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Le Paysan et la paysane pervertis/Tome 1/53.me Lettre

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53.me) (Edmond, à Pierre.

[Il ſ’érourdit lui-même, ét veut m’étourdir ſur ſon deshonneur.]

1751. 5 mars.


Il me ſemble, chèr Ainé, qu’on m’ait-ôté de-deſſus les épaules un poids infuportable. Je t’aime trop, tu le ſais, pour n’avoir-pas-infiniment-ſouffert d’être-obligé de me-taire avec toi. Enfin, grâces à m.me Parangon, nos Parens ont-tout-ratifié : Je n’ignore pas combién je dois à leur indulgence, ét que mon mariage était nul : mais aſſure-les, mon Ami, qu’ils ont-fait le bonheur d’Un de leurs Enfans. Il y-a des Fammes eſtimables de deux-ſortes, chèr Ainé ; Celles qui furent toujours vertueuses ; ét Celles qui étant-tombées, ſe trouvent par leur chute même rafermies dans le ſentier de la vertu. Cette fleur tant-vantée, quoiqu’elle ſait moins que rien[1], eſt ſi-peu ce qu’on eftime dans une Famme, qu’une Jeune-veuve n’eſt-pas-moins-recherchée qu’une Fille, toutes choses d’ailleurs égales. Tu me diras, qu’il y-a de la difference entr’une Veuve, ét une Fille qui ſ’eſt-manqué à elle-même. Je le ſais très-bién : la Première n’a-pas-violé ſes devoirs ; elle a-cedé à la loi ; ſon âme eſt vierge ét pure : l’Autre aucontraire a-violé la loi, obeï à ſa paſſion ; elle a-été-faible, ou pis : mais tout cela ne prouve rién contre m.lle Paleſtine, qui ne fut que ſeduite, dans un âge où la raison n’eſt-pas-aidée par l’experience. Aureſte, cette aimable Famme ne ſe-crait pas innocente ; elle en-gemit, elle ſ’en-humilie ; elle en-eſt plus-complaisante pour moi, plus-modeſte ét plus-douce avec ſes Pareilles : ſa faute, mon Ami, eſt-pluſ que-reparée à mon égard ; je ne ſais enverité pas ſ’il vaudrait mieus qu’elle ne l’eût pas commise[2] !

Notre mariage, ſi-ſingulièrement contracté, a-fait l’hiſtoire du jour. Toute la Ville en a-parlé : mais les diſcours qu’on en-a-tenus étaient bién en-deça de la verité ! les precaucions de la bonne Mêre-prievre de S.-Julién, parente de ma Famme, enſeveliſſent pour-jamais dans l’oubli ce qui eút-fait ma honte : l’accident même qui eſt-arrivé, Manon ſ’étant-bleſſée, ſa tâille avantageuse, qui cachait mieus ſon état, quand elle eſt-entrée au Couvent, mettront toujours en-defaut tous les Feseurs de malignes conjectures. Ainſi, que notre chèr Père ét notre chère Mère ſaient tranquiles là-deſſus. Je te prie de leur demander, ét de m’obtenir la grâce que je leur conduise ma Famme ; elle le desire vivement ! je crais que ſa vue ét ſes diſcours les convaincront-mieus que tout ce que je pourrais écrire, de la bonté de ſon cœur ; ét qu’ils reconnaîtront qu’elle n’était que jeune, imprudente, vive, ét le contraire de ces belles Indolentes, toujours tièdes, qui ſe-craient des modèles-à-citer, parcequ’elles n’ont pas de temperament. Oui, ma Famme eſt ſenfible, voluptueuse même (ét c’eſt une qualité, ſelon moi,) mais elle n’eſt pas vicieuse.

Urſule ſe-porte-bién, ét paraît heureuse par les ſoins de ſa digne Protectrice. L’air de la Ville ne ſera pas contagieus pour elle ; notre Sœur n’en-prendra que les grâces ; le vice reſpectera l’entrée d’un cœur où règne la plus digne des Fammes. Elle demeure apresent chés m.me Canon, une Tante de ma Cousine (m.me Parangon exige que je la nomme ainſi) dont je t’ai-parlé. Cette Dame eſt une ſorte de Sauvage, toujours renfermée chés elle, declamant ſans-ceſſe contre les Hommes, ét contre toutes les Fammes qui paraiſſent regarder notre ſexe d’un bon-œil. Urſule eſt bién là, c’eſt-à-dire, qu’elle y-eſt en-ſûreté : lorlPage:Rétif de la Bretone - Le Paysan et la paysane pervertis, vol. 1, 1784.djvu/273 Page:Rétif de la Bretone - Le Paysan et la paysane pervertis, vol. 1, 1784.djvu/274 Page:Rétif de la Bretone - Le Paysan et la paysane pervertis, vol. 1, 1784.djvu/275 Page:Rétif de la Bretone - Le Paysan et la paysane pervertis, vol. 1, 1784.djvu/276

  1. Cette idée eſt-fauſſe ; la fleur virginale eſt un avantage reel, ét très-à-conſiderer, puiſqu’elle repand un charme ſur la poſſeſſion de la Perſone-aimée : ſi ce n’eſt pas-là un bién reel, il n’en-eſt point. Mais les Libertins veulent accrediter cette maxime dangereuse, que la fleur n’eſt rién, pour que les Filles ſaient-moins en-garde contre leurs embuches ét leur corcuprion. Une Veuve ne la pas ; mais elle a la chaſteté du cœur, qui donne le prix à celle du corps.
  2. Poudre aux ïeus que tout-cela ! on ne peut en-être la dupe, d’après les Lettres de Manon ét les autres que je rapporte. Un cœur pur, une conduite ſans-reproche repandent ſur la vie une douceur inexprimable, bién-audeſſus de ce que vante ici mon pauvre Frère !