Le Pays des fourrures/Partie 2/Chapitre 19

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Hetzel (p. 372-380).

CHAPITRE XIX.

la mer de behring.


Ainsi, l’île, poussée par la banquise, avait, sous une vitesse excessive, reculé jusque dans les eaux de la mer de Behring, après avoir passé le détroit sans se fixer à ses bords ! Elle dérivait, pressée par cette irrésistible barrière qui prenait sa force dans les profondeurs du courant sous-marin ! La banquise la repoussait toujours vers ces eaux plus chaudes qui ne pouvaient tarder à se changer en abîme pour elle ! Et l’embarcation, écrasée, était hors d’usage !

Lorsque Mrs. Paulina Barnett eut entièrement repris l’usage de ses sens, elle put en quelques mots raconter l’histoire de ces soixante-quatorze heures passées dans les profondeurs de la maison engloutie. Thomas Black, Madge, la jeune Esquimaude avaient été surpris par la brusquerie de l’avalanche. Tous s’étaient précipités à la porte, aux fenêtres. Plus d’issue ! la couche de terre ou de sable, qui s’appelait un instant auparavant le cap Bathurst, recouvrait la maison entière. Presque aussitôt, les prisonniers purent entendre le choc des glaçons énormes que la banquise projetait sur la factorerie.

Un quart d’heure ne s’était pas écoulé, et déjà Mrs. Paulina Barnett, son compagnon, ses deux compagnes sentaient la maison, qui résistait à cette épouvantable pression, s’enfoncer dans le sol de l’île. La base de glace s’effondrait ! L’eau de la mer apparaissait.

S’emparer de quelques provisions demeurées dans l’office, se réfugier dans le grenier, ce fut l’affaire d’un instant. Cela se fit par un vague instinct de conservation. Et cependant, ces infortunés pouvaient-ils garder une lueur d’espoir ? En tout cas, le grenier semblait devoir résister, et il était probable que deux blocs de glace, s’arc-boutant au-dessus du faîte, l’avaient sauvé d’un écrasement immédiat.

Pendant qu’ils étaient emprisonnés dans ce grenier, ils entendaient au-dessus d’eux les énormes débris de l’avalanche qui tombaient sans cesse. Au-dessous, l’eau montait toujours. Écrasés ou noyés !

Mais par un miracle, on peut le dire, le toit de la maison, supporté sur ses solides fermes, résista, et la maison elle-même, après s’être enfoncée à une certaine profondeur, s’arrêta, mais alors l’eau dépassait d’un pied le niveau du grenier.

Mrs. Paulina Barnett, Madge, Kalumah, Thomas Black, avaient dû se réfugier jusque dans l’entrecroisement des fermes. C’est là qu’ils restèrent pendant tant d’heures. La dévouée Kalumah s’était faite la servante de tous, et portait à travers la nappe d’eau la nourriture à l’un et à l’autre. Il n’y avait rien à tenter pour le salut ! Le secours ne pouvait venir que du dehors !

Situation épouvantable. La respiration était douloureuse dans cet air comprimé, qui, bientôt désoxygéné et chargé d’acide carbonique, devint à peu près irrespirable… Quelques heures encore d’emprisonnement dans cet étroit espace, et le lieutenant Hobson n’eût plus trouvé que les cadavres des victimes !

En outre, aux tortures physiques s’étaient jointes les tortures morales. Mrs. Paulina Barnett avait à peu près compris ce qui s’était passé. Elle avait deviné que la banquise s’était jetée sur l’île, et aux bouillonnements de l’eau qui grondait sous la maison, elle sentait bien que l’île dérivait irrésistiblement vers le sud. Et voilà pourquoi, dès que ses yeux se rouvrirent, elle regarda autour d’elle, et prononça ces mots, que la destruction de la chaloupe rendait si terribles en cette circonstance :

« La mer ! la mer ! »

Mais, en ce moment, tous ceux qui l’entouraient ne voulaient voir, ne voulaient comprendre qu’une chose, c’est qu’ils avaient sauvé celle pour laquelle ils eussent donné leur vie, et, avec elle, Madge, Thomas Black, Kalumah. Enfin, et jusqu’alors, malgré tant d’épreuves, tant de dangers, pas un de ceux que le lieutenant Jasper Hobson avait emmenés dans cette désastreuse expédition ne manquait encore à l’appel.

Mais les circonstances allaient devenir plus graves que jamais et hâter sans nul doute la catastrophe finale dont le dénouement ne pouvait être éloigné.

