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Le Paysan et la paysane pervertis/Tome 1/52.me Lettre

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52.me) (Edmond, à m.r Loiseau.

[Il decouvre ſon mariage avec Manon.]

1751. 22 février.


Tu connais le ſujet de mes peines ſecrettes, chèr Ami : je t’ai-avoué ce qui m’humiliait, et ce qui me montrait toute la baſſeſſe de l’action que j’ai-faite, en-trompant mes Parens. Mentir en-toute occasion ! negliger un Frére que j’aime k être faus avec une Famme comme m.me Parangon ! fermer mon cœur à Urſule, à ton Amie, à toi-même ! Je n’y-pouvis plus resiſter : je t’ai-choisi, pour cette ouverture penible, ét je ne m’en-repens pas, l’amour même n’a-pu te rendre indiſcret : mais le poids de ma confidence ne t’embarraſſera pas longtemps. Nous fumes-interrompus ſi-malapropos chés nous[1], que je n’ai-pu te faire-part de mes diſpositions actuelles ; je vais ſuppleer à ce que ton depart m’empêcha de te dire.

Ma Famme était dans un grand danger, lorſque je lui écrivis ; je le ſavais, ét je le diſſimulai : on dit que ma Lettre lui causa tant de joie, qu’il ſurvint une crise heureuse qui l’a-tirée-d’affaire. Je lui rens donc la vie une ſeconde-fois ; tu ſais que le ſervice que l’on rend, attache plûs que les biénfaits reçus[2]. Elle eſt-ſortie du Couvent : rién n’a-tranſpiré. En-la-revoyant, je l’ai-trouvée ſi-jolie, que je n’ai-pu me-repentir du ſacrifice, Etpuis, c’eſt un ragoût delicieus ét nouveau, que ces voiles du miſtère, dont nous ſommes obligés de nous enveloper. Comme on ne ſait pas tout l’interêt que je prens à elle, dans les Cercles où nous-nous-trouvons, on me dit bonnement ce qu’on en-penſe : juſqu’à-present, on n’a-fait que la louer, Chaqu’un à ſa manière. L’un ſoupire pour elle, ét me l’avoue ; l’Autre ſ’exprime cavalièrement, ét m’excite à faire de-même. Dupille voudrait une de ſes nuits, dût-elle étre la dernière de ſa vie ; Des Fourneaus lui ſacrifierait tout, juſqu’à ſon impertinence ; le beau Pierrefite, ſon miroir ét la fatuité ; Charmelieu ſes bois ét ſes métairies : Bellombre ſon château ; il n’eſt pas juſqu’à l’Automate Baudeſſon, qui ne vendît pour elle ſes gras labourages de Varzi. Cependant, je ne ſuis pas tranquile : je ſens qu’une Jeuneperſone qui demeure ſeule avec une Fille qui la ſert, ét chés laquelle ſe rend tous les ſoirs un Homme dans l’obſcurité, ne peut-vivre longtemps de la ſorte, ſans donner une ample matiere à la medisance, dixfois plus-vénimeuse ici que partout-ailleurs, comme tu ſais ! Je ne vois de preservatif, que dans une liaison intime avec m.me Parangon, ét les deux Autres, que tu as ſi-bién nommées le trio des Grâces ; Manon fera le nombre complet ; car tu ſais que les Poêtes ſont-partagés là-deſſus, ét que les Anciéns en-admettaient quatre auſſi-ſouvent que trois : au-ſurplus, pour quelqu’opinion que tu prénnes-parti, on peut ſe concilier ; m.me Parangon ſera Venus. Je disais donc qu’une liaison avec les trois Grâces parerait à tous les inconveniéns, ét nous preserverait des embuches du Grand-dormeur, ſ’il ne perſeverait pas dans les ſentimens qu’il a-montrés. Mais comment faire pour en-venir-là ? Il faudrait tout revéler : la belle Dame eſt ſi-genereuse, que ce n’eſt pas ce qui m’embarraſſe ; mais en-cherchant à me ſoulager, je ſuis ſûr de lui donner le plus-violent chagrin.

Parlons unpeu de toi, mon Ami : ſeras-tu biéntôt de-retour en-cette Ville ? M.me Parangon viént de me dire, que les Parens de ton Amie paraiſſaient diſposés à ſe-mettre-à-la-raison. Te donner leur Fille eſt le ſeul parti qu’ils aient à-prendre. M.lle Tiénnette eſt tout le contraire de Manon ; avec l’innocence la plus-entiére, elle donne prise ſur elle. Je te conſeillerais de ne choisir pour votre ſejour, ni Avalon, ni Auxerre ; je prefèrerais, à ta place, ou Dijon, ou la Capitale : j’ai mon interêt à cette proposition ; celle de ces deux Villes que tu choisirais, deviéndrait ma patrie, ét je me-fixerais auprès de vous : par-conſequent c’eſt une neceſſité que Manon ét m.lle Tiénnette deviénnent amies. J’ai-deja-prevenu ma Famme ſur la veritable condicion de ta Pretendue ; elle m’a-paru trèsſurprise, ét m’a-prié de lui menager les moyéns de reparer ſes torts avec cette aimable Fille.

