Le Pardon (Grenier)

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Librairie de L. Hachette et Cie (p. 109-126).

LE
PARDON


Ahasver se taisait que j’écoutais encore
Cet étrange récit qui venait de se clore
Roulait en bouillonnant dans mon esprit rempli
Comme un torrent qui gronde à l’étroit dans son lit.

Je revoyais, les yeux fermés, la longue route
Par où l’humanité passe et disparaît toute,
Semblable à ces chemins que l’on trouve au désert
Où seuls des os blanchis laissés à découvert
Marquent de leurs débris, que le chacal profane,
Le pli de sable ardent fait par la caravane.
L’histoire des vieux jours, labyrinthe éternel
Où le monde longtemps ne vit qu’une Babel,
Un chaos qui se cherche, une spirale immense
Qui se détruit toujours et toujours recommence.
Se débrouillait enfin à mes regards confus ;
Et j’admirais de Dieu les desseins préconçus.
Je me disais : « L’insecte a sa route connue ;
Tourné vers l’orient le cygne fend la nue ;
Et l’homme qui se croit maître de son destin
Ne fait que suivre aussi la loi de son instinct.

À son insu la terre autour de Dieu gravite,
Rétrécissant toujours son incessante orbite ;
Comme si Dieu voulait la guider par la main,
Pour l’aider à trouver jusqu’à lui son chemin.
 
« Ami, dit Ahasver, mon histoire passée
D’un long étonnement trouble encor ta pensée.
Tu restes devant moi grave et silencieux.
La méditation sur ton front soucieux
Depuis quelques instants passe et jette son ombre,
Comme sur un ciel bleu glisse un nuage sombre.
Peut-être un doute arrête et suspend tes esprits.
Dis-le-moi, quel est-il ? » Alors, moi, je repris :


« Non ! je ne doute pas ; mais je prêtais l’oreille
À l’écho que ta voix dans mon âme réveille.
Comme le forgeron qui bat le fer en feu,
Ta parole, frappant mon esprit qui s’émeut,
A fait jaillir en moi des milliers d’étincelles,
Et je reste ébloui de ces clartés nouvelles.
Lorsque le pèlerin, le soir, a pénétré
D’un pas religieux dans un temple sacré,
Il écoute longtemps le son mélancolique
De l’orgue qui remplit toute la basilique,
Et la voix des enfants et le chœur solennel.
Du peuple entier qui monte et va frapper le ciel.
L’encens, l’orgue, les chants et la cérémonie
Cessent ; alors, le cœur encor plein d’harmonie,
Sur les degrés, avant de suivre son chemin,
Il s’assied, et rêveur met le front dans sa main.

Moi, je fais comme lui. Ton récit fut austère :
Mais il fit devant moi passer toute la terre ;
Et je sens mes désirs, mes rêves d’autrefois,
Comme un feu mal éteint s’aviver à ta voix.
Il en est un surtout ! son ardeur insensée
A fait souvent la nuit chanceler ma pensée
Au bord de cet abîme où Dieu mit les confins
De l’esprit des mortels et des anges divins.
Ton récit vient encor d’en attiser la flamme,
Et si je ne craignais de contrister ton âme
Par le retour forcé d’un amer souvenir,
Je te prierais encore d’apaiser ce désir !

— Parle ! ouvre-moi ton cœur, me dit-il ; ma pensée
A trop souffert pour craindre encor d’être blessée.

— Eh bien ! lui répondis-je, et puisque tu le veux,
Je vais te révéler ce plus cher de mes vœux :
C’est de voir par tes yeux le Sauveur de la terre,
Tel que dans ta mémoire, où nul trait ne s’altère,
Tu le revois sans doute et que tu le peindrais ;
Car toi seul des vivants as contemplé ses traits ;
Toi seul de cette image as pu garder la trace.
Oh ! que ne l’ai-je aussi contemplé face à face !
Que n’ai-je au bord des lacs, sur le sommet des monts,
De sa lèvre divine aspiré les sermons !
Que n’ai-je de ses pieds adoré la poussière,
Foulé le même sol, vu la même lumière,
Bu l’air qu’il respirait, et d’un pieux larcin
Baisé timidement sa tunique de lin !
Combien de fois ce rêve a hanté ma jeunesse !
Combien de fois, le cœur accablé de tristesse,

Penchant sur l’Évangile un front découragé,
Et regardant la vie ainsi qu’un naufragé,
N’ai-je pas cru le voir, sous ma lampe incertaine,
Comme autrefois au puits de la Samaritaine,
Assis auprès de moi sur le bord de mon lit !
Son regard ineffable où tant d’amour se lit
Pénétrait tout mon être et versait dans mon âme
La paix et la tendresse ainsi qu’un sûr dictame ;
Et mes premiers ennuis et mes jeunes chagrins
Se fondaient aux rayons de ces regards divins !
Depuis deux fois mille ans la terre pécheresse
S’est prise pour le Christ d’une immense tendresse,
Et répand, à genoux, les cheveux éplorés,
Ses fleurs et ses parfums sur ses pieds adorés.
Depuis plus de mille ans, les saints et les artistes
Veulent fixer ses traits majestueux et tristes.

