Le Repentir (Grenier)

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Librairie de L. Hachette et Cie (p. 73-104).

LE
REPENTIR


Ahasver attendri, s’arrêtant à ces mots,
Mit la main sur ses yeux et prit quelque repos.
Mais bientôt, d’un regard et d’une voix plus fermes
Renouant son récit, il reprit en ces termes :


« Pardonne cet instant de faiblesse. Tu vois
Que le seul souvenir de ces maux d’autrefois
Suffit pour ranimer ces trop vives blessures.
Dix-huit siècles en vain m’ont flétri de tortures ;
Elles saignent toujours. Il en est des douleurs
Qui nous ont fait verser les premiers de nos pleurs,
Comme des jours heureux du printemps de notre âge ;
L’éternité ne peut en effacer l’image.

« Que te dire des jours qui suivirent ces jours ?
Nuls coups aussi cruels n’en marquèrent le cours.
Pourtant Dieu n’avait pas épuisé sa colère.
La meule attend le grain qu’on a battu dans l’aire.

Après avoir brisé mon cœur et ses liens
Avec mes fils, ma femme et mes concitoyens,
Il fallait l’écraser au contact dur et rude
Et de l’homme et du temps et de la solitude.
Je croyais que j’allais vivre éternellement
Tranquille, après avoir subi ce châtiment.
« Que puis-je encor souffrir ? disais-je ; ma poitrine
N’offre plus une place à la flèche divine. »
Insensé ! je croyais que j’avais tout souffert,
Et je foulais déjà le seuil d’un autre enfer !

« Pour fuir plus promptement ce qui fut ma patrie
Je m’embarquai, roulant dans mon âme flétrie
La haine, la vengeance et la destruction,
Qu’un an plus tard Titus fit tomber sur Sion.

J’allai, sans perdre au loin ma course vagabonde,
Droit à Rome, ce centre et ce pivot du monde,
Ce gouffre insatiable où tout aboutissait,
Où l’or, le sang, l’honneur de tous s’engloutissait.
Là, perdu dans les flots de cette foule immense,
Je voulus rebâtir ma nouvelle existence,
Et, sans être ébloui par toutes ces splendeurs,
Je repris à l’écart mon rêve de grandeurs.
« L’empire, me disais-je, appartient à la force.
Ce chêne antique est mort ; il n’a plus que l’écorce ;
La sève des vieux jours n’y monte plus au cœur ;
La vertu n’est qu’un nom et le glaive est vainqueur.
De vils prétoriens offrent l’empire à vendre.
Pourquoi, quand avec l’or chacun y peut prétendre,
Dans ma vie éternelle et ses mille hasards,
Ne vêtirais-je pas la pourpre des Césars ? »


« Voilà ce que rêvait mon cœur encor crédule.
Mais Dieu, pour dissiper ce songe ridicule,
Ne fit qu’abandonner au temps l’ambitieux.
Il fallut peu de jours pour dessiller mes yeux.

« Deux malédictions s’attachaient à ma trace :
Celle de ma personne et celle de ma race.
Un Juif faisait horreur au plus vil des Romains ;
Un Juif était partout le rebut des humains.
Ainsi je n’avais fait que prolonger ma chaîne,
Et ma patrie au loin m’atteignit de sa haine !
Ainsi je n’avais fait, en changeant de pays,
Que de changer d’affronts, d’insultes, de mépris !
Alors, sans renoncer à ma grandeur future,

L’orgueil encor saignant de cette autre torture,
Je partis, j’allai voir si des bords plus lointains
Ne me réservaient pas de plus heureux destins.
Mais Rome était l’empire, et l’empire la terre ;
Et j’eus beau reculer mon exil volontaire,
Même aux confins du monde, après un certain temps,
Il me fallait subir ces mépris insultants,
Ce vide inexorable et cette horreur fatale
Dont j’avais tant souffert sur ma terre natale.
 
« Ainsi je dus traîner et mes jours et mes nuits
Dans un cercle sans fin de misère et d’ennuis !

