Le Paysan et la paysane pervertis/Tome 1/31.me Lettre

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31.me) (Le Même, au Même.

[Il eſt detrompé fur le compre de Tiénnette, ét reconnaît qu’elle n’eſt pas Celle qu’il a-vue avec ſon Maître ſous les habits de cette Fille]

1750.
23 octobre.


Heureus Aîné ! la reſpectable Fanchon-Berthier te met à l’abri des perils gue je viéns de courir, ét dont je friſſonne encore. Hièr, à ſix-heures j’ai-été à Arquebuse. J’y-ai-trouvé le Jeune-homme ou plutôt Tiénnette. L’air morne, l’œil égaré, je m’avançais, environé d’un nuage de honte, ſans rién voir, ſans rién-entendre. Elle m’a-touché ſur le bras en-ſouriant : — Quoi ! tant d’abbatement pour la perte d’un Objet que vous n’aimez pas -! (m’a-t-elle-dit). Je l’ai-regardée avec ſurprise ! — Non, vous ne l’aimez pas (a-t-elle-repris) ; ſa jeuneſſe ét ſa coquetterie vous éblouiſſaient ; voila tout. Crayez-moi, Edmond, vous aimez ailleurs… Venez qu’on vous parle en-ſûreté ; paſſons derrière cette double haie ; nous n’y-ſerons-point-interrompus… J’ai-lu dans votre cœur, Edmond ; il y-a longtemps que vous êtes refraidi pour moi. Vous avez-conçu des ſoupçons injurieus : mais mon ſeul interêt n’Aurait-jamais-pu m’engajer à les diſſiper, ni à vous raconter un tiſſu de ſcelerateſſes ét d’infamies… Il faut prendre les choses à leur origine.

» Je ſuis d’Avalon comme vous ſavez. Lorſque le Père de m.r Loiseau, quitta Clameci pour ſe-fixer dans notre Ville, il avait deux deux Fils ét une Fille : cette Dernière devint mon amie, ét fut la cause de tous les desagremens que j’ai-éprouvés. En-voyant tous les jours la Sœur, je ne tardai pas à devenir familière avec le Frère-aîné : Ce Jeune-homme avait-reçu la meilleure éducation ; il avait-toujours-vecu dans le grand-monde, ſoit à Dijon, ſoit à Paris : malgré ſa jeuneſſe, il avait-été precepteur du Fils d’un President de la première de ces deux Villes : mais ſon Élève mourut, ét il revint à la maison paternelle. Un caractère plein de douceur, un cœur ſenſible, des mœurs pures le diſtinguaient des autres Jeunes gens ; mon Père ét ma Mère l’accueillirent : mais dans le temps où nos cœurs étaient-deja-liés, ſans que nous y-euſſions-ſongé, Therèse-Loiseau eut une faibleſſe deshonorante avec un Commis aux-Aides. C’était un Libertin, mais riche ét de bonne-famille, qui ſ’éloigna, dès qu’il ſut l’état de ſa credule Amante. Vous ſavez comme on eſt dans nos petites Villes. Mes Parens, ét ſurtout mon Père, me-defendirent de voir quî que ce fût de cette Famille. Je l’avoûrai, à ma honte, je ne me-ſentis pas la force d’obeir : l’on en-eut chés nous quelques ſoupçons, ét l’on ſe-determina, fans m’en-prevenir, à me-marier avec le Premier qui me-demanderait. Je ne voulais être à Perſone ; mais quand j’aurais-été-plus-diſposée à la ſoumiſſion, ce futle plus-haïſſable des Hommes, dejarefusé par moi, qui ſe presenta. Je l’appris indirectement, ét je resolus de fuir ; non pour me-donner à m.r Loiseau, mais pour éviter d’être à Ce-que-j’abhorrais : loin d’y-applaudir, mon Amant combattit d’abord ma resolution, ét ne ſe rendit qu’à la neceſſité,

