Le Parfum des prairies (le Jardin parfumé)/00-3

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ATTAR EL ARAOUD,
À LA MAURESQUE NEFISSAH


I


Rébus des peuples morts, logogryphes des stèles,
Vous nous rappelez l’homme et consacrez le laid.
Mais, ô Maure fervent ! où passe ton stylet,
La fleur s’épanouit en vivantes dentelles.

Ta phrase est un parterre où danse la houri ;
Le mot luxuriant en corbeille s’étale ;
La lettre monte en jet, le point s’ouvre en pétale,
L’alinéa se perd en un sentier fleuri.

Tes selams sont pour moi de lisibles féeries ;
Mon cœur savait, devant que la tête y pensât,
Que le manuscrit d’or traduit par Nefissah
Devait s’intituler Le Parfum des Prairies.

Tout n’est-il point parfum dans le pays des fleurs ?
Toi-même n’es-tu pas, dans ce pays, ô femme,
Et la fleur de la chair, et l’arôme de l’âme,
Et la gamme des sons, et l’iris des couleurs ?

II

Or ce livre du Cheikh Nefzaouï le sage
Est un missel d’amour qu’un prophète eût signé,
Mais qu’en France, Tartufe, en son zèle indigné,
Condamnerait au feu pour maint et maint passage.

Il est vrai que l’amour, grand sultan d’Orient,
Fit le sens pour le cœur, et le mot pour la bouche,
Tandis qu’il n’est chez nous qu’un sournois saint-n’y-touche
Très prompt au sens brutal, fort prude au mot riant.

Il est bien loin le temps où la forme ingénue
Avec moins de pudeur avait plus de vertu.
(Si tu n’étais coupable, Eve, rougirais-tu ?
C’est la faute qui fait la honte d’être nue.)

Rire comme on riait dans le Décaméron,
C’est bon pour la jeunesse, et quand la voix est fraîche ;
Aujourd’hui que la France est décrépite et sèche,
Le malin Dieu gaulois boude ce laideron.

Mais là-bas, on est jeune encor ! L’homme au front rude
Que nous craignons toujours, même en en triomphant,
Est, aux pieds de sa mie, un tout petit enfant
Contant mille déduits d’amour, sans lassitude.

Et la beauté naïve entend, sans sourciller,
Ces récits aiguisés au vif, dont le trait leste

Repasse, écho plaisant, par sa bouche céleste,
Comme ferait du sel dans l’or, sans le souiller.

III

Ah ! vive un sol semé de biblique légende,
Où chante encor la voix qui dit : Multipliez !
L’être y naît le front libre et les pieds déliés ;
La vie ouvre pour lui son aile toute grande.

Dieu marche, plus visible et plus près du banni,
Dans l’immense désert que le désert allonge ;
L’horizon n’est borné que par notre mensonge,
Et c’est l’homme qui cache à l’homme l’infini.

La Mère-solitude est la beauté sans gaze
Qui livre à son enfant son sein en plein soleil,
Et le berçant tout nu du bout de son orteil,
L’éveille d’un sourire et l’endort d’une extase.

Sous le figuier des puits le bonheur est caché ;
La brune Rebecca vient y puiser encore
L’eau vive qu’elle verse en inclinant l’amphore,
Aux lèvres de l’amant à ses genoux penché.

Il se tient dans les plis de la tente nomade,
Dans les jarrets d’acier du svelte mehari,
Dans le lait des troupeaux qui n’est jamais tari,
Et dans le sang du cœur qui n’est jamais malade.


Nous, les Roumis, polis à force d’être usés,
Nous faisons du bonheur un thème d’argutie,
Nous vivons de réserve et mourons d’asphyxie :
Barbares ! vous serez par nous civilisés.

IV

Ô fleur des oasis, ô gazelle des plaines :
Je jetterais au feu la lyre et le crayon,
Pour te voir un seul jour, sur ta peau de lion
Reposant, nonchalante, en tes splendeurs sereines.

