Le Parti socialiste/Livre I/Chapitre 7

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CHAPITRE VII


L’institution du pouvoir judiciaire.


Il ne suffit pas d’inscrire en tête d’une constitution les droits des citoyens ; il faut leur donner des garanties efficaces. Pour que la liberté existe, il faut que les trois libertés essentielles et primordiales que nous venons de signaler : liberté individuelle, liberté de la presse, liberté de réunion et d’association, soient garanties effectivement aux citoyens.

C’est dans l’institution du pouvoir judiciaire qu’il faut placer cette garantie, et cette institution devient ainsi le complément indispensable et le rouage le plus important d’une constitution libre.

C’est ce qu’avaient bien compris nos pères de 1789, et c’est parce que nous avons méconnu cette partie essentielle de leur œuvre que nous avons laissé gaspiller leur héritage, et que nous n’en avons su garder qu’un vain souvenir.

« En vain, » disait Duport, l’auteur à peu près inconnu des rapports admirables de la Constituante sur l’organisation judiciaire, « en vain aurez-vous donné à cet empire une constitution libre et des lois justes, si la justice n’y est convenablement organisée. »

« De la bonne ou de la mauvaise organisation de la justice, » disait Thouret, « dépend la liberté individuelle de chaque citoyen, puisque c’est le pouvoir judiciaire qui doit garantir à chaque citoyen la jouissance de ses biens, de sa liberté personnelle, de son honneur et de sa vie. »

La première et indispensable condition d’une bonne organisation du pouvoir judiciaire, c’est qu’il soit complètement indépendant du gouvernement. « Il n’y a point de liberté,  » écrit Montesquieu dans l’Esprit des lois, « si la puissance de juger n’est pas séparée de la législative et de l’exécutrice. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d’un oppresseur. »

C’est bien ce qui a lieu actuellement en France, un siècle après Montesquieu, quatre-vingts ans après la Révolution de 1789.

Les juges sont nommés par le gouvernement ; investis par lui, ils attendent de lui seul leur avancement et sont placés sous sa complète dépendance.


Il faut que les juges soient complétement indépendants du gouvernement.

La séparation de la justice et de l’État est la véritable, et on peut dire, la seule garantie de la liberté des citoyens.

L’Assemblée constituante avait décidé que les juges seraient nommés par le peuple.

C’est à ce principe qu’il importe de revenir.

« Le principe d’un gouvernement libre, c’est que tous les pouvoirs doivent être délégués par le peuple. Il n’y en a pas qui agisse plus directement et plus habituellement sur les citoyens que le pouvoir judiciaire ; les dépositaires de ce pouvoir sont donc ceux sur lesquels la nation a le plus d’intérêt d’influer. » (Thouret.)

Avec autant de soin que l’on en a mis depuis à placer les juges au-dessus de la censure de l’opinion et à assurer le respect en quelque sorte religieux de la chose jugée, les constituants de 1789 prenaient à tâche au contraire de soumettre directement les juges à l’opinion, invitée à contrôler leurs jugements en toute liberté. « Car, disait Bergasse, s’il est des hommes que, dans l’exercice de leur ministère, il importe d’environner le plus près possible de l’opinion, c’est-à-dire de la censure des gens de bien, ce sont les juges : plus leur pouvoir est grand, et plus il faut qu’ils aperçoivent sans cesse à leur côté la première de toutes les puissances, celle qu’on ne corrompt jamais, la puissance redoutable de l’opinion. Couvrez le juge des regards du peuple, et comme il n’y a que les hommes consommés dans le crime qui, observés de toutes parts, osent mal faire, soyez certains, surtout si le peuple est libre, si sa censure peut s’exprimer avec énergie, qu’il n’y aura rien de si rare qu’un juge prévaricateur. »

« Enfin, poursuit Bergasse, le pouvoir judiciaire sera mal organisé si les juges ne répondent pas de leurs jugements. Je crois qu’il suffit d’énoncer cette proposition pour la faire adopter : une nation où les juges ne répondraient pas de leurs jugements serait, sans contredit, la plus esclave de toutes les nations ; et on conçoit aisément que l’esprit de liberté augmente chez un peuple en raison de ce que la responsabilité des agents du pouvoir y est plus étendue. »

Cette censure permanente de l’opinion publique, cette responsabilité morale et effective du juge vis-à-vis du suffrage, populaire, qui l’a institué excluent précisément l’inamovibilité, qui, à la faveur de l’ignorance générale sur un sujet si important, est considérée par beaucoup de gens de bonne foi comme le véritable principe de 1789 sur la matière.