» Après avoir-quitté la maison de mon Père, je demeurai huit jours dans un Village écarté, où je feignis d’être-malade : j’attendais, pour en-partir, le ſignal que m.r Loiseau devait me-donner, que Ceux qui avaient-ſuivi mes traces, étaient de-retour. Lorſque j’arrivai dans cette Ville, j’étais inconnue à tout le monde, comme tout le monde m’y-était-inconnu. Je deſcendis à une hôtellerie obſcure, dont le Maitre, nommé Tourangeot, y avait-été tartare dans les Troupes, puis domeſtiq de m.r Parangon, qui l’avait-toujours beaucoup-aimé : je n’en-doute pas ; car pour ſingulière preuve d’affection, il lui avait-fait-épouser une Servante, qu’il avait-ſeduite ét rendue mére avant ſon mariage. Je dis à l’Hôteſſe (cette même Famme qui avait-appartenu à m.r Parangon), que je venais pour entrer en-ſervice. Dès que je lui eus-fait cette confidence, que mes habits ét ma façon n’annonçaient guère, on prit avec moi un air fort-libre. Le ſoir, je voulus me-coucher de bonne-heure ; l’Hôteſſe me-dit d’attendre unpeu, que je ſouperais avec eux : Je ne voyais point d’Étrangers ; j’y-conſentis ſans-peine. Mais comme on alait ſe-mettre-à-table, je vis entrer un Homme de la Ville, qu’on accueillit beaucoup. Il dit qu’il ſerait des nôtres, ét ſa place fut à-côté de moi. Je ne tardai pas à m’apercevoir qu’on me-prenait pour une Jeune-avanturière ; je fus penetrée de confusion ; ét dès que j’entendis commencer les propos-libres, je voulus me-lever, pour me-retirer. M.r Parangon (car c’était lui) me-prit entre ſes bras pour me-retenir. Je me-debatis avec tant de courage, que je m’échappai, ét que j’évitai ſes impudentes careſſes. Jugez dans quel embarras je me-trouvais ! L’Hôte ét l’Hôteſſe me tournaient-en-ridicule ſur mes craintes ét mon humeur ſauvage ; ils ajoutaient groſſièrement, que je n’avais-pas-l’air d’avoir-toujours-êté ſi-farouche ; qu’aureſte, on ne me dirait plus rién. Je demandai ma chambre en-pleurant. Je crus-entrevoir que m.r Parangon fesait-ſigne, qu’on pouvait m’y-conduire. Je tremblais dans cette maudite maison. Heureusement on m’avait-donné, pour m’éclairer, une lampe remplie d’huile ; je resolus de veiller toute la nuit, ét de me-barricader dans ma chambre. La precaution n’était pas inutile. Sur les onze-heures-du-ſoir, j’entendis un bruit ſourd à la ruelle de mon lit, Je reculai de frayeur : mais enſuite n’entendant plus rién, j’eus le courage d’y-aler, pour me-raſſurer par mes ïeus. En-tirant un rideau, je me-ſentis ſaisie par des bras vigoureus, ét la lampe me-tomba des mains. Je pouffai un cri perçant ; rién n’arrêta le Miserable, qui me porta ſur le lit, où par les violences les plus indignes, il ſ’efforça de laſſer ma resiſtance. Dans cet inſtant, on frappa rudement à la porte ordinaire de la chambre : le Brutal qui me tenait ſ’enſuit par la porte-derobée qui était à la ruelle. J’étais-ſi-épuisée, qu’à-peine je pouvais me-mettre à mon ſeant. Ce fut ce qui me ſauva. J’eus le temps de reflechir. Mon premier ſoin fur de fermer le verrou que je trouvai à la porte ſecrette : enſuite, je declarai que je n’ouvrirais à Qui-que-ce-füt, que je n’aperçuſſe le jour, puiſque le Scelerat qui m’avait-inſultée venait de fuir, ét que j’avais-pourvu à ma ſûreté, enefermant les portes en-dedans. On fut quelque temps ſans me repondre, ét je crus entendre deux Perſones qui chuchetaient : enfin l’Hôteſſe éleva la voix, pour me-demander, ſi je rêvais, ou fi mes terreurs étaient-reelles ? elle m’exhorta ſerieusement à dormir ; ét ſe-retira. Il ne m’arriva rién le reſte de la nuit. Le lendemain, je deſcendis ſur les huit-heures, lorſque j’entendis le monde de la maison ſur-piéd. Je demandai à payer, pour changer de logis L’Hôteſſe me fit des excuses ; elle me dit, que tout ce qu’on en-avait-fait, n’avait-été que pour m’éprouver ; qu’elle voyait bién que j’étais vraiment une honnête-fille, ét que pour me convaincre qu’elle était auſſi une honnête-famme, ét detruire les impreſſions fâcheuses de la nuit, elle alait me procurer une condition ; ce qu’elle n’aurait-pas-osé faire la veille, — Et afin que vous n’ayiez auqu’une defiance (ajouta-t-elle), voici l’adreſſe ; alez vous-presenter à la Dame ; informez-vous auparavant de ſa renommée à toute la Ville, fi vous voulez, ét vous verrez ce qu’on vous en-dira-. Je pris l’adreſſe, ét j’eus lieu d’être-ſatiſfaite de mes informations ; deſorte-que mon ſejour dans cette maison, qui devait me perdre, fit tout le contraire. Je me-presentai chés m.me Parangon ; il lui falait une Fille ; la conduite de ſon Mari venait de l’obliger à renvoyer Celle qui me-precedait ; je lui convins : mais elle m’a-dit depuis, qu’elle ne m’arrêta qu’en-tremblant. Voila quelle eſt la première Partie de mon Hiſtoire. Je paſſe à la ſeconde.