Dans tes cheveux tordus en turban, noirs et lourds,
Scintille du jasmin l’étoile délicate,
Et le rire de l’or sur ta basquine éclate,
Quand le cœur y soulève en onde le velours.

Ton large front sculpté dans un massif d’opale
A d’un lac en repos le limpide poli ;
La ligne y court sévère, et son angle assoupli
Se noie en purs méplats sur ta peau mate et pâle.

Comme une coupe ouverte aux appétits ardents,
Saillit le bord puissant de ta lèvre lascive,
Rouge du suc d’irak, qui, mordant la gencive,
Met du baume à l’haleine et de l’émail aux dents.

De tes yeux verts de mer, profonds comme la vague,
Dont le khol élargit le contour azuré,

Sort le regard, tantôt comme un phare éclairé,
Tantôt surpris d’un rêve, et noyé dans le vague.

Tes doigts aux ongles fins dorés par le henné,
Roulent indolemment le papel blanc ou rose,
Empli du tabac blond qui du souci repose,
Ou du kif, le charmeur qui rend illuminé.

Et, comme en son éther, cette vision nage
Dans ce delta d’odeurs béni par le koran :
Trinité du benjoin, du musc et du safran,
Dont l’ivresse à la fois est suave et sauvage.

Atmosphère sans nom, pleine d’étrangetés
Où la femme apparaît, fluide et condensée,
Tu fais de trois mille ans reculer ma pensée,
Vers l’âge primitif des fortes voluptés ;

Et ton sens éclatant se dégage du mythe,
Comme fait le soleil des nuages menteurs,
Age d’or, où l’amour accourait aux senteurs
Qu’exhalait en marchant la jeune sulamite.

V

Je comprends que l’amour, ce grand mangeur d’encens,
Reste l’éternel Dieu d’une terre embaumée
Où, pour lui, la nature, éblouissante Almée,
Palpite par des sens qu’elle ajoute à ses sens.


Et je comprends aussi qu’aux vieux temps des Croisades,
Nos preux, pour avoir bu de cet air une fois,
Aient, au retour, fondé le rite des tournois,
Souvenir des Fatmés et des Schéhérazades.

Mais je ne conçois pas qu’un seul soit revenu
De ce friand rivage où la magique Armide
Verse l’oubli de tout dans ce sourire humide
Ouvert comme une rose au seuil de l’inconnu !

VI

Un jour, sous le niveau banal de l’industrie,
L’esprit noir du progrès, vieux fils de Thubalcain,
Aura courbé le front du centaure africain,
Et l’amour oubliera qu’il eut une patrie.

Et vous disparaîtrez, par la mode éconduits,
Bizarres ornements qui fûtes ses costumes,
Beaux us hospitaliers dont il fit ses coutumes,
Et vous, merveilleux faits des Mille et une Nuits.

Allah se coiffera d’une calotte noire,
L’Arabe ira plaider en pantalons collants,
La Mauresque, traînant une robe à volants,
Balancera son corps dans vingt mètres de moire.

Les minarets rasés recevront des toits plats.
Par le désert, honteux de ses lignes ferrées,

On ira, le dimanche, à des maisons dorées
Que les lions du jour bâtiront sur l’Atlas.

Dans les flancs étagés des ruches catholiques,
L’actif bourdon fera son miel grevé d’impôts,
Et sa reine pourra cultiver dans des pots
Les derniers spécimens des Flores symboliques.

Dans des livres moisis qu’on croira des romans,
Si l’on retrouve encor vos étranges images,
Les savants écriront : C’était du temps des Mages…
Les femmes penseront : Quels grotesques amants !

Le soleil blémira dans l’air chargé de suie,
La mer aura l’odeur d’un palus empesté,
L’Orient sera mort, et la société
Bâillera : Suis-je heureuse… Ah ! Dieu ! que je m’ennuie !

Joséphin Soulary.