Le Parnasse contemporain/1866/Dolorosa mater
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Quand le rêveur en proie aux douleurs qu’il active,
Pour fuir l’homme et la vie, et lui-même à la fois,
Rafraîchissant son âme au chant des cours d’eau vive,
S’en va par les prés verts, par les monts, par les bois ;
Refoulant dans son cœur la pensée ulcérée,
Un suprême désir de néant et de paix,
Profond comme la nuit, lent comme la marée,
En lui monte et l’étreint de ses réseaux épais.
Il aspire d’un trait l’air de la solitude ;
Il se couche dans l’herbe ainsi qu’en un cercueil,
Et lève ses regards chargés de lassitude
Vers le ciel où s’éteint l’éclair de son orgueil.
Il promène ses yeux lentement par l’espace,
Errant des pics aigus aux cimes des forêts ;
Suit l’oiseau dont le vol tranquille les dépasse,
Et s’écrie, exhalant le flot de ses regrets :
— « O silence éternel ! ô force aveugle et sourde !
Rocs noirs, prêtres géants de l’immobilité !
Bois sombres dont s’allonge au loin la masse lourde !
Geôliers qu’implore en vain la vieille humanité !
« C’est un Serment fatal que le sang de nos veines !
Le cœur trop ardemment dans la poitrine bat.
Haines, amours, désirs, rêves, passions vaines,
Tout meurtris de la lutte et lassés du combat !
« Tout ce qui fait, hélas ! la vie et son supplice,
Nature, absorbe-le dans ton sommeil divin !
Que ta sérénité souveraine m’emplisse !
Abîme-moi, Nature insensible, en ton sein ! »
— Ainsi, laissant couler sa dernière amertume,
Il gît les bras en croix, dans l’herbe enseveli,
Comme un blessé perdant tout son sang, s’accoutume
A la mort qui déjà le roule dans l’oubli.
Telle qu’un fol essaim d’invisibles phalènes,
Son âme en voltigeant s’éparpille dans l’air,
Plane sur les coteaux, et descend dans les plaines,
Plonge dans l’ombre, et glisse avec le rayon clair.
Elle est rocher, forêt, torrent, fleur et nuage,
Tout à la fois vapeur, parfum, bruit, mouvement,
Frémissement confus, bloc muet et sauvage ;
Elle est fondue en toi, Cybèle, entièrement.
Mais partout elle voit la vie universelle
Affluer, tressaillir sous la forme ; elle entend
Sous l’ombre, ou sous la flamme auguste qui ruisselle,
Le soupir éternel du globe palpitant.
Un arôme puissant dans les foins verts circule ;
Son corps nage au milieu d’une molle clarté.
Dans la brume embaumée, et dans le crépuscule,
Vers l’astre qui l’attire il se sent emporté.
La nuit vient, allumant les sphères innombrables.
Il sent rouler la terre ; et vers le sourd destin,
Il l’entend par dessus nos clameurs misérables,
Elle-même pousser un hurlement sans fin.
Qui s’élève, grandit, et monte, et tourbillonne,
Fait de chants, de sanglots, et d’appels incertains,
Et dans l’abîme où l’œil des vieux soleils rayonne,
Se mêle aux grandes voix des univers lointains.
Ces mondes suspendus de tout temps dans le vide,
Il les voit tournoyer, il les entend gémir ;
Il vit de leur pensée, et sur son front livide,
Sent le mortel frisson de l’infini courir.
Il se lève, enivré d’un vertige effroyable
Sous cette angoisse immense, et sous la vision
De la vie infligée, ardente, impitoyable,
A l’amas effaré des corps en fusion.
— Fausse silencieuse ! O nature ! — ô vivante !
Malheur à qui surprend ta grande âme ; éperdu,
Vers la ville il rapporte et garde l’épouvante
Du soupir formidable en ton sein entendu !