Le Paria/8

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Éditions Albert Lévesque (p. 69-71).


VII




DURANT des années, il vagabonda d’une place à l’autre, travaillant, l’été, à la confection des routes, l’hiver, dans les bois, pour le compte de colons faisant chantier.

On ne lui demandait ni qui il était, ni d’où il venait.

Son passé importait peu.

Il était consciencieux au travail, et, ses patrons, pour cette raison, le tenaient en haute estime.

Quant aux hommes avec qui il besognait, ils haussaient les épaules en parlant de lui.

Il était taciturne, se tenait à l’écart, ne se faisait pas d’amis. Pour tous, il demeurait l’étranger.

Parce qu’il était fort, et qu’une fois, à l’aide de ses poings, il avait imposé l’idée de sa force, on le craignait. Nul ne se serait permis devant lui une remarque désobligeante.

Il ne s’attachait nulle part, ne s’arrêtant jamais plus de quelques mois au même endroit. Chaque village, chaque localité le laissait indifférent. Ce n’était pour lui que des déserts d’hommes où il se sentait seul, irrémédiablement seul.

Il connaissait déjà pour en avoir été la victime, l’humaine cruauté. Il savait les hommes pires que les animaux, et qu’ils s’acharnaient à la curée, quand une proie facile pantelait devant eux.

Toujours une image hantait son cerveau, celle d’un être dont il était le fils, et qui se balançait dans le vide, la figure violacée, la langue pendante hors de la bouche, les yeux vitreux.

Son cœur se fondait de tristesse en songeant à ce que cet être, son père, avait souffert dans l’expiation d’un crime qu’un instant de folie avait permis.

Un sentiment de rage s’emparait de lui, de rage froide contre ceux, tous ceux qui avaient frappé le coupable et dont la vengeance implacable se poursuivait jusque par delà la mort, atteignant les innocents : sa mère et lui.

La Société s’était vengée. Il faut qu’elle se venge.

Qu’est-ce que la Société ?

Il en avait vu les échantillons.

Ceux qui se mouvaient autour de lui, cet amas d’individus en proie aux passions, aux instincts sordides et bas, c’était cela la Société, mais agrandie, mais amplifiée. Cette misérable agglomération d’hommes avait répondu au crime de son père, froidement, après avoir bien mûri la gravité de l’acte, par la loi barbare du talion : œil pour œil, dent pour dent, vie pour vie, en y ajoutant, par un raffinement de civilisation, cette chose horrible, épouvantable : l’infamie.