Le p. D’Arras, contre lequel tu ſembles fort-animé, ne merite pas toute l’amertume de tes reproches : il n’a pas l’eſprit de ſon état, j’en conviéns ; mais dumoins, ce n’eſt pas un hipocrite ; il ſ’eſt-montré à-decouvert devant nous. Tu parais lui refuser juſqu’à la qualité d’honnête-homme : ét moi, je la lui accorde aux titres ſuivans : Il eſt-fidel Àmi, diſcret, ſincère, quoique trop-avide de certains plaisirs (ét tant-pis pour les Filles dont les Pères ét Mères ſont-negligens, ou pour les Maris dont les Fammes ſont-faciles ! } il eſt d’ailleurs incapable de ſe-les-procurer, ces plaisirs, par des moyéns bas, aviliſſans. Il m’a-developé depuis quelques jours, des principes qui m’ont-paru ſi-clairs, que je n’ai-pu m’empêcher de m’y-rendre. Hâte-toi de revenir ; nous-nous-Page:Rétif de la Bretone - Le Paysan et la paysane pervertis, vol. 1, 1784.djvu/263 Page:Rétif de la Bretone - Le Paysan et la paysane pervertis, vol. 1, 1784.djvu/264 Page:Rétif de la Bretone - Le Paysan et la paysane pervertis, vol. 1, 1784.djvu/265 de former : je me plaisais à penſer : Cette Famme genereuse, qui me comble de ſes bontés, ignore que Je veus les reconnaitre au prix de ce que j’ai de plus-chèr… Je veus… aſſurer ſon repos ;… empêcher que des ſoupçons… penibles ! n’empoisonnent ſes beaus-jours en-devenant le gardién… de ſa Rivale… Oui, c’eſt vous, vous-ſeule, peutêtre, qui avez-rendu Manon mon épouse. Je l’aime, je la cheris peutêtre uniquement parce qu’elle eſt votre cousine, ét qu’elle m’a-communiqué le droit de vous donner ce titre, plus-glorieus pour moi que celui de Prince… — Edmond, ce langaje part-il du cœur ? (a-dit l’aimable Famme.) — Eſt-ce à vous que je mentirais, Madame ! Voila ma Famme, voila ma Sœur, Tiénnette eſt mon amie, ét voici ma Protectrice, ma Deeſſe tutelaire, à qui j’aurais-ſcrupuleusement-obeï, ſi l’Epouse que j’ai-prise n’avait-pas-été de ſon ſang. — J’aime à craire à la generosité, Monſieur : (ét ſe-jetant éperdue dans les bras d’Urſule :) Voi comme il flate mon cœur, même en-me-contrariant au-point que tu ſais, ma Fille… Ô Edmond ! que vous me causerez de peine !… Mais, je m’égare !… Les motifs qui vous ont-determinés ſont-louables ; ét, au-fond, pourquoi Manon ſerait-elle plus-coupable que… (Je ne fais pas ce qu’elle a-ſousentendu ; car ſ’interrompant elle-même, elle a-dit :) — Urfule, embraſſez votre Sœur-. Ce mort nous a-remplis d’une joie ſi-vive, que m.me Parangon a-paru ſatiſfaite de l’avoir-causée. J’ai-conduit ma Famme à ſes genous ; elle l’a-reçue dans ſes bras. Alors, j’ai-marqué à ma charmante Cousine (je lui ai-donné ce nom pour la première-fois) tant de reſpect, d’attachement, de reconnaiſſance, qu’elle m’a-dit en-ſouriant, qu’elle était contente de moi. Oh ! quelle adorable Famme ! c’eſt une colombe ſans-fiel, une âme faite pour aimer ét pour l’être : il n’eſt pas de vertu comme la ſiénne : ſi toutes les Fammes lui reſſemblaient, il n’y-aurait plus de Vicieus ſur la terre. Remarques-tu qu’elle n’a-pas-fait acheter la reconciliacion ? Elle a-dit à ſa Cousine. — Hébién, ſais donc heureuse : tu as un Mari que tu peus aimer : un amour honnête ét legitime, eſt l’unique ſource de notre felicité ; une Famme n’en-peut trouver ailleurs que la trompeuse apparence, ſous laquelle ſe-cachent la honte, le crime ét le remords ; jamais ne l’oublie, ma Cousine ! Si mon amitié peut te ſoutenir, je te l’accorde ; merite-la, en-aimant ton Mari ; ſais ma Compagne, puiſque vous le desirez tous-deux : je me-charge de ramener la Famille d’Edmond ; cette aimable Fille que voici, m’y-aidera :… N’eſt-il pas vrai, mon Urſule ? — Pourrais-je hesiter, Madame, a-repondu ma Sœur, dès que je vois dans cette Dame l’Épouse de mon Frère ét votre Amie ? Et ſ’adreſſant à ma Famme : Il faut, chère Sœur, que vous ayiez un merite reel, ét des vertus, puiſque vous avez-fixé mon Frère-.