« Puisque l’ambition se dérobait si vite,
Et, comme ce fruit né près du lac Asphaltite,

Ne laissait que poussière et cendre dans mes mains,
Puisque j’étais en proie à tant de lendemains,
Il fallait un nouvel aliment à ma vie.
Je cherchai quel désir, quel rêve, quelle envie
Pourrait combler les jours de mon éternité.
Je ne vis que l’amour et que la volupté !
Je m’y ruai ; — J’appris l’art vulgaire et facile
De surprendre un cœur jeune, innocent et tranquille,
D’inspirer la pitié, cette aube de l’amour,
Puis l’amour radieux qui se lève à son tour ;
Enfin la passion, cet orage de l’âme
Qui s’éteint dans les pleurs et dans les pleurs s’enflamme.
La volupté m’apprit ses plus secrets transports.
Je voulus m’y plonger tout entier, âme et corps ;
J’essayai d’étourdir mon esprit à la gêne
Dans cette passion unique et souveraine.

Mais mon cœur, comme un vase entr’ouvert par le bout,
En laissait fuir l’extase et gardait le dégoût.
En vain à ces plaisirs je demandais l’ivresse ;
Je n’avais plus la seule excuse, la jeunesse.
On ne repasse point par le même chemin.
Ce n’était plus le jour ; j’étais au lendemain.
Je savais. Vainement, dans l’ardeur de la fièvre,
Je voyais la beauté se suspendre à ma lèvre ;
Je savais que ces traits adorés et charmants
Ne seraient bientôt plus que d’affreux ossements ;
Que ces yeux pleins de feu, que ces lèvres de rose
S’allaient clore dans l’ombre où tout se décompose,
Qu’un ver impur aurait leurs baisers le dernier.
Horreur ! Pour moi-l’amour ne fut plus qu’un charnier.
Je frémis. J’éloignai de mes lèvres avides
Ce calice hideux de voluptés fétides,

Et je compris enfin cette immortalité
Qui me mettait ainsi hors de l’humanité.

« J’errai donc sans amour, sans amis, sans patrie.
Chaque ville au hasard fut mon hôtellerie.
Mais, comme un voyageur fatigué du chemin
Qui s’arrête le soir et part le lendemain,
Pressé par l’aiguillon des jours au vol rapide,
Je ne m’attardais plus jusqu’à l’heure où le vide
Se faisait de lui-même à l’entour de mes pas.
Je m’en allais afin qu’on ne me chassât pas.
Combien de fois le soir, n’ai-je pas dû redire
Ces mots que m’adressa le Christ dans son martyre
« Laisse-moi sur ton seuil me reposer un peu ! »
Et moi qui repoussai l’homme où se cachait Dieu,

On m’accueillait partout en son nom. La misère
De par lui me couvrait d’un sacré caractère ;
Et je devais subir l’aumône et les bienfaits
Du juge qui m’avait condamné pour jamais !

« C’est ainsi que vingt fois j’ai parcouru la terre,
Laissant sur mon passage une énigme, un mystère ;
Jusqu’à ce que le monde, enfin le pénétrant,
Me saluât partout du nom de Juif-Errant.

« Si je voulais te dire en détail ma carrière,
Il me faudrait des jours, des ans, ta vie entière.
Pour abréger un peu ce récit déjà long,

Je ne fais que poser par moment un jalon.
Ton esprit remplira lui-même les distances
Et pourra reconstruire ainsi mes existences,
Puisqu’il faut que j’enferme en ces trop courts instants
Ce qui dura des jours, des siècles, des mille ans.

« La terre cependant avait changé de face.
Des peuples disparus d’autres prenaient la place.
Chose étrange ! Frappés de persécutions,
Les chrétiens morts martyrs renaissaient nations !
Un autre esprit souffla sur le monde. L’Église
S’essayait à régner sur la terre soumise ;
Et l’empire romain croulait de toute part.
S’élançant à l’assaut de l’immense rempart,
Les nations du Nord, comme des troupes fraîches,

Se relayaient sans cesse et passaient par cent brèches ;
Et, versant au vieux monde un sang jeune et vermeil,
Venaient prendre leur place au pays du soleil.
Scythes, Sarmates, Franks, Goths, Vandales, Abares,
L’esprit chrétien domptait l’âme de ces barbares.
Comme des léopards qu’on abreuve de lait,
L’Église leur versait l’Évangile à long trait.
Leur âme encor naïve, étonnée et ravie,
Y buvait les vertus d’une nouvelle vie ;
Et le rude vainqueur, le géant triomphant
Se couchait à ses pieds comme un petit enfant.

