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Le Parti socialiste/Livre IV/Chapitre 3

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A. Panis (p. 285-291).


CHAPITRE III


La fédération.


La formule nouvelle de la société ainsi régénérée et transformée sera la fédération, groupement libre des citoyens, suivant leurs intérêts et leurs affinités, ayant pour loi un contrat librement débattu et individuellement consenti par tous ceux qui y participeront.

Il faut refaire sur des bases nouvelles le pacte social. Rousseau a le premier entrevu l’idée du contrat social ; mais il y a cherché simplement la justification du régime autoritaire.

Il ne doit plus s’agir pour les citoyens de contracter avec le gouvernement, car nous avons vu que le gouvernement n’a plus de raison d’exister en dehors d’eux. Il ne s’agit pas non plus que les citoyens contractent entre eux pour établir un gouvernement.

Le contrat social est au contraire, dans sa signification la plus élevée, l’acte par lequel l’homme et l’homme reconnaissent leur mutuelle égalité et leur mutuelle capacité, abdiquant l’un à l’égard de l’autre toute prétention au gouvernement, et s’associent pour développer leurs forces productives et échanger des services.

La société devient ainsi une association libre au lieu d’être une hiérarchie, et le pouvoir collectif est employé non plus au gouvernement mais au développement commun.

L’idée de contrat est exclusive de celle de gouvernement. Il s’agit d’opposer la notion de la justice commutative à celle de la justice distributive.

Ces idées ont été remarquablement élucidées par Proudhon : « Ce qui caractérise le contrat, la convention commutative, c’est qu’en vertu de cette convention la liberté et le bien-être de l’homme augmentent, tandis que par l’institution d’une autorité l’un et l’autre nécessairement diminuent. Cela paraîtra évident si l’on réfléchit que le contrat est l’acte par lequel deux ou plusieurs individus s’obligent l’un envers l’autre et se garantissent réciproquement une certaine somme de produits, avantages, devoirs, etc., qu’ils sont en position de se procurer et de se rendre, se reconnaissant du reste parfaitement indépendants soit pour leur consommation, soit pour leur production. De gouvernants à gouvernés, au contraire, de quelque manière que soit constituée la représentation, la délégation ou la fonction gouvernante, il y a nécessairement aliénation d’une partie de la liberté et de la fortune des citoyens. Le contrat est donc essentiellement synallagmatique ; il n’impose d’obligation aux contractants que celle qui résulte de leur promesse personnelle de tradition réciproque ; il n’est soumis à aucune autorité extérieure : il fait seul la loi commune des parties ; il n’attend son exécution que de leur institution[1]. »

L’objet du nouveau contrat social devra être aussi strictement limité que l’objet de l’ancien contrat social était vaguement indéfini.

Proudhon définit ainsi le contrat fédératif : « Un contrat synallagmatique et commutatif pour un ou plusieurs objets déterminés, mais dont la condition essentielle est que les contractants se réservent toujours une part de souveraineté et d’autorité plus grande que celle qu’ils abandonnent. »

La liberté politique résultera de cette mutuelle garantie comme le reste, mais les intérêts économiques feront le principal objet des contrats de fédération. Il faudra distinguer ce qui est individuel et qui ne devra en aucune façon rentrer dans le contrat, ce qui est indivis, à propos de quoi il faudra stipuler les droits et la participation de chacun, et ce qui, pour le plus grand avantage réciproque, devra être mis en commun et être exploité en commun.

Ainsi se formeront des groupes fédératifs, se reliant les uns aux autres, et puisant dans leur solidarité une force qui les rende capables de défier toutes les hostilités et toutes les menaces ; mais dans l’objet restreint de leur institution ils n’absorberont plus l’homme tout entier et seront spéciaux à un certain avantage à réaliser ou à un certain but à atteindre.

Chaque individu pourra appartenir à plusieurs groupes, et des contrats pourront à leur tour survenir entre ces divers groupes.