» Mon étonnement ne fut pas mediocre, lorſque je ſervis à-table, de trouver dans le Maitre-de-la-maison, ce même Bourgeois avec lequel j’avais-ſoupé la veille dans une taverne. Je ne ſavais encore rièn deguiser ; ét dans le premier mouvement de ma frayeur, Je crus devoir tout conter en-particulier à ma Jeune-maitreſſe. Cette vertueuse Famme me-repondit : — Mon Enfant, il faut être plus-prudente : on ne doit pas tout dire ; vous auriez-pu vous conduire ici avec ſageſſe, ét me-laiſſer ignorer les écarts de mon Mari : mals puiſque le mal eft-fait, il ne ſ’agit plus que d’en-tirer tout l’avantage que je pourrai : Je compte ſur vous, Tiénnette : vous m’avez-tout-d’un-coup-paru honnête, ét mieus-élevée que les Filles de votre état ; j’en-attens plûs auſſi ; tâchez d’être longtemps avec moi : je n’aurais-connu qu’une ſeule Perſone pour me-ſervir, ſi l’on ne m’avait-donné que des ſujets de plaintes ordinaires… Vous êtes-aimable, Tiénnette ; je me-promets beaucoup de plaisir à vous avoir, ét je tâcherai qu’il ſoit reciproq-… Tant de raison ét de bonté me-penetra ; je pris une de ſes mains, je la baisai, mes larmes coulèrent. — Mais, ma Fille, me dit-elle, je ne fais que penſer ! ſerait-ce donc vous qui ſeriez… J’ai un preſentiment que vous êtes-digne de toute mon amitié : mais connaiſſons-nous auparavant toutes deux ; la prudence le demande. Elle me quitta, parcequ’il lui vint du monde. Et lorſqu’enſuite je fus ſeule avec elle, cette Famme incomparable, qui avait-entendu-parler de mon avanture, ét qui m’avait-à-demi-reconnue, ne me-fit pas une ſeule queſtion pour achever de ſ’inſtruire.

Quelques jours ſe-paſſèrent, ſans que m.r Parangon parût faire attention à moi. Ce calme apparent ne dura pas. Un-jour que Madame dinait chés ſa Tante-Canon, il vint me-trouver dans l’appartement de ſa Famme, Il employa d’abord les promeſſes les plus-ſeduisantes, ét des ofres avantageuses : enſuite il me-dit, que ſi je changeais ſon amour en-haîne, à-force de refus, je pourrais--bién m’en-repentir. Je repondis, que je ne craignais rién, en-fesant mon devoir. Depuis qu’il était-entré, j’avais-toujours-eu les ïeus ſur la porte, afin de m’eſquiver ; mais ſa position me-fermait le paſſage. Enfin, dans un mouvement qu’il fit, pour venir plus-prés de moi, je reüſſis à m échapper, ét je reſtai dans le ſalon, où tout le monde paſſe, juſqu’au retour de Madame. Il était furieus contre moi ; car je ne voulus pas executer quelques ordres qu’il me-donna[1], ét qui m’exposaient à retomber entre ſes mains. Il ſ’en-plaignit à ſa Famme, lorſqu’elle fut de-retour : ma Maîtreſſe feignit beaucoup d’étonnement, me-gronda unpeu, ét le pria de me pardonner. Mais dès que nous fumes ſeules, elle me-dit : — Je vois tout, ma Fille ; tu es-faite pour moi : ne m’apprens rién de m.r Parangon ; mais parle-moi de toi-même : Qui ſont tes Parens -? Je rougis à cette queſtion, — Crains-tu (me-dit-elle) de me confier tes ſecrets ? — Moi, madame ! (lui repondis-je ) ah ! vous alez tout ſavoir-. Effectivement, je lui avouai tout ce que je viéns de vous raconter à vous-même. Elle blâma la hardieſſe ét l’inconſideration de ma demarche, d’avoir, à mon âge, quitté mes Parens, pour venir ſervir ; mais ce fut avec tant de reserve, que je ſentis bién plûs ſa bonté que mes torts, Je lui montrai une Lettre de m.r Loiseau, qui devait arriver dans quelques jours, de l’aveu de ſes Parens, avec toutes les precaucions neceſſaires pour ne donner aucun ſoupçon de notre intelligence. — C’eſt dorenavant, ma Fille (me-dit m.me Parangon), que tu me prouveras que tu es-digne de mon eſtime, en-ne voyant jamais ton Amant ſeule-à-ſeul ; il faut t’y-engajer ici -? Je n’hesitai pas à le promettre ; ét je n’y-ai-manqué qu’une ſeule-fois, ét dans une occasion où des raisons importantes m’y-obligèrent ; ce ne fut pas même une entrevue : puiſque je ne lui dis qu’un mot, pour le preſſer de venir ſur-le-champ dans une maison où ſa presence était-neceſſaire, M.r Loiseau arriva donc : ma Maitreſſe le vit, ét elle approuva mon chois ; elle fit plûs, elle ſe-chargea de tranquiliser mes Parens, en-leur-marquant, que j’étais dans une maison honnête, dont la Maitreſſe, devenue mon amie, ſerait une caution ſuffisante de ma conduite, dés que cette Dame voudrait ſe-faire-connaître. J’ajoutai de ma main quelques lignes à cette Lettre ; je leur demandai mille pardons de ma fauſſe demarche, ét je leur promis devant Dieu, de ne jamais rién-faire-d’indigne de leur ſang, ni de l’éducation quíls m’avaient-donnée. J’appris de m.r Loiseau que mes Parens avaient-montré cet Écrit à tout le monde, ét qu’il avait-beaucoup-dimnué l’amertume de leur douleur.

