Le Parnasse contemporain/1876/Lettre posthume

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Le Parnasse contemporainAlphonse Lemerre [Slatkine Reprints]III. 1876 (p. 405-407).




MAURICE TALMEYR

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LETTRE POSTHUME


L’infini m’a prise, ami, je suis morte ;
Je lègue mon ombre à tes bras déserts…
D’autres s’en iront frapper à ta porte ;
J’ai, comme un oiseau, pris la clef des airs.

Nos âmes, toujours, ne sont pas fidèles ;
J’avais le pied rose et l’œil andaloux,
J’ignorais que Dieu m’eût donné des ailes,
Tu ne l’as pas vu, tu n’es pas jaloux.

Personne, méchant, n’a baisé ma bière.
Le portier survint qui m’ensevelit…
Dormir seule, hélas ! même au cimetière !
J’étais belle encor dans mon dernier lit.


Je suis chérubin, tu me vis grisette,
Pour ces péchés-là Dieu n’est jamais dur ;
Mes compagnes sont Manon et Cosette,
Jésus, pour enfer, nous donne l’azur.

Tu me connus brune, ici je suis blonde,
Mes ailes font comme un bruit de satin ;
Je tremble toujours quand la foudre gronde,
On me trouve, au ciel, encor l’air mutin.

Dans le grand soleil nos longues phalanges
Tordent leurs cheveux tout ruisselants d’or…
— Te rappelles-tu nos frissons étranges,
Le soir, dans les bois, à la voix du cor ?

Comme aux rocs brillants vole la mouette,
Moi, je vais, légère, aux astres, la nuit…
— Oh ! mon cœur battait quand ta silhouette,
Sombre, sous ma vitre, errait à minuit.

Dieu, pour me vêtir, prit un pan de brume,
Sur les pics rosés, d’aube étincelants…
— Elle semblait d’air et de folle écume
Ma robe de gaze aux frais bouillons blancs.

Fière, dans le gouffre étoilé, je vole !
Ma narine d’ange aspire l’éther…
— Nous rêvions, jadis, d’aller en gondole
Cueillir des baisers, la nuit, sur la mer.


J’avais pour Éden ma petite chambre,
Gaie et grande comme une ruche à miel ;
Mai la faisait riche, et pauvre décembre,
J’étais, avec toi, déjà près du ciel.

O nature, ô joie ! Amour, douces fièvres !
Nuits, bois odorants, transports infinis !
Nos baisers, ami, chantaient sur nos lèvres,
Comme des oiseaux au bord de leurs nids.

Je trouve, ange, esprit, les heures cruelles ;
Bien souvent, morose et lasse de Dieu,
Je ferme les yeux et j’ouvre les ailes
Pour rêver d’amour au fond du ciel bleu.

Et je laisse errer mon vol solitaire…
Oh ! combien de fois, la nuit, dans les cieux,
Sur un astre d’or d’où l’on voit la terre
Nos ailes ont bu les pleurs de mes yeux !

Puis je repartais, frissonnante encore,
Secouant sur l’onde et sur le fruit mûr,
Sur le lys muet, sur l’arbre sonore,
Mes sombres regrets en larmes d’azur.

Et la jeune fille, à peine éveillée,
Qui sourit de l’aube aux pâles couleurs,
Ignorait, les pieds dans l’herbe mouillée,
Qu’un ange eût pleuré, la nuit, sur les fleurs.