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Le Parnasse contemporain/1866/La Nuit de juin

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Pour les autres éditions de ce texte, voir La Nuit de Juin.

Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]I. 1866 (p. 85-87).


LA NUIT DE JUIN


La nuit glisse à pas lents sous les feuillages lourds.
Sur les nappes d’eau morte aux reflets métalliques,
Ce soir traîne là-bas sa robe de velours.
Et du riche encensoir des fleurs mélancoliques,

Vers les massifs baignés d’une fine vapeur,
Partent de chauds parfums dans l’air pris de torpeur.
Avec l’obsession rhythmique de la houle,
Tout chargés de vertige, ils passent, emportés
Dans le morne soupir qui les berce et les roule.
Les gazons bleus sont pleins de féeriques clartés :
Sur la forêt au loin pèse un sommeil étrange ;
Chaque rameau s’incline et pend comme une frange ;
Et l’on n’entend monter au ciel clair aucun bruit.
Mais une âme dans l’air flotte sur toutes choses,
Et cédant au désir sans fin qui la poursuit,
D’elle-même s’essaie à ses métempsycoses.
Elle palpite et tremble, et comme un papillon,
A chaque instant, l’on voit passer dans un rayon
Une forme inconnue et faite de lumière,
Qui luit, s’évanouit, revient et disparaît.
Des appels étouffés traversent la clairière
Et meurent longuement comme meurt un regret.
Une langueur morbide étreint partout les sèves ;
Tout repose immobile, et s’endort ; mais les rêves,
Qui dans l’illusion tournent désespérés,
Voltigent par essaims sur les corps léthargiques,
Et s’en vont bourdonnant par les bois, par les prés,
Et rayant l’air du bout de leurs ailes magiques.
— Droite, grande, le front hautain et rayonnant,
Majestueuse ainsi qu’une reine, traînant
Le somptueux manteau de ses cheveux sur l’herbe,
Sous les arbres, là-bas, une femme à pas lents
Glisse. Rigidement, comme une sombre gerbe,
Sa robe en plis serrés tombe autour de ses flancs.
Elle glisse, étendant la main sur les feuillages,
Et tranquille poursuit, sans valets et sans pages,
Son chemin tout jonché de fleurs et de parfums.
Comme sort du satin une épaule charnue,

La lune à l’horizon, hort des nuages bruns,
Languissamment se lève et monte large et nue.
Sa lueur filtre et joue à travers le treillis
Des feuilles ; et par jets arrosant les taillis,
Caresse, en la sculptant dans sa beauté splendide,
Cette femme aux yeux noirs qui se tourne vers moi.
Enveloppée alors d’une auréole humide,
Elle approche à pas lents ; et plein d’un vague effroi,
Je sens dans ces grands yeux, dans ces gouffres sans flamme,
Avec de sourds sanglots sombrer toute mon âme.
Doucement sur mon cœur elle pose la main.
Son immobilité me fascine et m’obsède,
Et raidit tous mes nerfs d’un effort surhumain.
Moi qui ne sais rien d’elle, elle qui me possède,
Tous deux nous restons là spectres silencieux,
Et nous nous contemplons fixement dans les yeux.