Le premier soin du lieutenant Hobson, pendant cette journée, fut de relever la situation de l’île. Il ne fallait plus songer à la quitter, puisque la chaloupe était détruite, et que la mer, libre enfin, n’offrait pas un point solide autour d’elle. En fait d’icebergs, il ne restait plus que ce reste de banquise, dont le sommet venait d’écraser le cap Bathurst, mais dont la base, profondément immergée, poussait l’île vers le sud.

En fouillant les ruines de la maison principale, on avait pu retrouver les instruments et les cartes de l’astronome que Thomas Black avait tout d’abord emportés avec lui, et qui n’avaient point été brisés fort heureusement. Le ciel était couvert de nuages, mais le soleil apparaissait parfois, et le lieutenant Hobson put prendre hauteur en temps utile et avec une approximation suffisante.

De cette observation, il résulta que, ce jour même, 12 mai, à midi, l’île Victoria occupait en longitude 168° 12′ à l’ouest du méridien de Greenwich, et en latitude 63° 27′. Le point, rapporté sur la carte, se trouvait être par le travers du golfe Norton, entre la pointe asiatique de Tchaplin et le cap américain Stephens, mais à plus de cent milles de l’une et de l’autre côte.

« Il faut donc renoncer à atterrir sur le continent ? dit alors Mrs. Paulina Barnett.

Il observait l’état de la mer…

— Oui, madame, répondit Jasper Hobson, tout espoir est fermé de ce côté. Le courant nous porte au large avec une extrême vitesse, et nous ne pouvons compter que sur la rencontre d’un baleinier qui passerait en vue de l’île.

— Mais, reprit la voyageuse, si nous ne pouvons atterrir au continent, pourquoi le courant ne nous porterait-il pas sur une des îles de la mer de Behring ? »

C’était encore là un frêle espoir, et ces désespérés s’y accrochèrent, comme l’homme qui se noie à la planche de salut. Les îles ne manquaient pas à ces parages de la mer de Behring, Saint-Laurent, Saint-Mathieu, Nouniwak, Saint-Paul, Georges, etc. Précisément, l’île errante n’était pas très éloignée de Saint-Laurent, assez vaste terre entourée d’îlots, et, en tout cas, si on la manquait, il était permis d’espérer que ce semis des Aléoutiennes qui ferme la mer de Behring au sud, l’arrêterait dans sa marche.

Oui, sans doute ! l’île Saint-Laurent pouvait être un port de salut pour les hiverneurs. S’ils le manquaient, Saint-Mathieu et tout ce groupe d’îlots dont il forme le centre se trouveraient peut-être encore sur leur passage. Mais ces Aléoutiennes, dont plus de huit cents milles les séparaient, il ne fallait pas espérer les atteindre. Avant, bien avant, l’île Victoria, minée, dissoute par les eaux chaudes, fondue par ce soleil qui s’avançait déjà dans le signe des Gémeaux, serait abîmée au fond de la mer !

On devait le supposer. En effet, la distance à laquelle les glaces se rapprochent de l’Équateur est très variable. Elle est plus courte dans l’hémisphère austral que dans l’hémisphère boréal. On les a rencontrées quelquefois par le travers du cap de Bonne-Espérance, soit au trente-sixième parallèle environ, tandis que les icebergs qui descendent la mer Arctique n’ont jamais dépassé le quarantième degré de latitude. Mais la limite de fusion des glaces est évidemment liée à l’état de la température, et elle dépend des conditions climatériques. Par des hivers prolongés, les glaces persistent sous des parallèles relativement bas, et c’est tout le contraire avec des printemps précoces.

Or, précisément, cette précocité de la saison chaude, en cette année 1861, devait promptement amener la dissolution de l’île Victoria. Déjà ces eaux de la mer de Behring étaient vertes et non plus bleues, comme elles le sont aux approches des icebergs, suivant la remarque du navigateur Hudson. On devait donc, à tout moment, redouter une catastrophe, maintenant que la chaloupe n’existait plus.

Jasper Hobson résolut d’y parer en faisant construire un radeau assez vaste pour porter toute la petite colonie, et qui pût naviguer, tant bien que mal, vers le continent. Il fit réunir les bois nécessaires à la construction d’un appareil flottant sur lequel on pourrait tenir la mer sans crainte de sombrer. Après tout, les chances de rencontre étaient possibles à une époque où les baleiniers remontent vers le nord à la poursuite des baleines. Mac Nap eut donc mission d’établir un radeau large et solide, qui surnagerait au moment où l’île Victoria s’engloutirait dans la mer.

