Le Parnasse contemporain/1866/Les Yeux de Nyssia

La bibliothèque libre.

Pour les autres éditions de ce texte, voir Les Yeux de Nyssia.

Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]I. 1866 (p. 92-96).


LES YEUX DE NYSSIA


Je suivis dans le bois l’enfant aux cils soyeux.
Non loin d’un petit lac dormant nous nous assîmes ;
Tout se taisait dans l’herbe et sous les hautes cimes ;
Nyssia regardait le lac silencieux,
Moi, le fond de ses yeux.


— « Sources claires des bois ! dit Nyssia ; fontaines,
Où le regard profond sous l’onde va plongeant !
Tranquillité du ciel sous la moire d’argent,
Où tremblent des roseaux les luisantes antennes,
Et les branches lointaines ! »

— Je disais : « Larges yeux de la femme ! ô clartés,
Où l’amour entrevoit un ciel insaisissable !
O regards, qui roulez aux bords des cils un sable
Fait de nacre, d’azur et d’or ! Sérénités
Des yeux diamantés ! »

— Nyssia dit : « Là-bas, ce bassin solitaire
Qui dort ainsi sans ride au fond du bois, vraiment,
Semble avoir la puissance étrange de l’aimant.
Autour de lui, regarde, un brouillard délétère
Plane comme un mystère. »

— Je répondis : « Tes yeux, Nyssia, tes yeux clairs,
Ces yeux que mon soupir sans les troubler traverse,
Fascinent par l’attrait de leur langueur perverse.
Un magique pouvoir aiguise leurs éclairs
Qui filtrent dans mes chairs. »

— « Vois, disait Nyssia, l’étonnante apparence
Qu’ont les plantes sous l’eau, les plantes et les fleurs.
Comme tout se revêt de féeriques couleurs !
Sous ce lac enchanté je sens qu’une attirance
Vit dans sa transparence. »


— « Dans tes yeux, lui disais-je, ô Nyssia ! je vois
Tous mes rêves, tous mes pensers, toutes mes peines.
Rien qu’à les voir, mon sang se tarit dans mes veines.
Souriants sous la nacre, au fond de tes yeux froids
Ils vivent, je le crois. »

— « Suis sur tous ces reflets, suis la molle paresse
D’une flamme émoussée au fond d’un ciel plus doux.
Ces images de paix qui s’allongent vers nous,
Les sens-tu nous verser l’ineffable tendresse
De l’eau qui les caresse ? »

— « Nyssia, dans tes yeux je contemple, charmé,
Tous mes désirs nageant vers un azur plus tendre.
Tu regardes là-bas, Nyssia, sans m’entendre ;
Mais mon âme revoit son fantôme pâmé
Dans tes yeux enfermé. »

— Et pourtant, comme autour du bassin, me dit-elle.
Tout est morne ! Partout, vois, sur cette eau qui dort
Les arbres amaigris se penchent ; tout est mort.
On dirait sur la rive une noire dentelle ;
Cette source est mortelle. »

— « Prunelles, chers écrins aux limpides cristaux,
Quand la frange de jais de vos grands cils s’abaisse,
Et sur la joue au loin projette une ombre épaisse,
Je crois voir se fermer sur des eldorados
De funèbres rideaux. »


— « Dans ces pâles gazons où périt toute chose,
Tandis que leurs reflets restent verts sous les eaux,
Vois ces tertres, cachant le long des noirs roseaux,
Comme l’ancien secret d’une métempsycose.
Là, sais-tu qui repose ? »

— « Autour de ta paupière, à l’ombre de tes cils
Dont les reflets charmants, derrière tes yeux calmes,
Caressent mes désirs comme de douces palmes,
Ah ! pour s’être enivrés de philtres trop subtils,
Des rêves dorment-ils ? »

— « Les nymphes de ce bois sont dans l’herbe enterrées,
Les nymphes dont encor palpite le reflet,
S’éternisant sous l’eau dans sa blancheur de lait,
Comme celui des fleurs qu’elles ont admirées,
Par un charme attirées. »

— « Sous l’éternel éclat de tes grands yeux polis,
Mille rêves pareils au mien, mille pensées
Reluisent. Je crois voir les flammes renversées
Des amours que les bords de ces yeux sous leurs plis
Roulent ensevelis. »

— « Lentement ces reflets ont tari toute sève ;
Et tout revit sous l’eau si tout meurt sur les bords.
Ces images ont pris la vie à tous les corps,
Arbres, nymphes, et fleurs, qui penchés sur la grève
Ont contemplé leur rêve. »


— « Nyssia, que me fait ce lac mystérieux
Dont tu parles ? vers moi tourne enfin tes prunelles !
Je sens que tout mon être absorbé passe en elles,
Et que mon âme entière a plongé sous les cieux,
Nyssia, de tes yeux. »

Et Nyssia sourit : « Vis ou meurs, que m’importe !
Dit-elle ; maintenant que tressaille à son tour
Dans mes yeux l’immortel reflet de ton amour.
Oui, c’est vraiment ton âme, au fond de cette eau morte,
Ton âme, que j’emporte ! »

Et l’eau se referma sur elle ; un souffle erra
Longtemps au bord du lac, le souffle de son rire.
Et moi, je vois au fond mon reflet qui m’attire,
Et qui, lorsque ma vie à la fin s’éteindra,
Sous l’eau me survivra.


LÉON DIERX.