Le Parnasse contemporain/1876/Les Étoiles (Theuriet)
ANDRÉ THEURIET
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LES ÉTOILES
Viens voir sur la colline, à l’heure où le jour fuit,
Les constellations éclore dans la nuit.
La campagne s’endort silencieuse. Écoute !…
Les rumeurs des pesants chariots sur la route
Vont s’éloignant toujours ; à peine, par moment,
Du fond de quelque ferme un sonore aboîment
Réveille les grands bois absorbés dans leur rêve.
Les vagues des épis qu’un vent tiède soulève
Frissonnent, et l’on sent monter dans l’air obscur
La savoureuse odeur que répand le blé mûr.
Tout là-haut, dans les champs d’azur du ciel immense
La riche floraison des étoiles commence.
Sur les fonds d’or pâli qu’estompe le coteau
Vesper épanoui tremble, comme un lys d’eau
Bercé dans le courant limpide d’une source.
Déjà, vers le zénith assombri, la Grande Ourse
Fait rouler lentement son char mystérieux.
Cassiope égrenant son collier radieux,
La Chèvre et le Bouvier, les Pléiades fleuries
Disposent à l’entour leurs calmes théories.
Tout flamboie ; on dirait que le ciel s’est ouvert,
Et jusqu’aux horizons où le regard se perd
Le Chemin de Saint-Jacque aux blanches avenues
Plonge dans l’infini ses routes inconnues…
Étoiles, fleurs d’argent des jardins de la nuit,
Vous qui vous entr’ouvrez au ciel crépusculaire
Comme pour rassurer les hôtes de la terre
Sur la fuite du jour, des couleurs et du bruit,
Étoiles, je vous aime ! et pendant la veillée
Mon regard vous épie au fond du firmament,
Et mon âme vers vous monte amoureusement,
Plus éprise toujours et plus émerveillée.
Votre charme pour moi n’est pas le rhythme d’or
Qui règle de vos chœurs la marche solennelle,
Ni l’espoir vague et doux d’une course éternelle
Parmi vos tourbillons inexplorés encor.
Non, ce que j’aime en vous, étoiles coutumières,
C’est mon passé qui luit alors que vous brillez,
Ce sont mes souvenirs d’autrefois réveillés
Par le constant retour de vos chastes lumières.
Enfant, je vous voyais de mon lit d’écolier
Poindre en un coin de ciel couleur d’aigue-marine,
Tandis qu’au bord des prés les grillons, en sourdine,
Me berçaient de leur chant rustique et familier.
J’essayais de compter vos clartés incertaines,
Mais vous naissiez si vite au-dessus de nos toits !…
Le sommeil embrouillait les nombres sur mes doigts,
Que dans la nuit déjà vous montiez par centaines.
Quand la verte jeunesse en sa prime saison
Nous verse son vin pur et tout bouillant de séve,
Les roses du désir et les bluets du rêve
Ainsi dans notre cœur éclosent à foison ;
Et les sensations dont l’odeur nous enivre
Ouvrent si brusquement leurs merveilleuses fleurs,
Qu’éblouis par le nombre et l’éclat des couleurs,
Nous n’avons pas le temps de nous écouter vivre.
Les blanches visions de gloire et de beauté,
L’amour et sa féerie, et ses langueurs troublantes,
Se succèdent, pareils aux étoiles filantes
Traversant la splendeur calme des nuits d’été…
O nuits de juin, ô nuits d’amour !.. Dans ma jeunesse,
Que de fois j’ai passé parmi les champs de blé,
Leste et joyeux, levant vers le ciel constellé
Mes humides regards tout baignés de tendresse !
C’était, comme ce soir, le même poudroîment,
Et sur les bois muets les mêmes légers voiles ;
On eût dit qu’un vertige entraînait les étoiles
Vers la terre assoupie en son recueillement.
Orion scintillait juste à la même place,
Les mêmes lys d’argent sur moi semblaient tomber,
Et les quatre Gardiens du ciel faisaient flamber
Leurs feux aux mêmes points de l’immuable espace.
O mystère !… A combien de nocturnes songeurs,
A combien d’amoureux, de fous ou de poëtes,
Avez-vous prodigué vos glorieuses fêtes,
Depuis que vous marchez, éternels voyageurs ?
Combien d’hôtes nouveaux fêterez-vous encore ?…
Quand nous serons couchés au tombeau ténébreux,
Combien d’enfants, combien de pâles amoureux
Graviront ce coteau pour vous mieux voir éclore ?
D’où venez-vous ?… Quel pâtre invisible conduit
Aux sons élyséens de sa flûte divine,
Et pousse devant lui, de colline en colline,
Vos troupeaux radieux dans les champs de la nuit ?
Quel espoir nous sourit dans chacun de vos signes
Ou quel mensonge ?… Hélas ! vous gardez vos secrets.
Et tandis que mon œil rêveur suit vos progrès,
L’aube blanchit là-bas sur la crête des vignes.
Une à une, parmi les nuages flottants,
Étoiles, vous fuyez aux rougeurs de l’aurore ;
Ainsi dans le brumeux oubli qui les dévore
Se perdent nos amours, nos gaîtés, nos printemps…
Du moins vous renaîtrez, étoiles fortunées,
Vos guirlandes le soir au ciel refleuriront ;
Mais nous, quand la jeunesse a fui, sur notre front
Nous ne retrouvons plus nos couronnes fanées.
La vie humaine, au soir, sans rayon ni flambeau,
Se traîne en tâtonnant jusqu’à la froide couche
Où la Mort, appuyant son doigt sur notre bouche,
Nous endort dans la nuit sans astres du tombeau.