Un arbitrage sera institué pour résoudre les difficultés qui pourraient se présenter sur l’interprétation et l’exécution du contrat.

Mais il ne faut pas oublier que le contrat étant essentiellement libre et volontaire, tout individu et tout groupe aura, en tout état de cause, le droit de se retirer et de refuser ses services, en renonçant pareillement, cela est bien entendu, à tout concours de la part de ses anciens associés ou fédérés.

L’idée de fédération politique a gagné beaucoup de terrain depuis quelque temps, et il a été parlé maintes fois parmi les démocrates d’une confédération européenne, autrement dit des États-Unis d’Europe. Mais sous cette désignation on ne paraît pas avoir jamais compris autre chose qu’une alliance entre tous les États, grands et petits, existant actuellement en Europe, sous la présidence permanente d’un congrès. On laisserait subsister toute l’ancienne, organisation politique avec le rouage autoritaire. Car, pour la plupart des démocrates, la république même n’est qu’un mot, et ils tournent ainsi toujours dans le cercle vicieux de la politique. Tous ceux qui nous ont suivi comprendront l’abîme qui existe entre cette idée et la nôtre.

D’autre part, l’idée de fédération est suspecte au parti révolutionnaire, parce qu’elle a souvent servi dans le passé et qu’elle sert encore dans le présent à couvrir certaines menées réactionnaires. Il est certain d’ailleurs que, tant que subsiste la lutte, une grande cohésion doit subsister entre tous les combattants, et l’unité devient l’emblème même de la solidarité.

Mais la fédération n’est indiquée ici que comme la formule de réorganisation, lorsque la révolution sera achevée, lorsque les idées de patrie et de nationalité auront disparu avec la distinction des classes et l’antagonisme des peuples.

À ce point de vue, elle est au fond de tous les systèmes socialistes, au fond de la commune des communistes, de la phalange des phalanstériens.

Il s’agit d’opposer un gouvernement naturel et spontané aux gouvernements arbitraires qui jusqu’ici ont maintenu les antagonismes dans le monde, parce qu’ils reposent précisément sur ces antagonismes, parce qu’ils puisent dans la perpétuation de ces antagonismes leur principale et leur unique raison d’être.

Le groupement fédératif, reposant sur l’idée de contrat, qui implique le libre consentement et la complète réciprocité des contractants, représente la formule sociale la plus parfaite ; car, faisant définitivement justice de tous les préjugés autoritaires et de toutes les compétitions gouvernementales, elle consacre la liberté et l’égalité de tous les citoyens, en même temps qu’elle assigne pour objet à leur association le plus grand développement de leurs facultés et l’universalisation du bien-être.

Proudhon a pu dire, sans exagération, que « l’idée de fédération est certainement la plus haute à laquelle se soit élevé jusqu’ici le génie politique ». C’était aussi l’opinion de Montesquieu, et nous ne pouvons mieux terminer qu’en plaçant sous la protection de ce grand génie l’idée qui doit être le couronnement de notre programme socialiste :

« Il y a grande apparence, dit Montesquieu (Esprit des lois, liv. IX, chap. 1), que les hommes auraient été à la fin obligés de vivre toujours sous le gouvernement d’un seul, s’ils n’avaient imaginé une manière de constitution qui a tous les avantages intérieurs du gouvernement républicain et la force extérieure du gouvernement monarchique. Je parle de la république fédérative.

« Cette forme de gouvernement est une convention par laquelle plusieurs corps politiques consentent à devenir citoyens d’un État plus grand qu’ils veulent former ; c’est une société de sociétés, qui en font une nouvelle qui peut s’agrandir par de nouveaux associés, jusqu’à ce que sa puissance suffise à la sûreté de ceux qui se sont unis.

« Cette sorte de république, capable de résister à la force extérieure, peut se maintenir dans sa grandeur sans que l’intérieur ne se corrompe, La forme de cette société prévient tous ses inconvénients. »

  1. Idée générale de la Révolution au XIXe siècle.