La réélection des juges apparaît avec raison à Bergasse comme la sanction la plus sûre de leur responsabilité, si délicate à formuler dans des règles précises : — « Il est bien peu à craindre, que le juge qu’une bonne opinion environne coure le risque de perdre sa place : le peuple a trop d’intérêt à conserver un bon juge. Il n’y aurait donc que le mauvais juge qui aurait un déplacement à redouter, et il y a tant de manières d’être mauvais juge, on peut prévariquer en tant de façons dans l’emploi du pouvoir judiciaire sans paraître néanmoins offenser la loi, sans se trouver dans aucune circonstance où l’on soit responsable à ses yeux, qu’il faut ici laisser quelque chose à faire à l’opinion, et souffrir que celui dont la conduite n’a pas été assez constamment pure pour être au-dessus de tout soupçon soit forcé, à une certaine époque, à renoncer à un ministère qu’on ne peut bien exercer qu’autant qu’on inspire une grande confiance en l’exerçant. »

D’autres considérations d’une élévation plus grande sont encore invoquées en faveur de la limitation temporaire des fonctions judiciaires : — « Les hommes qui savent qu’une fois juges, ils ne descendront plus de leur tribunal, » dit excellemment Duport, « sont tentés de regarder leurs fonctions comme une aliénation de la société en leur faveur, et eux comme une chose distincte dans l’État ; destinés à jouir de tout l’accroissement de pouvoirs qu’ils pourront donner à leur autorité, ils seront naturellement portés à les étendre. Et d’ailleurs, en rendant les juges perpétuels ne risquez-vous pas d’affaiblir en eux le sentiment même de la justice ? Ce qui constitue la moralité entre les hommes, c’est l’égalité de leurs rapports et la réciprocité de leurs actions. Le motif qui nous rend justes envers les autres, c’est surtout le besoin et le désir qu’ils soient justes envers nous. »


L’inamovibilité des juges n’est pas le principe de 1789, c’est au contraire le principe de l’ancien régime : elle était considérée alors comme le seul moyen de rendre les juges indépendants du pouvoir qui les avait institués.

Mais dans notre organisation judiciaire renouvelée de l’ancien régime, on a même trouvé moyen de pervertir cette garantie de l’indépendance des juges.

Sous l’ancien régime, il n’y avait pas d’hiérarchie dans l’organisation judiciaire, et les magistrats nommés à un siége y restaient toute leur vie ; ils ne le quittaient ni pour monter ni pour descendre. Tel est encore le cas des juges anglais.

Dans la discussion sur l’organisation judiciaire qui eut lieu au Tribunat en 1800, le tribun Ganihl faisait observer avec beaucoup de force que l’établissement d’une hiérarchie et la nomination des dignitaires par le premier consul, « en même temps qu’elle établirait des rapports de supériorité et d’infériorité parmi des hommes qui ont des droits égaux, puisqu’ils remplissent les mêmes fonctions, exciterait l’ambition et l’intrigue des juges, qui seraient disposés à sacrifier leur honneur et leurs devoirs à l’autorité qui en disposera, et qu’ainsi l’indépendance que la constitution avait assurée aux juges par l’inamovibilité serait détruite et renversée par la séduction des dignités établies par l’organisation judiciaire. »

L’expérience n’a que trop confirmé les craintes de Ganihl.

Il n’est personne qui n’ait encore présentes à la mémoire les observations faites par M. Berryer au Corps législatif, dans la discussion de la dernière loi sur la presse (mai 1868), sur le rôle fait à la magistrature dans les causes politiques. Et le ministre de la justice, M. Baroche s’étant élevé avec une vivacité non moins grande contre les soupçons ainsi dirigés contre la magistrature, M. Berryer répliqua en protestant de son respect pour la magistrature : « respect très-grand » dit-il, « car je ne dis rien de ce que vous avez fait, à chaque occasion et à chaque année, pour récompenser les services que vous en obteniez. »

Interrompu par M. Baroche, qui le mettait au défi de citer des faits, M. Berryer s’empressa de « donner satisfaction » à M. le garde des sceaux. Il est certain que la sixième chambre du tribunal correctionnel, devant laquelle on renvoie d’ordinaire les affaires de presse et les affaires politiques, est une pépinière de futurs conseillers, et on ne peut point prétendre que la magistrature, avec un tel régime, soit dans des conditions suffisantes d’indépendance.