» Ce fut dans ces circonſtances que la mort d’un Parent fort-riche, dont elle eſt unique heritière, obligea Madame d’aler à Paris. Dès qu’elle eut-reçu la nouvelle de cette mort, elle m’appela : — Mon Enfant, me dit-elle, il ne ſerait-pas-prudent de laiſſer un tendre Agneau ſous la dent du Loup affamé : je vas partir, comment ferons-nous ? Si je t’enmène, il en-connaîtra le motif : ſi je te laiſſe, je t’expose : je voudrais bién trouver un biais pour ne point marquer de defiance, ét cependant te mettre à-couvert ? Elle reflechit un-moment : — Je crais l’avoir-trouvé (ajouta-t-elle) ; ma Cousíne Manon eſt une Fille ſenſée, quoique fort-jeune, ét qui ſait mener leſtement mon Mari, lorſqu’il l’avise de ſ’émanciper ; je vais l’engajer à tenir ma place durant mon abſence ; vous-ne-vous-quitterez jamais ; ét m.r Parangon n’osera manquer ni à l’Une ni à l’Autre… Je menagerai tout par-là… Oui (pourſuivit-elle), ce parti eſt ſeul le raisonnable ; me voila preſque tranquile. Manon eft unpeu haute ; tu pourras en-avoir quelque-chose à ſouffrir… Je lui dirais bién deux mots à ton occasion ; mais gardons nous-mêmes nos ſecrets ; dans la position où tu es, les bonnes-façons trop-marquées ſeraient-dangereuses, parcequ’elles feraien-faire attention à toi-. Tout ſ’executa comme Madame l’avait-projeté.