« Longtemps le monde eut l’air d’un chaos de ruines.
Mais l’ordre enfin se fit selon les lois divines ;
Et la terre à genoux vit régner à la fois

Le pape et l’empereur à l’ombre de la croix.
Heureux s’ils savaient mieux la ligne qui sépare
Le prêtre et le soldat, le glaive et la tiare !
À leurs voix, l’Occident, rassemblant ses tribus,
S’armait pour délivrer le tombeau de Jésus ;
Et le torrent roulait son onde débordée
Jusqu’à ce qu’il touchât le sol de la Judée,
Et que Jérusalem, veuve des Sarrasins,
Vît flotter sur ses murs l’étendard des Latins !
 
« Au retour, et malgré les luttes féodales,
L’esprit chrétien couvrait le sol de cathédrales,
Où sur la pierre à jour et les vitraux en feu,
Le peuple encor muet n’osait parler qu’à Dieu.
Comme un nouveau pressoir où l’âme est condensée,
La presse délia sa langue et sa pensée.

Bientôt l’antiquité, renaissant du tombeau,
De ses vives clartés ralluma le flambeau.
À peine la science a rouvert l’ancien monde,
Qu’un nouveau continent surgit du sein de l’onde.
Tout s’anime. L’esprit comme un ardent foyer
Reforge tout ; l’Europe est un vaste atelier
Que d’un flot de rayons un jour plus vif pénètre.
L’homme veut toucher tout, tout savoir, tout connaître.
L’Église, déchirée une seconde fois,
Voit la moitié du monde échapper à ses lois.
À travers tant d’erreurs, de sang, l’esprit moderne
Se cherche, se saisit, se règle, se gouverne,
Et marche à l’avenir dans sa sécurité.
Il a vu son étoile au ciel : la liberté !


« Spectacle merveilleux ! grandiose épopée,
Où l’esprit taille en gros sa besogne à l’épée !
Mais un voile couvrait mon âme dans ces jours.
Je voyais le temps fuir sans comprendre son cours.
Il jetait sous mes pas ruine sur ruine,
Je n’y voyais qu’un jeu de la fureur divine.
Un immense dégoût m’inondait en entier.
Il fallait à tout prix me fuir et m’oublier.
Je n’avais plus au cœur qu’un sentiment : la haine
De Dieu, de moi, de tous, de chaque chose humaine.
Tout ce que je voyais était un aliment
Qui nourrissait le fiel de mon ressentiment.
Partout je rencontrais plein d’une horreur profonde
Le Crucifix ouvrant ses deux bras sur le monde,
Pour y semer l’espoir, le pardon et l’amour,
Et pour me condamner ainsi qu’au premier jour.

Partout je rencontrais, même aux confins des pôles,
Des Juifs chargés d’opprobre et pliant les épaules
Sous les plus vils fardeaux, et portant sur leurs fronts
Les stigmates impurs des plus sanglants affronts.
Cette communauté d’exil et de misère
Allumait à la fois ma joie et ma colère.
À l’aspect de mon peuple en proie au fouet divin,
Je me reconnaissais pour le fils de Caïn :
Œil pour œil, dent pour dent, j’étais de leur engeance ;
Et, songeant au passé, je goûtais ma vengeance.

« Pourtant une pensée en arrêtait l’essor :
Ces Juifs foulés aux pieds étaient heureux encor ;
Ils espéraient ; leurs fils auraient des jours prospères.
Leurs yeux verraient ce Christ tant promis à leurs pères,
Qui devaient rassembler les tribus d’Israël,

Et leur donner la gloire et l’empire éternel.
Ils mouraient consolés ! Tandis que ma souffrance,
Comme elle était sans fin, était sans-espérance ;
Et que je n’avais pas même un songe menteur
De Messie à venir et de libérateur !

