Le Paria/6

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Éditions Albert Lévesque (p. 51-61).


V




ET l’année qui suivit également…

Cette fois, à la demande expresse du curé émerveillé des progrès de l’enfant.

Tandis que les autres écoliers pour la plupart, considéraient les heures de classes comme une corvée, s’ennuyant, bâillant aux corneilles, surtout les jours ensoleillés, où ils auraient voulu jouer, courir par l’unique rue du village ou dans les bois, lui, attentif, ne perdait pas un mot des leçons, se les assimilait, l’esprit toujours en éveil.

Il commençait à porter en lui des désirs obscurs, désirs de s’élever au-dessus de sa condition, de sortir du milieu où s’écoulait sa jeunesse.

Le monde, entrevu dans les livres, ne se résumait plus à cet étroit village de Valdaur. Souventes fois, emporté par son imagination, il s’en évadait, voyait du pays, évoluait parmi des gens autres que ceux côtoyés journellement, dans un décor qui se parait de toute la féerie de son rêve.

Dans cet atmosphère factice qu’il se créait, il oubliait la mesquinerie de la vie qu’on lui faisait et son absence de sympathie et d’amour.

Philibert ne se félicitait plus d’avoir adopté l’orphelin.

Il ne calculait plus les services rendus, mais le pain qu’il mangeait, les vêtements et les livres qu’il coûtait.

S’ils n’avaient pas été aussi lâches, sa femme et lui, — et à de certains moments, ils se reprochaient leur manque de fermeté — ils auraient répondu au curé comme il convenait. En matière d’éducation ils étaient les juges, et les seuls juges.

Mais ils avaient peur de lui déplaire. Ils avaient peur aussi de Jacques. Ce n’était plus un enfant. S’il allait exiger une rémunération pour son travail ! S’il allait les quitter, un beau jour, considérant effacée vis-à-vis d’eux sa dette de reconnaissance.

Tandis qu’à présent…

À présent, ils se l’attachaient davantage par des liens plus forts.

Durant de longues années, ils escomptaient lui faire payer cette fréquentation à l’école qu’ils lui permettaient.

Cette perspective adoucissait l’amertume de ne pouvoir exiger tout ce qu’il était en mesure de rendre, et qu’ils attendaient.

À chaque occasion, ils énuméraient leurs bienfaits, les lui reprochaient. Un soir, ils allèrent même jusqu’à le traiter d’ingrat.

Comme toujours, il avait avalé l’affront.

À quoi bon récriminer, se plaindre ?

Qui le comprenait ? Qui l’aimait ?

Un jour, la situation se tendit davantage.

Dans l’oubli de la colère, des paroles furent prononcées, des paroles qui entraient dans la chair, qui blessaient, incurablement.

Le prétexte, les époux l’avaient trouvé de se débarrasser enfin de toute la rancœur accumulée, de lui cracher à la figure la vérité terrible de ses origines, de se soulager d’une haine trop contenue.

Parmi les enfants qui fréquentaient l’école, il y en avait un, un nouveau, un innocent, et sur qui les autres élèves assouvissaient l’instinct natif de cruauté que tout être humain porte en soi.

C’était le souffre-douleur, le pâtira de l’école.

Il n’est pas de tours qu’on ne lui jouait.

Quelques fois, lassé de tant de vexations, il en pleurait d’humiliation et de rage impuissante. Autour de lui, les rires, les huées, les moqueries pleuvaient, quand ce n’était pas les horions.

— R’gardez-moé don ce grand veau qui braille.

Il se sauvait alors, et les huées, jusque sur la route, le poursuivaient dans sa fuite.

Un après-midi, vers la fin de la classe, pendant qu’il était debout à réciter sa leçon, un voisin avait déposé sur le siège une épingle tordue, la pointe en l’air.

À peine assis, sa récitation terminée, l’enfant se releva aussitôt du mouvement brusque des polichinelles qui sortent de leurs boîtes dès qu’on en lève le couvercle.

Les coups de baguettes, sur le pupitre de la maîtresse, empêchèrent l’éclat de rire qui s’ensuivit d’être trop communicatif.

À la sortie, le supplice commença.

— Bébé s’est fait bobo, dit l’un, le plus grand de l’école, une espèce de jeune chenapan, que tous craignaient, parce qu’il était prompt à se battre.

— Montre le bobo, j’vas le guérir.

Ce disant, il le fit pirouetter, et, sur la partie du corps où l’épingle avait piqué, il appliqua un solide coup de pied.

Jacques avait vu le manège. Révolté, indigné, les narines frémissantes sous la colère qui le gagnait, il cria aux agresseurs :

— Vous n’êtes qu’une bande de lâches.

— Toé, mêles-toé de tes affaires, si tu veux pas qu’on t’en fasse autant.

— T’es trop lâche ; tu t’attaques rien qu’aux petits.

Les deux poings serrés, prêts à s’abattre, il fonça en avant.

La mêlée commença.

Jacques frappait, frappait. Sans relâche, sans merci, ses deux poings s’abattaient, se relevaient, se rabattaient à nouveau.

Il était animé d’une juste fureur ; ne voyait rien, n’entendait rien, ne ressentait rien des coups qui pleuvaient sur lui.

Tout à coup, un cri immobilisa le petit monde en ébullition.

— V’la la maîtresse !