M.lle Fanchette eſt-rentrée comme Urſule achevait ces mots ; ét l’on a-changé d’entretién, J’obſervais m.me Parangon : elle m’a-paru cruellement-ſouffrir ; ét ſes ieus fixés ſur ſa Jeune-ſœur, ſe-ſont-malgré-elle-mouillés de quelques larmes. Comme je te l’ai-dit, cette Enfant eſt charmante, ét ſi la chose n’était-pas-faite, je ſens qu’il ne m’aurait-pas-été-difficile de ſuivre les projets de la Sœur. Je l’admire, cette adorable Sœur ! aprés les vues que je lui ſais, lorſque la Petite arrive ; qu’elle ſe-propose de me la montrer, de connaître mes ſentimens, de les faire-naître, tous ſes deſſeins renverſés ne l’aigriſſent pas ! elle pardonne ! elle fait plûs, elle veut nous ſervir ! Mais elle pleure… Elle me donne des regrets d’être-heureus : ah ! qu’il ſerait beau de lui avoir-ſacrifié ſon bonheur ! que n’ai-je-dit la verité, dans le motif que je venais de lui exposer ! que n’eſt-il vrai qu’il a-été le ſeul ! dumoins, je m’eſtimerais moi-même, malgré tous mes torts ! mais je n’y-ai-ſongé, à ce motif, qu’en-lui parlant, quoique je l’aye-eu cependant un peu. Quoi ! j’avais un ſi-beau moyén d’être-innocent, ét je ne m’en-ſuis-pas-ſervi !… Non ; d’autres paſſions m’ont-determiné. Dumoins je ſuis vrai avec toi, mon chèr Loiseau, ét je ne ſouillerai pas ta belle âme ; en-y-deposant un menfonge ! Je ne ſuis donc-pas tout-à-fait malheureus, puiſque j’ai un Ami homme-de-bién, à qui je puis montrer mes regrets ét mes remords, ſans craindre la diminucion de ſon amitié ! J’ai-lu dans ton âme, chèr Loiseau ; j’y-ai-vu que tu t’honorerais des fers d’un Ami, ſ’il portait des fers, comme d’une courone, ſ’il portait une courone[3]

Le reſte de la journée ſ’eſt-paſſé fort-agreablement. J’ai-remené ma Famme à-l’heure où m.r Parangon devait rentrer. J’ai-pris moins de precaucions que de-coutume ; nous avons-ſoupé tête-à-tête : la Fille qui la ſert a-paru fort-ſurprise de notre familiarité ! c’eſt la premiére-fois qu’elle me voit, ſa Maitreſſe m’ayant-toujours-introduit elle-même. J’ai cependant-été-obligé de ſortir, ét je ſuis-rentré par la porte-de-derrière, que ma Famme eſt-venue m’ouvrir à-l’ordinaire.

J’ai-dit que je t’écrivais : on te ſalue : m.lle Tiénnette ſe-recommande à ta prudence ; ét moi, à ton amitié.

[Je reçus deux-ou-trois-jours après la date de cette Lettre, un Billet de m.r Loiseau, queje n’ai pu retrouver, mais dont voici le ſens : ]

Il faut ſ’attendre à tout, mon chèr monſieur R★★ ; la vie eſt une ſcène mouvante, où l’on voit arriver les choses les plus-ſurprenantes ; ét plûs elles le ſont, moins nous devons peut-étre precipiter notre Jugement. Souvent elles ont des causes qui rendent digne-de-louange ce qui d’abord n’avait-paru meriter que du blâme. Telle eſt celle que je ſuis-prié de Vous annoncer. Votre Frêre-Edmond, le plus-intime de mes Amis, eſt-marié : mais vous connaiſſez mes ſentimens, ét combién je ſuis-éloigné de me rendre l’apologiſte d’une mechante action : votre chèr Frère n’a-pu faire autrement ; ét moi, en-mon particulier, je l’en-eſtime davantage : c’eſt ce que je vous proteſte devant Dieu. Depuis que m.lle Manon eſt ſa famme, c’eſt la vertu même. Notre chèr Edmond ſe-propose de vous écrire à ce ſujet ; mais il m’a-prié de vous prevenir, &c.

  1. Il lui avait-commencé ſa confidence à Saci.
  2. Belle verité, à laquelle on ne fait pas aſſés d’attention ! c’eſt ce qui nous rend ſi-ſenſibles à l’injuſtice des Ingrats.
  3. L’Infortuné profetise ici, helas ! ſans ſ’en-douter !