« Souvent une autre idée épouvantait mon âme,
Mais je me gardais bien de suivre cette flamme.
Comme si j’eusse dû craindre encor de souffrir !
Je repoussais la main qui voulait me guérir.
Le jour venait chercher malgré moi ma paupière,
Aveugle ! et je fermais mes yeux à la lumière !
Mais plus je voulais fuir ce rayon obstiné,
Plus le jour pénétrait mon esprit dominé ;
Et l’idée à la fin devenant évidence

Vint élargir encor mon désespoir immense.
Ô Christ ! c’était de voir ton règne sans retour,
L’homme de plus en plus vivre de ton amour,
Et comme un nourrisson qu’on porte à la mamelle
S’attacher dans tes bras à la vie éternelle.
C’était de jour en jour de mieux sentir mon tort ;
C’était d’être si faible et de te voir si fort ;
C’était de confesser malgré moi ta victoire,
De voir le temps grandir ma misère et ta gloire,
Et, vaincu, de sentir comme un trait du vainqueur
Cette conviction s’enfoncer dans mon cœur !

« Ainsi traînant partout ma flèche empoisonnée,
J’étais venu finir à Rome l’autre année.

J’aime Rome et sa paix ; un invincible aimant
Y ramène les pas du voyageur errant…
L’âme y respire mieux. Au fond de ce cratère
Dont la lave a jadis conquis toute la terre,
On sent un avant-goût du calme des tombeaux.
La Grèce et l’Orient ont des soleils plus beaux ;
Naples avec sa mer heureuse vous convie
Comme une fleur d’un jour à cueillir cette vie.
Mais du sein des déserts où sa majesté dort
Rome enseigne à l’esprit le secret de la mort.

« J’aimais à m’égarer dans ces champs de ruines
Dont les marbres épars couvrent les sept collines.
Tant de silence après tant de bruit ! Ce long deuil
De gloire et de grandeur plaisait à mon orgueil.
Mais parmi ces débris de la splendeur romaine

Sur ce sol exhaussé par la poussière humaine
Je retrouvais le Christ plus triomphant encor,
Assis, le sceptre en main, dans la pourpre et dans l’or.

« Un soir, de ces combats l’âme toute brisée,
J’étais allé m’asseoir au haut du Colisée.
Le soleil se couchait, et ses derniers regards,
Glissant sur les débris du palais des Césars,
Du cirque gigantesque illuminaient la cime.
L’heure était solennelle et la scène sublime.
Vingt siècles à mes pieds haussaient leurs détritus ;
Devant moi le Forum, plus près l’arc de Titus,
Des colonnes, des arcs, au fond le Capitole
Que surmonte la croix comme un nouveau symbole ;

Puis la ville éternelle asseyant sur sept monts
Ses temples, ses palais, ses villas, ses maisons.

« Je contemplais muet ces grandeurs disparues :
Quelques pieds de poussière où gisent des statues ;
Un Romain mendiant sous Un arc triomphal ;
Le Forum qui n’est plus même un marché banal ;
Des marbres que le temps a sillonnés d’insultes ;
Des temples sans leurs dieux, leurs noms, leurs toits, leurs cultes ;
Un caravansérail ouvert aux nations ;
De grands noms, vieille pourpre abritant des haillons,
Où pourtant la beauté laissa quelques vestiges ;
Voilà donc ce que l’âge a fait de tes prodiges,
Ô Rome ! est-ce bien toi ?…