» Ma reſpectable Amie partit. Que je la pleurai !… M.lle Manon me-fit pafſablement d’amitiés les premiers jours, ét nous étions inſeparables : mais inſenfiblement, je la vis changer, ét ſe-refraidir ; elle commença de me laiſſer ſeule, contre ſes promeſſes à Madame. Un jour m.r Parangon en-profita pour me renouveler ſes infames propositions ; il osa m’enfermer, ét ſe-permettre des diſcours libres, qu’il me-forçait d’entendre : car je ne ſais à quel propos, il ala me-dire que l’Homme qui m’avait-tourmentée dans l’auberge, ne cherchait qu’à lui procurer un triomfe facile ; ét que ſi J’avais-ouvert, lorſqu’on avait-frappé, ſous pretexte de venir à mon ſecours, il n’en-ſerait-pas-reduit à desirer une chose, dont il aurait-joui dès ce moment-là. Durant qu’il me tenait ce langaje, il employait la ruse ; il me-disait en-riant que pour-le-coup, je ne pouvais lui échapper, Ma ſituation devenait alarmante. Je me-defendis en-deseſperée : mes cris l’étonnèrent, mais ne le rebutaient pas ; il ſ’efforça de les faire-ceſſer par un moyén digne de lui… Il y-reüſſit, ét mon indignation en-redoublant mes efforts, épuisait mes forces, lorſque j’entendis m.lle Manon toute-eſſoufflée, qui criait à la porte. M.r Parangon ſe-hâta de ſe-remettre. Il ouvrit : m.lle Manon entra furieuse ; je fondais en-larmes. Elle accâbla ſon Cousin de reproches ; elle osa me-dire à-moi-même, que je venais d’avoir ce que j’avais-cherché. — Non, Mademoiselle, m’écriai-je, non, je ne l’ai pas plus que je ne l’ai-cherché ; non ; grâce au Ciel, ét à vous ; quoique vos me-traitiez ſi durement, je ne vous en-ai pas moins d’obligation. Mais je m’en-vais ; je ne reſtera ! pas une minute ici-… Je deſcendis vivement : m.lle Manon courut après moi. Elle me representa que j’alais faire un éclat fâcheus ; que je devais attendre le retour de m.me Parangon ét repondre à ſa confiance. Elle n’eut pas de peine à me perſuader, mon cœur m’en-disait autant. Où trouver une Maitreſſe, une Amie comme Madame ? Je me-retirai dans ma petite chambre, où je pleurai bién-amèrement les triſtes effets de ma fuite de chés mes Parens : juſques-là je l’avais-crue excusable ; mais les ſuites qu’elle avait-deja-eues, celles qu’elle avait encore, m’en-fesaient-ſentir toute la temerité.

» Depuis ce moment, m.r Parangon ne me dit plus rién : la tranquilité renaiſſait dans mon cœur. Les fraideurs de m.lle Manon craiſſaient visiblement ; j’y-parus-inſenſible : les dedains les plus-marqués ſuccedèrent ; elle ſ’attachait à m’avilir par les ſervices les plusbas… Que me-fesait tout cela ? Ma veritable Maitreſſe m’eſtimait ; elle daignait me l’écrire. Je ne parlais plus à m.r Loiseau ; mais je le voyais ; J’êtais-tranquile, preſque ſans remords.

» Ici commence un nouvel ordre de choses. Il avait-été-reglé par Madame, que vous ne viendriez à-la-maison qu’à ſon retour. Mais le ſejour qu’elle a-fait à Paris, ayant-été beaucoup plus-long qu’elle ne le penſait (on presume que le retard a-été-occasionné par m.r Parangon), vous futes-mandé le trois ou quatrième mois : on avait des raisons pour cela. À votre arrivée, m.r Parangon appela m.lle Manon, pour vous voir dans votre équipage de Campagnard, ét il lui dit : — Voila le Protegé de ma Femme -! Elle vous obſerva longtemps avant de paraître. Vous ſavez la conduite qu’elle a-d’abord-tenue à votre égard. Pour moi, monſieur Edmond, je vis en-vous, dés le premier jour, un Jeunehomme eſtimable par ſes mœurs, fait pour être l’ami de m.r Loiseau ét le mién, Vous aviez bién d’autres droits ſur mon cœur : Je vous apprens que c’eſt Madame qui avait fait-ſonder vos Parens, par un Huiſſier de V★★★, pour leur faire-naître l’idée de vous mettre à-la-Ville : elle vous avait-vu, avant ſon mariage, chés ſon Père ; ét depuis, elle vous rencontra un jour ſur le chemin de Luci, que vous conduisíez le troupeau de vos Parens à la rivière pour l’y-faire-laver ; elle fut-charmée de votre converſation decente avec les Jeunes-Villageoises qui vous accompagnaient, tandis que vos Camarades ne leur disaient que des groſſièretés obſcènes. Elle ſouhaita de vous tirer du Village, ét elle temoigna ce desir à ſon Père. Vous imaginez qu’elle a-été-bién-fâchée de ſe-trouver abſente lors de votre arrivée ici, dont je l’informai auſſitôt ! elle m’écrivit d’avoir-ſoin de vous dedommager de tout ce que vous auriez à ſouffrir de vos Co-élèves, ou même de m.r Parangon : ét ceci vous donne la cléf de mes premiers procedés à votre égard. Mais d’un autre côté, votre candeur ayant-repondu aux idées qu’en-avaient le Mari ét la Cousíne de Madame, ils ſe-preparèrent ſerieusement à realiser ce qu’ils alaient-accomplir aujourd’hui. Les dedains que vous avait-montrés m.lle Manon, n’étaient-qu’affectés ; c’était une ſuite des conſeils de m.r Parangon, auquel l’experience n’avait-que-trop-appris, combién les obſtacles donnent de valeur aux Objets ! Il eſt ſi-vrai que m.lle Manon ſentit pour vous un goût naiſſant dès les premiers jours de votre arrivée, qu’elle ne m’en-fit-pas-miſtère dans un-moment de belle-humeur, en-me laiſſant voir qu’elle me-craignait pour Rivale. Je crus devoir la raſſurer. Mais quel fut l’effet de ſon goût naiſſant ?… Lisez ce Billet ; vous connaiſſez la main qui l’a-tracé ?