Ceux qui, au début, s’étaient jetés dans la mêlée, s’en étaient retirés après avoir reçu quelqu’horion. Il ne restait aux prises que les deux combattants. Dans le feu de la bataille, ils étaient roulés par terre. Jacques à cheval sur son adversaire le labourait de coups quand, celui-ci implora :

— Arrête, j’en ai assez.

— Qu’est-ce que vous avez à vous battre comme cela ? demanda la maîtresse. Elle avait son air sévère des grands jours.

— On se bat ; on se tiraille pour le fun, répondit Jacques ne voulant pas, dans sa magnanimité de vainqueur incriminer ses camarades.

— Je ne veux plus que ces jeux-là recommencent, vous m’entendez. Allez-vous-en chacun chez vous.

… Et l’essaim des écoliers se dispersa par le chemin.

— Dis moé don dans le monde, ousque tu viens ? demanda madame Jodoin, dès qu’elle vit arriver son neveu, le visage barbouillé de sang, les habits souillés et déchirés.

— De l’école.

Elle l’examina. Le nez qui saignait, les ecchymoses aux genoux ne l’apitoyèrent pas. Elle songea au raccommodage qu’elle aurait à faire ; les accrocs aux bas, les boutons arrachés au gilet excitaient sa colère.

Elle appela son mari.

— Philibert, viens voir ton Jacques, s’il est beau.

— Tu t’es battu, s’enquit l’homme ?

Il n’y eut pas de réponse.

— Cré enfant insupportable, glapit la femme. J’ai pas assez d’ouvrage. Faut que tu m’en donnes encore.

— Tu nous coûtes pas assez cher comme ça ? Avec qui c’est que tu t’es battu ?

Le mutisme qui persistait exaspéra les époux.

— C’est ben pour dire qu’on peut pas faire un honnête homme d’un vaurien. Y a de qui tenir.

Cette fois, Jacques se retourna vers madame Jodoin, les joues exsangues, les traits contractés, l’œil en feu.

— Oui, il manquait pus rien que ça. Un batailleur. Pourquoi ce qu’on a été le cri à Monréal pour l’amener avec nous autres ?

— Parce que vous pensiez que je vous aiderais.

— P’tit misérable… P’tit misérable… T’es comme ton père.

— Tu vas trop loin, Mélanie, essaya de concilier Philibert. Il connaissait sa femme et savait qu’une fois lâchée, rien ne l’arrêtait plus.

— Oui… T’es ben comme ton père… Tu finiras comme lui… Pendu. Entends-tu : Pendu.

Elle s’arrêta brusquement, effrayée d’avoir trop parlé.

Trop tard.

Un coup de massue sur la tête aurait produit sur l’orphelin un effet moins grand que ces quelques paroles méchantes et cruelles.

Il en demeura abasourdi, comme figé à sa place, cloué au sol, incapable de mouvements.

C’était donc ça, le mystère caché de son existence !

Cette révélation foudroyante et inattendue annihilait ses facultés, le paralysait.

Les époux se regardaient, atterrés.

Jacques était toujours immobile, et si pâle, que sa pâleur avait quelque chose d’effrayant.

Tout à coup, il passa dans son œil une lueur inquiétante, et qui les fit se reculer, dans la peur de quelque chose qu’ils ne savaient pas et qui les terrifiaient.

Un son inarticulé sortit de sa gorge, et, retrouvant l’usage de ses membres, il se retourna et s’enfuit en courant comme une bête traquée qui veut déjouer la poursuite.

La porte se referma avec un bruit sourd qui se répercuta dans le silence tragique de cette minute.

— Pendu… Pendu… Ton père a été pendu…

Ces mots bourdonnaient à ses oreilles ; ils le suivaient dans sa course.

Le bois, avec sa solitude, l’attirait.

Il s’y dirigea, et, quand il fut assez loin pour n’être vu ni entendu de personne, il s’écrasa dans la mousse à plat ventre.

Durant longtemps, il n’y eut par terre qu’une masse inerte. Seul le mouvement rythmique et saccadé des épaules, indiquait la souffrance et partant, la vie.

Combien de temps demeura-t-il ainsi prostré dans l’oubli total de ce qui n’était pas sa douleur ?

Lui-même n’aurait pu le dire, mais quand il se releva, le crépuscule fondait le contour des choses estompé dans l’agonie vermeille du jour.

L’enfant qu’il était encore l’instant d’avant, avait cessé de vivre. Il se relevait un homme dans la pleine capacité de la souffrance.

L’œil sec, les lèvres dures, il réintégra le logis.

Un sentiment qu’il venait de connaître et d’éprouver, la haine emplissait son cœur.

Le jour suivant, il en connut un autre : le mépris.

L’âme humaine, après lui être apparue dans sa cruauté, lui apparut sous un autre aspect : sa lâcheté.

La foule de ses camarades, qui, la veille encore, le couvrait de moqueries parce qu’il s’était fait le défenseur de l’opprimé, l’entoura, dès son arrivée à l’école, d’une considération où la crainte se mêlait au respect.

Chacun avait reconnu le plus fort, et devant sa force nouvellement constatée, ils rampaient à la façon des chiens couchants qui lèchent la main qui les a battus.

Ils ignoraient la pitié. Mais la force leur en imposait parce qu’ils avaient peur, parce qu’ils étaient des lâches.

Et lui, le fils du Déshonneur, le fils de l’Infamie, sentit monter en son cœur le dégoût profond de ses semblables.