Soudain l’Ave Maria

Aux derniers bruits du jour dans l’air se maria.
L’appel venait du mont où les Passionnistes
Veillent sous des cyprès immobiles et tristes.
Comme un fidèle écho qui répond le premier,
Les moines du Liban, dont j’aimais le palmier.
Tintèrent à leur tour ; et le son dans l’air libre
De clocher en clocher roula le long du Tibre.
Longtemps, les yeux fixés à l’horizon lointain,
J’écoutai dans le ciel fuir le timbre argentin
Mais, tandis que mon âme un moment attendrie
Laissait avec le son flotter sa rêverie,
Déjà le crépuscule avait pâli les cieux ;
Et quand plus près de moi je ramenai les yeux,
La nuit tombait ; la lune, à travers les arcades,
Sur les gradins détruits ruisselait en cascades.
Sous les pâles rayons le colosse éternel

Se dressait formidable et-montait vers le ciel.
À la place où jadis flottaient les grandes toiles,
Dans le velarium de l’Éther les étoiles
Fixaient, leurs diamants ; et sous mes pieds sans bruit,
Comme l’haleine fraîche et pure de la nuit,
La brise, agitait l’herbe et les grandes broussailles
Dont elle avait semé les fentes des murailles.

« La lune prête à tout sa pâle majesté,
Et laisse aux monuments qui sont beaux leur beauté.
La grâce et la grandeur règnent dans cette enceinte ;
Mais la nuit la revêt d’une beauté plus sainte.
La nuit a ses terreurs, ses mystères. La nuit,
Dieu met moins de distance entre nos sens et lui.

Assis sur les derniers gradins du cirque immense,
Je laissais déborder mes rêves en silence.
Ces murs où s’asseyait jadis le peuple-roi,
Ces murs vainqueurs du temps étaient moins vieux que moi
J’avais vu les Hébreux les bâtir pierre à pierre,
Et leur Jérusalem gisait dans la poussière !
Sur ce sable, où la lune endormait ses rayons,
J’avais vu les martyrs broyés par les lions,
Aux clameurs que poussait l’immense multitude.
Maintenant quel silence et quelle solitude !
L’araignée a tendu ses fragiles réseaux
Dans l’antre où les lions se heurtaient aux barreaux !
Où glissait dans le sang le pied du belluaire
L’Église triomphante a fait un sanctuaire ;
Et sur le sol témoin des chrétiens massacrés
La croix victorieuse étend ses bras sacrés !


« Et la nuit avançait ; des sphères infinies
J’entendais sur mon front flotter les harmonies.
Je sentis je ne sais quel attendrissement ;
L’extase me saisit et le ravissement.
L’ombre qui divisait en deux l’amphithéâtre
Parut en élargir les flancs dans l’air bleuâtre ;
Et le cirque, élevant plus haut son front géant,
Entr’ouvrit plus profond son cratère béant.
Tout à coup, en plongeant mes yeux dans cet abîme,
Je sentis aux cheveux le frisson du sublime,
Et je crus devant moi voir passer en ce lieu
Comme une vision de la splendeur de Dieu !
Tout prit un autre aspect à mes yeux ; le silence
Parut comme la nuit devenir plus intense.

Les étoiles, le ciel, l’air, la terre à la fois,
Tout sembla s’animer et tout prit une voix.
Les arbres qui croissaient au penchant des ruines,
Sous un souffle inconnu pliant sur leurs racines,
Couchèrent sur les murs leur feuillage mouvant,
Comme s’ils s’inclinaient devant le Dieu vivant.
Des voix planaient dans l’air comme un appel suprême ;
La rosée, en tombant, semblait me dire : « Aime ! aime ! »
La brise à mon oreille, expirant en soupir,
Y laissait ces deux mots : « Amour et repentir ! »
La mousse, sous mes pieds, d’une haleine attendrie,
Murmurait doucement : « Repens-toi, pleure et prie ! »
Les étoiles du ciel, dans leur langue de feu,
Me criaient : « À genoux ! ton vainqueur est un Dieu ! ?
Et les pleurs qui tombaient du travertin sonore
Répondaient : « À genoux ! Pourquoi tarder encore ? »

Puis ces voix de la terre et ces accents du ciel,
Unissant leurs accords en chœur universel,
Reprenaient à la fois comme un conseil suprême :
« À genoux ! à genoux ! Laisse là le blasphème ! »