Il faut une fin à tout, charmante Cousine, aux rigueurs comme à toute autre chose : Je n’ai-pas-voulu te le dire ce matin, quand je l’avais ſi-belle, depeur de voir tes ïeus mutins ſ’armer de colère ; mais je te l’écris : ét comme Je vais dîner en-ville, tu auras le temps de faire tes reflexions avant mon retour. Dans le vrai, n’eſt-ce pas ta faute, ſi cette Tiénnette me-diſtrait encore de l’adoration que je dois à tes charmes ? Tu n’avais qu’à me-laiſſer-faire l’autre jour, ét je n’y-ſongerais deja plus. Je crais même que ce n’eſt pas elle que je convoite ; c’eſt ſa tâille-pincée ; cet ajuſtement ſimple ét charmant, ſi-mauſſade ſur les autres Filles de ſon acabit, ſi-appetiſant, ſi-provoguant ſur elle, Prens-y, Cousine ; je t’en-ai-fait-faire un de la même étofe que le plus-joli de Tiénnette, ſous-pretexte d’un bal ; aie la complaisance de le mettre, et tu effaceras cette Fille. Que tu ſeras mignone !… Non, petite Lucine, je n’aime que toi : ma belle indolente de Famme, avec ſes dixhuit-ans ét ſes grands ïeus bêtes, ne m’a-jamais-inſpiré la moitié de ce que je reſſens pour ſa jolie Cousine : ta vivacité, tes petits tranſports, ta resiſtance, tout eft enchanteur. Qui, ma chere Manon, tu ês un tresor !… Abjure donc cette fatale reserve, qui juſqu’à-present a-tout-gâté ; ne crains plus, ma Poulette, l’épouvantail ordinaire des Filles, puiſque nous avons une pièce toute-prête pour raccommoder ſon honneur ſi j’y-fesais une brêche visible ; notre Sot eſt-tout-trouvé… Ma-foi, l’épithète ne lui conviént pas ; il eſt neuf, ét non ſot ; mais il pourra l’être unjour d’une certaine maniere, lorſqu’il aura-ſervi à nos deſſeins. Le plaisant de tout-cela, c’eſt qu’il eſt le Protégé de ma Famme ! Tu es bién-ſûre d’ailleurs, que je ferai pour lui plûs encore que je n’ai-promis, à-cause de ma charmante Cousine… Adieu, Poupone : je te reverrai dans trois heures, unpeu gai, mais pas audelà de ce qu’il faut pour l’amour.

(Tel était, mon pauvre Frère, le Billet que j’ai-lu : c’eſt bién l’écriture de m.r Parangon, ce l’eſt bién : ô infâmie) !…

— Lisez cette Reponſe (a-repris Tiénnette :) Vous voulez qu’on vous paſſe tout, imperieus Cousin… eh-bién, j’y-conſens : mais… à-condition que vous me-repondrez de votre Élève ét du conſentement de Maman : vous ſavez la tourner, ét vous ne vous-engajerez à rién que vous ne puiſſiez faire. Pour vous montrer que de mon côté je ne cherche qu’à vous bién-traiter à votre manière, je vous envoie ce Billet par le Reparateur ; le ragoût ſera-piquant pour vous. Quant à l’aſſaisonement que vous me-proposez, Je m’y-prête d’autant plus-volontiers, que je vois-jour à detruire par ce moyén la Tiénnette dans l’eſprit du Jeunechomme. Il ne ſ’agira que des precautions à prendre pour être-vus, d’une maniére qui ne me-compromette pas, ét faſſè-craire que c’eſt elle.