Du sein même de la magistrature, des voix autorisées se sont élevées pour signaler ces graves inconvénients, et récemment encore, dans une circonstance solennelle, à l’occasion de la rentrée des tribunaux, un avocat général près de la cour de Lyon, M. Béranger, dénonçait cette fièvre de l’avancement qui compromet si fâcheusement la dignité et l’indépendance de la magistrature.

Le retentissement de ces paroles a été grand, comme on devait s’y attendre, et sous leur impression immédiate, un député, M. Martel, a déposé au Corps législatif un projet de réorganisation judiciaire.

Il est certain qu’il y a là une situation qui appelle un prompt remède, et la réforme complète de l’organisation judiciaire doit être la préoccupation la plus urgente de tous ceux qui ont tant soit peu à cœur les intérêts de la liberté.


Les juges ne doivent pas être chargés seulement d’appliquer la loi avec une scrupuleuse précision et une scrupuleuse impartialité ; mais encore ils doivent offrir aux citoyens un recours suprême contre les attentats des législateurs eux-mêmes.

Ils doivent être les gardiens des principes essentiels qui sont la base de la constitution, et qui dominent la loi, en ce sens que toute loi qui les violerait en quelque façon devrait être considérée comme nulle et non avenue.

C’est ce qui a lieu aux États-Unis où le pouvoir judiciaire, placé entre les lois du Congrès et la constitution, a le droit de déclarer nulles les lois qui violent la constitution, celles qui tenteraient de dépouiller les citoyens des droits proclamés inviolables et sacrés par la constitution.

« Tel est le caractère du pouvoir judiciaire aux États-Unis, » dit M. Laboulaye[1] « La constitution est une arche sainte où le peuple a déposé ses libertés afin que personne, fût-ce même le législateur, n’ait le droit d’y toucher. Les juges fédéraux sont les gardiens de ce dépôt sacré. »

« Il est à regretter, ajoute M. Laboulaye, que dans toutes nos constitutions on n’ait pas suivi cet exemple et organisé le seul pouvoir qui puisse faire respecter la loi. Prenez toutes nos constitutions, vous verrez qu’il n’y a aucune garantie qui les assure de régner.

« Elles partent toujours de ce principe, que les députés sont le peuple même. C’est là une erreur dans laquelle les Américains ne sont jamais tombés. Les représentants comme les juges sont des mandataires ; tous doivent être maintenus dans le respect de la constitution qui garantit la souveraineté populaire, tandis que chez nous on parle de souveraineté populaire lorsqu’il s’agit de l’omnipotence législative, mais jamais quand il s’agit de faire respecter la constitution par les législateurs. »


Ces principes n’avaient point échappé aux Constituants de 1789, et il n’y a qu’à revenir à leur institution, qui est parfaite de tous points.

Avec leur intelligence profonde de la liberté, ils avaient bien compris que c’est le caractère autoritaire de l’administration de la justice qui est la racine de tout despotisme, et tandis que toujours auparavant on s’était appliqué et que toujours on s’est appliquée depuis à tenir le pouvoir judiciaire hors du peuple pour le rendre plus redoutable, ils mirent tous leurs efforts, au contraire, à le placer dans le peuple même pour le rendre plus légitime et moins dangereux.

C’est ainsi qu’à côté des juges, chargés d’appliquer la loi, ils placèrent les jurés, chargés de prononcer sur le fait.

Les jurés sont de simples citoyens, pris au hasard, appelés à constater le fait qui est l’objet de l’accusation, de telle sorte qu’il ne reste plus aux juges, les faits étant constatés, qu’à appliquer la loi.

Les jurés offrent ainsi la plus grande garantie aux accusés ; ce sont des hommes du même état, du même intérêt que les parties qui, jurés aujourd’hui, peuvent demain passer à leur tour devant le jury : c’est la réalisation de ce droit légitime qui doit appartenir à tout citoyen, de n’être jugé que par ses pairs.

L’institution est ancienne, ancienne comme le sentiment de la justice. Elle était en vigueur, à l’origine de la monarchie française, chez les Francs et chez les Germains ; elle n’a cessé de fonctionner chez les Anglais.

Duport se livre à ce propos à des considérations très-élevées qu’il est utile de bien méditer, car il s’agit d’une des matières les plus importantes de l’ordre politique, d’une de celles qui sont capables d’exercer la plus grande influence sur la liberté publique.