« Pâle et muet d’horreur, comme en rêve, à ces voix,
Je vis, sous les rayons de la lune, la croix
Qui s’élève au milieu de l’arène en ruine,
Me montrer sur ses bras une forme divine…
Je reconnus ce front d’épines couronné ;
Sous un regard divin je fus comme enchaîné ;
Puis une voix, hélas ! qui m’était trop connue,
Montant dans le silence et dans la nuit émue,
Jusqu’au fond de mon cœur vint me dire à son tour :
« Pourquoi me fuir ? Ton seul refuge est mon amour. »


« À cette voix, les murs tremblèrent sur leur base ;
Les étoiles en feu scintillèrent d’extase ;
Je sentis dans mon sein le froid d’un fer aigu.
« Ô Christ ! dis-je en courbant le front, tu m’as vaincu ! »
Mon cœur s’ouvrit ; des pleurs comme une autre rosée
Coulèrent lentement sur ma joue arrosée,
Et mes genoux sous moi se pliant sans effort,
Je tombai sur le sol comme tombe un corps mort.

« Quand je me relevai, vers l’orient l’aurore
Comme une pâle fleur au ciel allait éclore.
Les arbres s’agitaient sous la brise, et du jour
Les oiseaux gazouilleurs saluaient le retour.
Je me mis à genoux devant Dieu sur la pierre ;

Mon âme se fondit doucement en prière.
Une ineffable paix descendit dans mon cœur.
Je rendis gloire à Dieu ; je bénis mon vainqueur ;
Et, laissant pour jamais et le doute et la haine,
Je sentis s’alléger le fardeau de ma peine,
Et doué d’une autre âme et sûr de mon chemin,
Je revins me mêler au tourbillon humain.

« De cette nuit pour moi date une autre existence.
Le vieil homme mourut ; une autre loi commence,
La loi du repentir et du céleste amour.
Sous ces rayons plus purs et sous ce nouveau jour
Tout prit un autre aspect à mes yeux sur la terre.
J’adorai ce que l’âme y voit du grand mystère.

L’Espérance, la Foi, la Résignation
Reconnurent pour sœur mon expiation.
Le mépris désormais fut pour moi sans blessures,
Et chaque jour m’apprit le pardon des injures.
Je n’erre plus tout seul comme un déshérité ;
Je vis, je souffre, j’aime avec l’humanité ;
Et je comprends enfin l’énormité du crime
Que Dieu poursuit en moi d’un courroux légitime.
Ce n’est pas une insulte à la Divinité,
Il venge mon forfait de lèse-humanité.
Aussi, qu’ils me soient bons, indifférents, sévères,
Les hommes, maintenant, seront toujours mes frères.
Mon cœur, que tant de haine avait pétrifié,
S’est pris pour tous leurs maux d’une tendre pitié.
J’ai pour eux un amour triste et presque céleste.
Ils n’ont qu’un jour à vivre ; ils passent et je reste.

Car Dieu du genre humain m’a fait le fossoyeur.
Je les vois partir tous pour un monde meilleur ;
Mais avant, je leur montre à travers leurs souffrances,
Dans toute sa beauté rayonnant d’espérances,
La mort, ce doux sommeil, ce plus grand des bienfaits,
Que le ciel aux humains ait départi jamais.

« Voilà ce que les jours ont appris à mon âme.
J’ignore quand des miens se dénouera la trame.
Je respecte de Dieu l’insondable secret :
Quel qu’il soit, je révère à genoux son décret.
Sans doute il me condamne à vivre solitaire,
Jusqu’à ce que brisant le globe de la terre,
Il rassemble à ses pieds les générations,

Et sépare à jamais les méchants et les bons.
Alors le Christ vainqueur descendant des nuées,
Sur cette mer d’humains, aux vagues remuées
Par la terreur, le doute et le ravissement,
Fera tonner la voix du dernier jugement.
Heureux s’il daigne alors me dire en sa clémence
Que mon long repentir et ma misère immense
Ont assez expié ma cruauté d’un jour,
Et que je puis enfin dormir dans son amour ! »