(Oh ! l’indigne Creature ! Je ſuis-reſté muet… Je me-ſouviéns de l’avoir-porté, comme on le dit, ce Billet abominable, ét d’avoir-attendu ét raporté la Reponſe !… Tiénnette a-continué :)

» — Voila m.r Parangon ét ſon aimable Cousine : ils ſont-demaſqués par ces deux Billets, que Madame ét moi nous-nous-ſerions-bién-gardées de montrer à un Jeunechomme moins-prudent que vous. Mais nous avons-aſſés-compté ſur votre moderation, pour craire que vous laiſſeriez à Madame le ſoin de retarder ét de rompre enſuite ce mariage. Votre Sœur ſait tout ; c’eſt elle qui en-temps-ét-lieu doit inſtruire vos Parens. Permettez, à-present, mais après vous avoir-fait une queſtion, que j’achève de vous mettre au-fait ; Avez-vous-vu ce qu’on ſe-proposait de vous faire voir ? J’ai-répondu, que je l’avais-vu, — Eh ! qu’avez-vous-donc-penſé de moi ? — Des choses (ai-je-dit en-rougiſſant) dont je vous demande-pardon-. Ét dans ce moment, ayant-reflechi que j’avais une montre, que je crayais-venir de mon Indigne, je l’ai-tirée en— m’écriant, que je l’alais-briser. — Eh-non ! (m’a-dit Tiénnette, en-me-retenant la main) vraiment ! vous ne m’obligeriez pas !… Pour vous determiner à la garder ſans ſcrupule, il faut vous dire, quelle ne viént pas de Celle que vous ſoupçonnez… En-ſortant de chés mes Parens, j’avais une petite ſomme des presens qu’on m’avait-faits depuis mon enfance ; j’en-ai-peu-depenſé ; vous aviez-unjour-temoigné beaucoup d’admiration pour la montre de m.r Loiseau… vous êtes ſon ami, ét j’ose dire le mién ; je priai Madame de l’apporter pour vous… Je n’en-rougis pas : vous ſavez combién ſont-doux à faire les presens de l’amitié : mais ce qui doit vous rendre celui-ci precieus, c’eſt que ma ſomme ne fit que la moitié de la valeur ; une Perſone digne de notre reſpectueus attachement, a-fourni le reſte… Mais revenons à ce que j’avais à vous dire.