Mais auparavant, il était nécessaire de préparer une demeure quelconque qui pût abriter les malheureux habitants de l’île. Le plus simple parut être de déblayer l’ancien logement des soldats, annexe de la maison principale, dont les murs pourraient encore servir. Tous se mirent résolument à l’ouvrage, et en quelques jours on put se garder contre les intempéries d’un climat très capricieux, que les rafales et les pluies attristaient fréquemment.

On pratiqua aussi des fouilles dans la maison principale, et on put extraire des chambres submergées nombre d’objets plus ou moins utiles, des outils, des armes, de la literie, quelques meubles, les pompes d’aération, le réservoir à air, etc.

Dès le lendemain de ce jour, le 13 mai, on avait dû renoncer à l’espoir de dériver sur l’île Saint-Laurent. Le point de relèvement indiqua que l’île Victoria passait fort à l’est de cette île ; et, en effet, les courants, ne viennent généralement point butter contre les obstacles naturels ; ils les tournent plutôt, et le lieutenant Hobson comprit bien qu’il fallait renoncer à l’espoir d’atterrir de cette façon. Seules, les îles Aléoutiennes, tendues comme un immense filet semi-circulaire sur un espace de plusieurs degrés, auraient pu arrêter l’île, mais, on l’a dit, pouvait-on espérer de les atteindre ? L’île était emportée avec une extrême vitesse, sans doute, mais n’était-il pas probable que cette vitesse diminuerait singulièrement, lorsque les icebergs qui la poussaient en avant se détacheraient par une raison quelconque, ou se dissoudraient, eux qu’une couche de terre ne protégeait pas contre l’action des rayons du soleil ?

Mrs. Paulina Barnett sanglotait !

Le lieutenant Hobson, Mrs. Paulina Barnett, le sergent Long et le maître charpentier causèrent souvent de ces choses, et, après mûres réflexions, ils furent de cet avis que l’île ne pourrait, en aucun cas, atteindre le groupe des Aléoutiennes, soit que sa vitesse diminuât, soit qu’elle fût rejetée hors du courant de Behring, soit enfin qu’elle fondît sous la double influence combinée des eaux et du soleil.

Le 14 mai, maître Mac Nap et ses hommes s’étaient mis à l’ouvrage et avaient commencé la construction d’un vaste radeau. Il s’agissait de maintenir cet appareil à un niveau aussi élevé que possible au-dessus des flots, afin de le soustraire au balayage des lames. C’était là un gros ouvrage, mais devant lequel le zèle de ces travailleurs ne recula pas. Le forgeron Raë avait heureusement retrouvé, dans un magasin attenant au logement, une grande quantité de ces chevilles de fer qui avaient été apportées du fort Reliance, et elles servirent à fixer fortement entre elles les diverses pièces qui formaient les bâtis du radeau.

Quant à l’emplacement sur lequel il fut construit, il importe de le signaler. Ce fut d’après l’idée du lieutenant que Mac Nap prit les mesures suivantes. Au lieu de disposer les poutres et poutrelles sur le sol, le charpentier les établit immédiatement à la surface du lagon. Les diverses pièces, taraudées et mortaisées sur la rive, étaient ensuite lancées isolément à la surface du petit lac, et là on les ajustait sans peine. Cette manière d’opérer présentait deux avantages : 1° le charpentier pourrait juger immédiatement du point de flottaison et du degré de stabilité qu’il convenait de donner à l’appareil ; 2° lorsque l’île Victoria viendrait à se dissoudre, le radeau flotterait déjà et ne serait point soumis aux dénivellements, aux chocs même que le sol disloqué pouvait lui imprimer à terre. Ces deux raisons, très sérieuses, engagèrent donc le maître charpentier à procéder comme il est dit.

Pendant ces travaux, Jasper Hobson, tantôt seul, tantôt accompagné de Mrs. Paulina Barnett, errait sur le littoral. Il observait l’état de la mer et les sinuosités changeantes du rivage que le flot rongeait peu à peu. Son regard parcourait l’horizon absolument désert. Dans le nord, on ne voyait plus aucune montagne de glace se profiler à l’horizon. En vain cherchait-il comme tous les naufragés, ce navire « qui n’apparaît jamais ! » La solitude de l’Océan n’était troublée que par le passage de quelques souffleurs, qui fréquentaient les eaux vertes où pullulent ces myriades d’animalcules microscopiques dont ils font leur unique nourriture. Puis c’étaient aussi des bois qui flottaient, des essences diverses arrachées aux pays chauds, et que les grands courants du globe entraînaient jusque dans ces parages.