« Rappelez-vous en ce moment, dit Duport, ce que c’est que le pouvoir judiciaire en général : c’est celui qui réalise et réduit en actes les décisions générales et abstraites des lois. Son influence est d’autant plus grande qu’il n’agit pas, comme le pouvoir législatif, sur la masse entière de la société, mais qu’il saisit l’homme individuellement et agit sur lui avec toute la force publique ; c’est un pouvoir de tous les instants ; il est aux ordres pour ainsi dire de toutes les passions humaines, et toutes nos actions sont ou peuvent devenir de sa compétence. Ajoutez encore que, quelque chose que l’on fasse, il est comme impossible d’imposer jamais aux juges une véritable responsabilité.

« Un tel pouvoir a besoin d’être circonscrit et contenu dans des limites précises. Si les tribunaux sont trop subordonnés au pouvoir exécutif, ou que leurs relations avec lui soient trop intimes, son influence peut aisément devenir dangereuse pour la liberté ; il paraîtra respecter les lois de la nation, mais dans le fait il en empêchera l’exercice et l’usage… Si les tribunaux au contraire sont trop indépendants du monarque et du peuple, alors ils chercheront par une usurpation successive et insensible des droits du peuple et du monarque à former un troisième pouvoir indépendant des premiers.

« Entre ces inconvénients opposés, il doit exister un moyen terme qui soit la vérité, une mesure juste qu’il faudra saisir ; et c’est dans les principes qu’il faut la chercher. Il est encore présent à vos esprits, messieurs, celui qui veut que tous les pouvoirs soient établis par le peuple et pour le peuple : l’impossibilité de les exercer tous l’a seul forcé à en déléguer quelques-uns. Mais il doit se réserver ceux qu’il peut exercer par lui-même.

« Il faut donc que la base du pouvoir judiciaire, celle qui consiste dans l’éclaircissement des faits, reste éternellement dans le peuple. Ce droit, il ne doit pas le déléguer puisqu’il peut l’exercer ; il doit au contraire le défendre comme sa plus chère propriété, puisque ce n’est que par ruse et pour son malheur qu’on tenterait de l’en dépouiller.

« Si les jurés sont une fois établis, si le peuple forme lui-même une partie intégrante de l’institution judiciaire, alors il ne craindra plus que ce pouvoir puisse prendre ou recevoir aucune extension abusive, attenter à sa liberté, ou se tourner contre le but de son institution.

« Dans un pays voisin et longtemps le seul libre de l’Europe, et dans un autre qui de nos jours a conquis sa liberté, le jugement par jurés, au civil et au criminel, est regardé comme le boulevard de la liberté individuelle. Nous avons joui nous-mêmes longtemps de cette institution : elle a précédé chez nous le temps de la mauvaise foi et de cette multitude de procès que nous voyons encore. Ainsi la raison, la justice, l’expérience et même les faits historiques, tout s’accorde pour consacrer cette précieuse institution. »

L’assemblée constituante, par une fâcheuse timidité, ajourna l’institution du jury pour les affaires civiles, mais elle institua le jury pour les affaires criminelles et spécialement pour les affaires politiques et pour les affaires de presse, même poursuivies au civil, comme la garantie indispensable de la liberté des citoyens.


C’est surtout dans les accusations que la liberté des citoyens est compromise, suivant une très-juste et très-profonde observation de Montesquieu. ne faut pas que les accusations légèrement accueillies ou arbitrairement intentées puissent devenir un prétexte d’attenter à la liberté des citoyens.

L’Assemblée constituante, suivant en cela l’exemple de l’Angleterre, ne s’était pas contentée d’instituer un jury de jugement : elle avait encore institué un jury d’accusation ou d’instruction, institution beaucoup plus essentielle encore que celle du jury de jugement, car elle devait rendre impossible tous les abus de la détention préventive.

Cette institution du jury d’accusation devait empêcher que la liberté des citoyens ne fût livrée à la merci d’un juge d’instruction, qui puisse détenir un citoyen innocent pendant des semaines et des mois, sous le prétexte d’une accusation imaginaire ; qui puisse prolonger indéfiniment l’instruction d’une affaire et aggraver ainsi d’une façon tout à fait arbitraire la situation de l’accusé[2] ; qui, maître absolu de la personne de l’accusé pendant cette détention préventive, puisse lui infliger de véritables tortures pour lui arracher des aveux ou entraver ses moyens de défense de façon à le placer sous une présomption tellement formidable de culpabilité, qu’il ne lui soit plus que difficilement son innocence devant les juges.

Les constituants de 1789 avaient prévenu tous les inconvénients et tous les abus de la détention préventive par l’institution du jury d’accusation.

