Le Paria/7
VI
A quinzième année venait de sonner. Cependant, on lui aurait donné beaucoup plus que son âge. Il était grand, bien décuplé. Pour avoir, dès son bas âge, connu de près la misère, il était dur pour lui-même et à l’ouvrage, d’une force de résistance que rien, ou presque, ne semblait en mesure d’ébranler.
Pour n’avoir connu ni la tendresse, ni la sympathie, ni l’amour, il y avait en lui un je ne sais quoi de farouche et de brutal qui en chassait la délicatesse et la sensibilité.
Depuis le jour de la révélation, il était bien décidé à quitter, et définitivement, le toit des époux Jodoin. Même la date de son départ en était fixée. D’ici là, il travaillerait ferme, remboursant de ses sueurs, la dette contractée, capital et intérêts.
Les parents adoptifs sentaient planer sur eux la menace de ce départ.
Ils n’en concevaient ni peine ni chagrin, mais, attachés à la matière dont leur âme grossière difficilement s’évadait, ils envisageaient dans ce départ une perte d’argent par la main-d’œuvre supplémentaire qu’il exigerait. Et cela les affligeait.
Le jour de l’échéance arriva. Jacques se considéra libéré de tous sentiments de gratitude ou de reconnaissance. Il ramassa ses hardes, et sans aucune explication, franchit, pour ne plus revenir, le seuil de la porte et s’engagea chez un autre colon.
Ce départ, auquel elle s’attendait pourtant, augmenta chez madame Jodoin un dépit qui la rongeait et qu’elle ne pouvait plus celer. Son aigreur s’envenima. Elle éprouva le besoin de l’extérioriser, de la faire partager.
Dans une conversation entre femmes, l’une de ces conversations innocentes d’apparence mais où, avec des mots, l’on assassine le prochain aussi sûrement qu’avec des balles, elle donna libre cours à sa rancune ; elle s’épancha.
— Pensez-donc, mame Dubois, un enfant dont personne ne voulait… Ça prenait nous autres, pour s’en charger.
Confidentiellement, elle conta l’histoire familiale, la faute du père, la honte, l’ignominie du châtiment.
Cette confidence dont elle était dépositaire troubla madame Dubois, la poursuivit, la tortura. Partout, elle la traînait avec elle, écrasante comme un poids mort. Finalement, à bout de patience, n’en pouvant plus, elle s’en déchargea sur une autre, et ainsi, d’oreille en oreille, de foyer en foyer, la nouvelle s’envola par tout Valdaur.
À certains regards posés sur lui, une froideur plus marquée à son endroit, Jacques comprit bientôt qu’on savait.
Le passage, trois fois par semaine, du Transcontinental, qui charrie les nouvelles de l’extérieur et apporte la nostalgie des voyages est le grand événement des villages neufs.
Longtemps d’avance, avant l’arrivée du train, la population presqu’entière se transporte sur le quai de la gare.
La plateforme de bois qui longe la voie ferrée se remplit de colons, de femmes, d’enfants. Les groupes se forment. L’on commente les derniers potins, l’on suppute les prix probables du bois, l’on cause de la venue prochaine des « colleurs » des acheteurs. Les cancans vont leur train, les commérages où s’égratignent les réputations.
Ce jour-là qui était un dimanche, Jacques se promenait seul, n’osant se mêler aux groupes.
L’isolement, de toutes parts, l’environnait.
Au passage, quelqu’un, plus brave que les autres, l’interpella, d’une question banale posée avec l’idée probable de protester contre l’ostracisme.
Il répondit, pour la forme, lui aussi, et continua sa route.
À peine éloigné de quelques pas, il entendit un murmure confus où vaguement il distinguait des reproches. Prêtant l’oreille, des bribes de phrases lui parvinrent, le renseignant sur l’objet des reproches.
— Comment ! Tu y parles… toé… Un gars dont le père a tué… Tu sais pas qu’y a été pendu, son père…
Il se retourna, marcha vers le groupe.
À son arrivée, les têtes se détournèrent ; les yeux se baissèrent.
Il comprit que l’ostracisme était complet, que la vie à Valdaur, dorénavant ne serait plus tenable, que chaque jour le supplice s’aggraverait des regards méprisants, et qu’on lui cracherait au visage l’opprobe dont il n’était pas coupable.
La tentation le saisit de se dresser devant ces gens, de les narguer, de les défier.
À quoi bon ?
Une solution s’imposait, la seule, la plus logique.
Il avait en poche son salaire des derniers mois.
Comme le train arrivait, il y sauta, et, debout sur la plateforme, la tête haute, il regarda avec un air de bravade, la foule de ses concitoyens.
Dans un grincement de roues, les wagons s’ébranlèrent.
Dominant le bruit, de toute la force de ses poumons, pour que chacun l’entende bien, il cria à ceux qu’il laissait derrière lui :
— Vous n’êtes qu’une bande de lâches.
Et se laissa emporter vers un destin inconnu et nouveau.