Un jour, le 16 mai, Mrs. Paulina Barnett et Madge se promenaient ensemble sur cette partie de l’île comprise entre le cap Bathurst et l’ancien port. Il faisait un beau temps. La température était chaude. Depuis bien des jours déjà, il n’existait plus trace de neige à la surface de l’île. Seuls, les glaçons que la banquise y avait entassés dans sa partie septentrionale rappelaient l’aspect polaire de ces climats. Mais ces glaçons se dissolvaient peu à peu, et de nouvelles cascades s’improvisaient chaque jour au sommet et sur les flancs des icebergs. Certainement, avant peu, le soleil aurait fondu ces dernières masses agglomérées par le froid.

C’était un curieux aspect que celui de l’île Victoria ! Des yeux moins attristés l’eussent contemplé avec intérêt. Le printemps s’y déclarait avec une force inaccoutumée. Sur ce sol, ramené à des parallèles plus doux, la vie végétale débordait. Les mousses, les petites fleurs, les plantations de Mrs. Joliffe se développaient avec une véritable prodigalité. Toute la puissance végétative de cette terre, soustraite aux âpretés du climat arctique, s’épanchait au-dehors, non seulement par la profusion des plantes qui s’épanouissaient à sa surface, mais aussi par la vivacité de leurs couleurs. Ce n’étaient plus ces nuances pâles et noyées d’eau, mais des tons colorés, dignes du soleil qui les éclairait alors. Les diverses essences, arbousiers ou saules, pins ou bouleaux, se couvraient d’une verdure sombre. Leurs bourgeons éclataient sous la sève échauffée à de certaines heures par une température de soixante-huit degrés Fahrenheit (20° centigr. au-dessus de zéro). La nature arctique se transformait sous un parallèle qui était déjà celui de Christiana ou de Stockholm, en Europe, c’est-à-dire celui des plus verdoyants pays des zones tempérées.

Mais Mrs. Paulina Barnett ne voulait pas voir ces avertissements que lui donnait la nature. Pouvait-elle changer l’état de son domaine éphémère ? Pouvait-elle lier cette île errante à l’écorce solide du globe ? Non, et le sentiment d’une suprême catastrophe était en elle. Elle en avait l’instinct, comme ces centaines d’animaux qui pullulaient aux abords de la factorerie. Ces renards, ces martres, ces hermines, ces lynx, ces castors, ces rats musqués, ces visons, ces loups même que le sentiment d’un danger prochain, inévitable, rendaient moins farouches, toutes ces bêtes se rapprochaient de plus en plus de leurs anciens ennemis, les hommes, comme si les hommes eussent pu les sauver ! C’était comme une reconnaissance tacite, instinctive, de la supériorité humaine, et précisément dans une circonstance où cette supériorité ne pouvait rien !

Non ! Mrs. Paulina Barnett ne voulait pas voir toutes ces choses, et ses regards ne quittaient plus cette impitoyable mer, immense, infinie, sans autre horizon que le ciel qui se confondait avec elle !

« Ma pauvre Madge, dit-elle un jour, c’est moi qui t’ai entraînée à cette catastrophe, toi, qui m’as suivie partout, toi, dont le dévouement et l’amitié méritaient un autre sort ! Me pardonnes-tu ?

— Il n’y a qu’une chose au monde que je ne t’aurais pas pardonnée, ma fille, répondit Madge. C’eût été une mort que je n’eusse pas partagée avec toi !

— Madge ! Madge ! s’écria la voyageuse, si ma vie pouvait sauver celle de tous ces infortunés, je la donnerais sans hésiter !

— Ma fille, répondit Madge, tu n’as donc plus d’espoir ?

— Non !… » murmura Mrs. Paulina Barnett en se cachant dans les bras de sa compagne.

La femme venait de reparaître un instant dans cette nature virile ! Et qui ne comprendrait un moment de défaillance en de telles épreuves !

Mrs. Paulina Barnett sanglotait ! Son cœur débordait. Des larmes s’échappaient de ses yeux.

« Madge ! Madge ! dit la voyageuse en relevant la tête, ne leur dis pas, au moins, que j’ai pleuré !

— Non, répondit Madge. D’ailleurs, ils ne me croiraient pas. C’est un instant de faiblesse ! Relève-toi, ma fille, toi, notre âme à tous, ici ! Relève-toi et prends courage !

— Mais tu espères donc encore ? s’écria Mrs. Paulina Barnett, regardant dans les yeux sa fidèle compagne.

— J’espère toujours ! » répondit simplement Madge.

Et cependant, aurait-on pu conserver encore une lueur d’espérance, lorsque, quelques jours après, l’île errante, passant au large du groupe de Saint-Mathieu, n’avait plus une terre où se raccrocher sur toute cette mer de Behring !