» Les criminels Amans ne brûlèrent pas, comme ils l’auraient-dû, les deux Billets que vous venez de lire : m.r Parangon laiſſa le ſién dans ſon cabinet avec d’autres papiers, ét l’oublia : m.lle Manon lui avait-remis l’autre, ou il l’avait-repris. Dans le même-temps, Madame m’ayant-écrit de lui envoyer quelques paniers de fruit ét de gibier, j’eus-besoin de papiers pour arranger tout-cela ; j’en-demandai à m.r Parangon ; ét dans ceux qu’il me-dit de ramaſſer, les deux Billets ſ’y-trouvèrent parhasard. Je ne les vis pas ; les paniers arrivèrent à Paris, ét Madame jeta ces papiers ſans les regarder : mais les Perſones chés quî elle était, les virent, ét lui en-parlèrent en-termes couverts ; ces Perſones d’ailleurs ne connaiſſaient pas m.lle Manon, ét ne ſe-doutaient pas qu’un de ces Billets fût pour Celle qui gouvernait la maison, ét l’autre de ſa main. Ainſi, après que Madame a-été de-retour ici, on a-cru devoir lui renvoyer ces deux Lettres. Jugez de ſon étonnement, quand elle a-reconnu l’écriture de ſon Mari ét de ſa Cousíne ! De mon côté, j’avais-eu diverſes indices d’un criminel commerce entre Monſieur ét m.lle Manon ; ét j’avais-même-decouvert quelque-chose de ce qui vous concernait : mais je n’avais-pas-cru devoir en-écrire ouvertement à Madame. Ce n’a-été qu’à ſon retour, qu’elle a-penetré les deſſeins de ſon Mari à votre égard, par quelques converſations qu’elle a-entendues à-la-derobée, entre lui ét m.lle Manon. Elle en-a-eu horreur ; ét ce n’eft que depuis ces lumières, qu’elle ne voit plus ſa Cousine de bon-œil ; elle lui pardonnait preſqu’une faibleſſe ; elle ne ſaurait-excuser une tromperie auſſi-noire. Vous l’intereſſez vivement, je vous l’avoue de ſa part ; mais lui fuſſiez-vous indifferent, odieus-même, elle ne ſouffrirait jamais qu’on trompât un honnête Jeunehomme de la manière indigne dont on ſe-proposait de le faire avec vous. Qu’un Tourangeot, une âme vile, épouse, en-le-ſachant, la Concubine de ſon Maître, il avait pour le faire une raison valable aux ïeus d’un Homme tel que lui, l’interêt : mais vous, monſieur Edmond, que le bonheur attend, ſi vous ſavez le meriter, vous deviendriez le voile meprisable dont on couvrirait une criminelle intrigue… Non, vous ne ſerez pas-avili juſque-là… Calmez votre douleur ; ſèchez ces larmes, qui ne doivent être que de honte d’avoir-été-joué. Madame ſ’occupe d’un projet qui ne vous laiſſera ni regrets, ni confusion : une Jeuneperſone plus-belle… — Serait-ce la jeune Edmée (ai-je interrompu avec émotion ?) — Enverité, cette aimable Fille ſerait bién-capable de vous dedommager ; mais, ſi j’en-crais certains mots échappés à Madame, c’eſt mieus encore. Vous ne devez pas voir de-ſitôt le Parti qu’on vous deſtine ; elle eſt trop-jeune : Ce ne ſera que dans l’âge où elle ſera-formée, accompagnée de toutes les grâces, qui donnent le prix à une Fille, ét la font aimer, qu’on ſe propose de vous la montrer. M.me Canon eſt-ſur-le-point de partir pour Paris ; elle eſt riches ; elle y-a du bién, qui doit appartenir à Madame ét à ſa Sœur ; le projet eſt-fait, entre la Tante ét la Niéce, de mettre la Demoiselle qu’on vous deſtine avec votre Sœur Urſule ſous la conduite de m.me Canon, ſoit dans une maison eſtimable de la Capitale, où Madame eſt-cherie ; ſoit en-particulier avec la Tante de Madame. Vous ſentez que les Jeunesperſones prendront-là toutes deux, ſans danger pour leurs mœurs, ces airs aisés qui vous ont-ſeduit. Madame ne prevoyait guère, lorſqu’elle vous fit-cacher l’arrivée de votre Sœur, que tout dût tourner de la ſorte, ét que vos Parens fuſent ſur-le-point de venir : mais, d’aprés ſon nouvel arrangement, Urſule doit ſe-montrer tantôt, ét Madame tâchera de le faire-approuver à votre Père ét à votre Mère : elle ne ſonge qu’à votre avantage, à tous-deux ; c’eſt le but de toutes ſes demarches. Un motif puiſſant l’y-determine. — Eh ! quel eſt-il ? — Madame n’a point d’Enfans ; elle eſt preſque ſûre de n’en-jamais avoir ; elle vous regardera comme ſon Frère : c’eſt un parti pris, ét que rién ne changera : m.r Parangon vous fesait une donation conditionnelle, par le contrat-de-mariage avec m.lle Manon, de la plus-grande partie de ſon bién, dans le cas où il n’aurait pas d’Enfans : Madame fera plûs encore, ét ſi la mort l’enlevait, vous ſeriez ſon legataire uniq, ſans que ſa Famille pût ét voulût ſ’en-plaindre. Aimez-la donc comme une Sœur tendre ; elle en-a pour vous tous les ſentimens. Bién-loin d’être-emportée contre ſa Cousine par la jalousie, le plus-ſincère de ſes desirs, auſujet de ſon Mari, ſerait qu’il ſ’attachât à cette Fille, puiſqu’auſſi-bién elle a-commencé de ſe-manquer à elle-même : par-là m.r Parangon menagerait ſa ſanté, il éviterait de folles depenſes ét toutes les ſuites du libertinage ; elle-même ſe-trouverait tranquile : car elle le repète ſouvent, le bonheur n’eſt plus fait pour elle ; c’eſt à la ſeule tranquilité qu’elle aſpire. Je vous quitte. Moderez-vous ; diſſimulez ; obeiſſez à Madame : ſi tantôt Quelqu’un vous demande, ſortez adraitement ; car… c’eſt une Perſone que vous ſerez-charmé de voir » -.

Hébién, mon Frère ?… Oh ! quel coupe-gorge, que ces Villes, que je commencais à tant aimer ! Voila donc mon indigne Maître ! quelle ſcelerateſſe !… comme ce vil Corrupteur de l’innocence tend ſes pièges à la ſimplicité… Je veus que ma Mère ét mes Sœurs partent d’ici ſur-le-champ ; l’air impur qu’on y-reſpire les ſouillerait ; Fanchon-Berthier, par un plus-long ſejour, y-deviéndrait moins-digne de mon Frère. Mais que dis-je ! m.me Parangon, ou plutôt la Vertu-même, n’y-habite-t-elle pas ?… Ô ſejour des contraires, affreus caos, quand te debrouilleras-tu pour moi !…

Je t’écris en-attendant qu’on fait-levé. Mon Ami, viéns chercher nos Parens ét ta Maitreſſe ; accours ; feins des malheurs ; mens pour la première-fois. Urſule, qui va paraître, decouvrira tout en-route à notre Mère, ét rompra mes indignes liéns. Adieu.


  1. Il y-a dans l’Original : car je ne voulus pas aler arroser à la cave de la chicorée blanche.