tel métier.

— Vous ne supposez que la vérité, Monsieur ; mais nous ne pouvons pas toujours répondre de la discrétion et de l’honnêteté de tout notre monde. Une seule livre de tabac pourrait faire confisquer ce noble bâtiment ; et d’après la persévérance avec laquelle vous nous avez donné la chasse, je craignais que l’inconduite de quelqu’un de mes gens n’eût été cause d’une dénonciation de ce genre contre nous.

— En ce cas, votre crainte n’était pas fondée, car les deux objets qui m’ont amené en Amérique se trouvent complètement remplis par la rencontre que j’ai faite sur ce bâtiment de M. Powis et de M. Sandon, qui, à ce que je puis comprendre, est en ce moment dans sa chambre.

Ils se regardèrent l’un et l’autre quelques instants en silence, et le capitaine Truck reprit la parole.

— Puisque tels sont les faits, capitaine Ducie, je vous offre toutes les facilités que l’hospitalité peut vous donner sur ce bord.

— Vous me permettrez par conséquent d’avoir une entrevue avec M. Sandon ?

— Sans contredit. Je vois, Monsieur, que vous avez lu Vattel, et que vous connaissez les droits des neutres et ceux des nations indépendantes. Comme cette entrevue paraît devoir être importante, vous désirerez probablement qu’elle ne soit pas publique, et elle ne peut guère avoir lieu dans la chambre de M. Sandon, qui est fort petite. — Ma chère miss Effingham, aurez-vous la bonté de nous prêter votre salon pour une demie-heure ?

Ève fit un signe de consentement, et le capitaine Truck invita les deux Anglais à le suivre.

— Ma présence à cette entrevue n’est pas très-nécessaire, dit le capitaine Ducie. M. Green connaît toute l’affaire, et j’en ai une importante à terminer avec M. Powis. Si un ou deux de vous, Messieurs, veulent avoir la bonté d’y assister et d’être témoins de tout ce qui se passera entre M. Green et M. Sandon, je le regarderais comme une grande faveur. — Je puis vous demander ce service, Templemore ?

— De tout mon cœur, quoiqu’il ne soit nullement agréable de voir démasquer un coupable. — M. John Effingham, me permettra-t-il de le prier de se joindre à nous ?

— J’allais lui faire la même demande, dit le capitaine Truck. Par ce moyen, nous serons deux Anglais et deux Yankees, si monsieur John Effingham ne trouve pas mauvais que je l’appelle ainsi.

— Jusqu’à ce que noirs soyons dans la baie de Sandy-Hook, capitaine Truck, je consens à être un Yankee[1] ; mais une fois dans le pays, j’appartiens aux états de l’intérieur, si vous me laissez la liberté du choix.

John Effingham fut interrompu par un léger coup de coude du capitaine Truck, qui saisit un instant pour lui dire à l’oreille :

— Ne faites pas, je vous prie, mon cher Monsieur, de pareilles distinctions entre le dedans et le dehors. Je maintiens que ce bâtiment est en ce moment dans les États-Unis d’Amérique ; aussi bien par le fait que par une fiction légale, et je crois que Vattel me soutiendra dans cette opinion.

— Soit, soit ! j’assisterai à cette entrevue avec le fugitif ; et si les faits allégués contre lui ne sont pas clairement prouvés, il ne manquera pas de protection.

Tout fut bientôt arrangé. Il fut décidé que le capitaine Truck, sir George Templemore et M. John Effingham descendraient dans le salon de miss Effingham avec M. Green, qui appartenait à l’administration du trésor public, et qu’on ferait comparaître devant eux l’inculpé, tandis que le capitaine Ducie aurait son entrevue avec M. Powis dans la chambre de celui-ci.

Les premiers descendirent sur-le-champ, mais le capitaine Ducie resta une ou deux minutes de plus sur le pont peut donner un ordre au midshipman de sa chaloupe, qui s’éloigna du Montauk à l’instant pour retourner à la corvette. Pendant ce court délai, Paul s’approcha des dames et leur parla de choses indifférentes, quoiqu’il fût impossible de ne pas voir qu’il avait l’air troublé et agité.

On remarqua aussi que son domestique suivait tous les mouvements des son maître avec beaucoup d’intérêt ; et quand il le vit descendre avec le capitaine Ducie, il haussa les épaules et leva les yeux vers le ciel comme on le fait assez souvent quand il arrive quelque circonstance qui surprend ou qui afflige.


  1. Le sobriquet d’Yankee ne s’applique proprement qu’aux habitants de la Nouvelle-Angleterre, composée de cinq états : — Vermont — Massachusets — New Hampshire, et Connecticut. Or la baie de Sandy-Hook est située dans l’État de New-York.