Chaque âge s’exerçant sur ce thème sans fin
N’a rendu qu’un côté du modèle divin ;
Et toujours quelque part, sur le marbre et la toile,
L’homme par trop charnel trahit le Dieu qu’il voile.
J’ai fouillé vainement ces reliques de l’art ;
Ce Christ que j’ai rêvé n’existe nulle part !
Toi donc, toi qui l’as vu sous sa forme mortelle,
Quand il vint apporter la céleste nouvelle,
Pais-m’en par la parole un fidèle portrait ;
Mets-le devant mes yeux ; rends-le-moi trait pour trait,
Tel que tu dois toujours le revoir en idée,
Tel que sous les palmiers l’admira la Judée.
Dis-moi quel vêtement tombait sur ses genoux,
Si son front était pâle et bien plus haut que nous,
Quelle était sa démarche et sa voix et son dire
Quand il parlait au peuple, et s’il savait sourire ;

Quels étaient ses cheveux, sa bouche, et si ses yeux
Étaient comme la nuit ou l’azur clair des cieux. »

Je n’avais pas fini de parler de la sorte
Que j’entendis un coup retentir à la porte.
J’ouvris : « Qui que tu sois, dis-je à l’hôte inconnu,
Entre dans ma demeure et sois le bienvenu ! »

Mais comment peindre aux sens la céleste figure
Qui m’apparut alors dans la pénombre obscure ?
Une robe de lin tombait jusqu’à ses pieds ;
Ces cheveux sur le cou mollement repliés ;
Cet auguste visage où l’âme était visible ;
Ce regard d’un éclat si doux et si terrible....

Non ! je n’essaierai pas de retracer aux yeux
Ce qui n’a de contour et de forme qu’aux cieux !
Non ! je n’essaierai pas dans un mot périssable
D’enfermer l’infini, de dire l’ineffable !
Le mot et la couleur, et la forme et le son
En vain pour l’exprimer créeraient à l’unisson.
Même dans les transports du plus juste délire
Ce n’est pas au poète à dépasser la lyre.
Grâce, beauté, grandeur, douceur et majesté,
C’est l’homme encor. Ici, c’est la Divinité !

Ahasver à genoux et baisant la poussière
Répandait devant lui son âme tout entière,
Et, versant à ses pieds ses sanglots et ses pleurs,

Semblait évanoui d’extase et de douleurs !
Le Christ (car c’était lui), le relevant du geste,
Lui dit avec sa voix d’une douceur céleste :

« Ami ! ne pleure plus ! Puisque ton cœur touché
Comprend et lave ainsi dans les pleurs ton péché ;
Puisque l’homme outragé par toi jusqu’en Dieu même
Est ton frère à présent ; puisque enfin ton cœur aime,
J’apporte le pardon, prix de ton repentir.
Sois heureux ! Maintenant, tu peux enfin mourir. »

Alors, fermant les yeux d’Ahasver immobile,
Le Christ parut bénir sa dépouille d’argile.
Je comprenais enfin… quand se tournant vers moi,
Il me toucha le front en disant : « Souviens-toi ! »
Mais son œil me perçant comme un dard de lumière,

Je tombai sur les mains, le front dans la poussière,
Et sentis que mon âme élancée après lui
Oubliait là mon corps que la vie avait fui !

. . . . . . . . . . . . . . .


Quand le vieux serviteur monta de la vallée
Pour frapper avant l’aube à ma porte isolée,
Il recula d’horreur ; car son premier coup d’œil
Vit en entrant deux corps prosternés sur le seuil.
Le vieillard nous crut morts et frappés par la foudre.
Il releva mon front qui traînait dans la poudre.
Ses pleurs, ses cris, ses soins, et la clarté des cieux
Me firent lentement rouvrir enfin les yeux.
Longtemps je regardai devant moi comme un homme
Qu’un rêve obsède encore au sortir d’un long somme.