Ce n’était pas à un juge de police, mais à huit citoyens tirés au sort que les constituants avaient donné le droit de priver un homme de sa liberté pendant l’instruction de son procès.

C’est là la véritable solution à laquelle il faut revenir. Huit citoyens, qui pourront ou qui ont pu se trouver placés eux-mêmes sous le coup d’accusations fausses ou arbitraires et qui savent la valeur de la liberté, ne priveront point facilement un de leurs concitoyens de cette précieuse liberté ; pour qu’ils puissent s’y résoudre, il faudra qu’il existe des présomptions graves.

Les légistes, qui dans ces derniers temps se sont occupés des inconvénients si graves de la détention préventive, ont proposé diverses solutions, notamment la mise en liberté sous caution, l’indemnité à accorder à ceux qui auront été victimes d’une détention préventive non justifiée.

La mise en liberté sous caution créerait un privilége pour les riches, et il faut surtout se préoccuper des malheureux qui n’ont d’autre fortune que leur travail, et pour lesquels la détention préventive est d’autant plus cruelle qu’elle ne leur enlève pas seulement la liberté, mais encore l’existence et l’existence de leurs femmes et de leurs enfants.

L’indemnité peut donner lieu à des abus et d’ailleurs serait dans la plupart des cas insuffisante. Quelle indemnité pourrait réparer le préjudice fait à un homme enlevé brusquement à ses affaires et à son travail, privé de sa liberté et de son activité pendant plusieurs semaines, et souvent atteint plus ou moins profondément dans son honneur par cette mesure non justifiée ?

Ce ne sont là que de vains expédients. Il faut revenir aux principes, au jury d’accusation, qui prévient, en même temps que ceux de la détention préventive, tous les inconvénients et tous les abus non moins graves de l’instruction secrète, confiée à l’arbitraire d’un juge agissant sans responsabilité et sans contrôle.

Le passage suivant du rapport de Beaumetz à l’Assemblée constituante où il signale l’urgence d’une réforme de l’ancienne ordonnance criminelle est encore plein d’une actualité saisissante, tellement il est vrai que tous les anciens abus se sont reconstitués, à l’ombre de ces principes de 1789, sous l’invocation desquels se sont placées toutes nos constitutions successives :

« C’est surtout la première information, celle qui doit précéder et motiver le décret d’accusation, qu’il serait alarmant de laisser consommer dans la nuit du secret actuel de la procédure. La loi doit elle-même environner son ministre du respect qu’elle doit exiger pour lui ; mais c’est en le plaçant dans la lumière qu’elle doit l’investir de confiance et d’honneur : il dispose du sang des hommes, et les hommes ne sauraient trop constater par leurs yeux avec quelle sainte circonspection ce ministère redoutable est exercé.

« Renfermés dans des murs impénétrables, un commissaire, un greffier, un témoin tiennent aujourd’hui le fil de la vie des citoyens. Un commissaire, pénétré du sentiment effrayant de ses devoirs, incapable de ce relâchement que produit l’habitude, supérieur à toutes les passions de l’humanité, mais sujet, hélas ! à l’erreur, qu’il n’est pas donné aux hommes d’éviter constamment ! Un témoin, souvent grossier, et qui ne connaît ni l’ordre des idées, ni la valeur des expressions ! Un greffier, instrument passif et presque toujours subordonné ! Chaque mot qui échappe au témoin, et qui est dicté par le commissaire sera recueilli et apprécié par le juge ; chaque mot décidera du degré de la preuve et du destin de l’accusé ; cette rédaction sera pesée, en jugeant, au poids du sanctuaire ; mais elle aura été l’ouvrage d’un seul, d’un seul qui avait à démêler l’obscurité du langage rustique d’un témoin, d’un seul qui n’a pu être averti s’il s’est trompé et qui, dans tous les cas, ne peut avoir que sa conscience pour surveillant et pour juge.

« L’intérêt de l’accusé ne nous a pas paru suffisamment protégé dans cet ancien ordre de procédure, et la publicité, dont vous attendez de si heureux effets, vous semblerait trop tardive si l’instruction avait déjà fait d’aussi grands pas avant de lui être soumise.

« Il a donc fallu imaginer un moyen d’accorder la vindicte publique avec la sécurité de l’accusé, et c’est pour y parvenir que nous vous proposons d’adjoindre au ministère public et au juge, pour toutes les procédures qui précéderont le décret d’accusation, un certain nombre de citoyens notables, liés par un double serment à garder le secret des actes dont ils seront témoins, et à veiller pour l’accusé à la régularité, à l’impartialité de toutes les opérations. »

Toutes ces garanties essentielles de la liberté individuelle ont été complètement supprimées. L’organisation judiciaire a été complétement dénaturée.


La nomination des juges fut mise entre les mains du premier consul par la loi du 27 ventôse an VIII, et le pouvoir exécutif ne s’est plus dessaisi depuis de cette prérogative, destructive des fondements mêmes de l’établissement de 1789, destructive de la liberté des citoyens en même temps que de l’indépendance des juges.

L’inspiration de cette loi est facile à deviner. Bergasse, dans son premier rapport fait au nom du comité de constitution sur l’organisation du pouvoir judiciaire, le 17 août 1789, présentait cette observation profonde :

« Tous ceux qui ont voulu changer l’esprit des nations se sont singulièrement attachés à organiser, au gré de leur dessein, le pouvoir judiciaire ; trop habiles pour en méconnaître l’influence, on les a vus, par la seule forme des jugements, selon qu’ils se proposaient le bien ou le mal des peuples, appeler les hommes à la liberté et à toutes les vertus qu’elle fait éclore, ou les contraindre à la servitude et à tous les vices qui l’accompagnent. »

Charles Comte a caractérisé la mesure avec une netteté expressive dans ses Considérations sur le pouvoir judiciaire, faisant justice de toutes les prétendues objections sur les inconvénients de l’élection des juges par le peuple : « C’est précisément, dit-il, parce que l’institution était bonne qu’elle a été supprimée. »

L’institution du jury a été dénaturée comme le reste. Aux termes de la constitution de 1791 tous les électeurs étaient jurés, et c’est là le caractère essentiel du jury, qui doit être composé de citoyens pris au hasard dans toutes les classes de la société.

La constitution de l’an VIII a livré le choix des jurés à l’arbitraire des préfets et des sous-préfets. La constitution de 1848, revenant aux principes, appela à être jurés tous les citoyens, âgés de trente ans et jouissant de leurs droits civils et politiques. Mais la loi du 4 juin 1853 a rendu la désignation des jurés à l’arbitraire administratif.

Une liste préparatoire de jurés est dressée dans chaque canton, par une commission composée du juge de paix du canton et des maires des communes du canton. Une seconde commission, composée du préfet et du sous-préfet, et de tous les juges de paix de l’arrondissement, choisit sur les listes préparatoires le nombre de jurés nécessaires pour former la liste d’arrondissement, conformément à la répartition établie par le préfet.

Peut-on dire que l’institution du jury existe vraiment avec un pareil système ?

Nous laissons à un magistrat illustre (Henrion de Pansey, De l’autorité judiciaire) le soin de faire la réponse : « Si une nation indifférente sur la liste de ses jurés en abandonnait la formation à la volonté d’un administrateur ; si cet administrateur était révocable, si la loi lui donnait le droit de choisir dans toutes les classes de la société, cette nation se tromperait fort si elle croyait avoir des jurés, dans la réalité elle n’aurait que des commissaires. »

Quelle garantie d’indépendance peuvent offrir ces jurés, surtout en matière politique ?

Il est fortement question en ce moment de restituer au jury la connaissance des délits de presse. Ce ne serait que justice. Car livrer les journalistes d’opposition à des juges nommés par le gouvernement c’est le renversement des lois les plus élémentaires de la justice.

Mais y aura-t-il quelque chose de changé si on fait juger les journalistes par des jurés, qui ne sont, suivant l’expression d’Henrion de Pansey, que des commissaires désignés par l’administration !

Il n’y aura ni liberté, ni justice en France tant qu’on n’aura pas réorganisé de fond en comble l’institution judiciaire tout entière, et toutes les lois partielles que l’on pourrait édicter ne feraient que rendre plus irrémédiable l’excès de l’injustice et de l’arbitraire, en entretenant dans le public l’illusion que la justice et la liberté existent à un degré quelconque dans nos institutions.


  1. Histoire des États-Unis, tome III, 18e leçon.
  2. Il n’appartient qu’aux lois, dit Beccaria, de fixer l’espace de temps que l’on doit employer à la recherche des preuves du délit. Si le juge avait ce droit, il serait législateur. » Le juge d’instruction a ce droit en France, et il peut prolonger aussi longtemps qu’il lui plaît la détention préventive d’un prévenu, sans encourir aucune responsabilité, alors même que l’innocence éclatante du détenu serait postérieurement reconnue et constatée.