Mais un regard tombé sur le corps d’Ahasver
Me rendit à moi-même, et prompt comme l’éclair.
Mon esprit revit tout dans une seule image :
L’hôte et ses longs récits durant la nuit d’orage,
Où les siècles passaient comme un jour, puis enfin
L’ineffable grandeur du visiteur divin....

Je rendis grâce à Dieu qui veille sur nos âmes,
Et le vieux serviteur et moi nous relevâmes
Ahasver qui restait sur la face couché.
Tous nos soins furent vains. La mort l’avait touché.
Mais quels mots, quels discours pourront jamais redire
La paix et le céleste et bienheureux sourire
Qui rayonnait encor sur ses traits solennels ?
Sublime adieu de l’âme à ses restes mortels !

Jamais ravissement de saint dans le martyre,
Enthousiasme ardent de poète en délire,
Ivresse de l’amour et de la volupté,
N’ont empreint un mortel d’une telle beauté !

L’orage avait cessé ; l’aurore tout en larmes
Dissipait dans le ciel les dernières alarmes :
Et ses premiers rayons au bord de l’Orient
Semblaient promettre au monde un jour pur et riant.
Le soleil vint ensuite et monta dans sa gloire.
Au sortir d’une nuit si terrible et si noire,
La terre, à ses rayons, se ranimant un peu,
Se livrait tout humide à ses baisers de feu.
Partout, aux flancs des rocs, sur les monts, dans les plaines.

Ruisselaient de longs pleurs comme au bord des fontaines.
L’eau, se frayant un lit éphémère et nouveau,
S’élançait en cascade ou glissait en ruisseau.
Les arbres, les buissons, mouillés par la tempête,
Frissonnaient au soleil et secouaient leur tête.
Les oiseaux sous la feuille humide encor des bois
Joyeux battaient de l’aile et retrouvaient la voix.
Hommes, bêtes, oiseaux, tous quittaient leur refuge.
C’est ainsi qu’autrefois, au sortir du déluge,
Du haut de l’Ararat le monde nouveau-né
Chantait l’hymne de grâce au ciel rasséréné.

Cependant, par les soins du vieux pâtre robuste,
Un lit fait de mélèze et de branches d’arbuste,
Recevait d’Ahasver ce qui restait encor.

Chargés de ce fardeau, d’un pas réglé d’accord,
Nous gravîmes tous deux le sentier à mi-côte,
Qui gagne en serpentant la cime la plus haute.
Nous marchions sans mot dire en mesurant nos pas ;
Car l’œil plongeait parfois sur l’abîme d’en bas.
L’orage avait rendu l’étroit sentier glissant,
Et le fardeau sacré devenait plus pesant.
Les rameaux des sapins, au bord de notre route,
Sur le front d’Ahasver pleuraient à large goutte ;
L’oiseau le saluait de petits cris joyeux.
Plus tard, oiseau, buissons, disparurent aux yeux.
Plus de fleurs, l’herbe même était rare et menue.
Nous entrâmes bientôt au milieu de la nue.
Le but se rapprochait ; et déjà le sentier
Côtoyait les pieds bleus de l’éternel glacier.
« C’est ici ! » dis-je au pâtre ; et nos bras, sans secousse,

Posèrent Ahasver sur un plateau de mousse.
Là, le vieillard et moi, nous creusâmes le sol
Que l’orage nocturne avait rendu plus mol.
Quand la fosse funèbre eut une longueur telle
Qu’elle pût contenir la dépouille mortelle,
J’y reçus Ahasver, et sur son dernier lit,
Ma main pieusement, doucement, l’étendit.
Puis je roulai sur lui cette terre infertile,
Poussière de granit, l’argile sur l’argile !
Ô prodige ! pendant que je le recouvrais,
Le céleste sourire augmenta sur ses traits.
Un étrange bonheur rayonnait sur sa bouche.
On eût dit qu’étendu sur sa dernière couche,
Ce vieux corps, fatigué par vingt siècles d’effort,
Goûtait encore mieux le bienfait de la mort.


Et c’est là qu’il repose, inconnu, solitaire,
Perdu dans la nuée au-dessus de la terre !
Nul monument funèbre attirant le regard
Ne révèle sa tombe au pas du montagnard.
Le glacier qui défend cette gorge isolée
En est le seul gardien et le seul mausolée.
Nulle épouse, nul fils n’y sanglote sur lui,
Et la seule rosée y vient pleurer la nuit.
Nul mortel ne connaît sa demeure dernière.
Personne, excepté moi, n’y versa de prière,
Et seul l’aigle se pose à la cime où ses os
Savourent dans la mort un éternel repos.