Le Paysan et la paysane pervertis/Tome 1/56.me Lettre
Ma trèschère ét trèsaimée Sœur : Je vous
écris avec bién du plaisirz car quand on aime
comme je vous fais, audefaut de la converſacion,
on aime à ſ’entretenir muettement avec
les Perſones qui nous ſont chères, ét qu’on a-tant-ét-ſi-longtemps-cheries, qu’elles ne peuvent par abſence, ſ’efffacer de notre ſouvenir ;
comme elles ne pourraient par torts » l’effacer
de notre cœur (ce qu’à Dieu-ne-plaise !)
Ét tant-ſ’en-faut que ça ſoit avec vous,
chère Sœur, qu’aucontraire vous m’êres, je crais, d’autant plus-presente, en-raison de ce
que votre abſence me prive du plaisir de voir
en-vous ma plus-chère Amie, ét de-plûs, la
Sœur du digne Pierre R★★ mon Mari, lequel
a vu votre Lettre : Et comme je vous dois la
ſincerité autant que l’amitié, chère Sœur, Je
vous dirai, que votre Frère ainé, en-la lisant,
a-par-trois-ou-quatre-fois-froncé le ſourcil : ét
ſur ce que je lui ai-demandé, ce qu’il y-reprenait,
il m’a-repondu : — Ce n’eſt que
legèreté : Urſule eſt legère, ét ce ſont les
Deux-plus-legers de chés nous qu’on a-envoyés
à la Ville, ét les plus-beaus ; comme auſſi les
meilleurs cœurs : Dieu les preserve ! car je
ſuis quelquefois en-tranſe rapport à eux : Et
je vous en-prie, ma chère Famme, en-vertu
de l’affection que vous me portez, ét de celle
que vous avez-toujours-eue pour le chèr Edmond
ét la trèschère Urſule, de leur écrire du
fond de votre bon-cœur (car votre Frère ne
me dit jamais que des choses honorables),
des diſcours qui leur rappèlent nos années
premières ; ét ſi mal arrivait, je ſens que ce
reſſouvenir me ferait-fondre en-larmes, ét il
les y-fera-fondre auſſi ; car leur cœur bon ét
tendre eſt facile à toucher-. Je n’ai-rién-retranché
de ſon diſcours, ma chère Sœur, pastant-ſeulement
une ſyllabe, ét pendant que le
voila qui lit le Profète-Jeremie, je vous écris.
Chère ét bonne Sœur, ce mariage du chèr
Edmond, ét la manière, nous ont-bién-ſurpris
ici ! Mais la volonté de Dieu ſait-faite, ét ce qui eſt-fait-ét-approuvé de nos bons
Père-ét-Mère, arrête ét clôt notre jugement ;
car la voix de Dieu parle parleur bouche : c’eſt
ce qui fait qu’auſſitôt que nous avons-eu-ſu
leur approbation, mon Mari, ét moimême,
nous avons-fait une Lettre au nom de nos
bons Père ét Mère, pour donner toute ſatiſfaction
au chèr ét biénaimé Frère ét à ſa
Famme (que Dieu le veuille rendre heureus
par elle, ét elle heureuse par lui !) ét les inviter
à venir-pafſer ici les fêtes-de-pâques,
ét quelquetemps avec : ét je vous puis aſſurer,
que je marquerai à la Famme du Frère, tous
les ſentimens d’une bonne ſœur, ét tels que
je les dois à la Famme d’Edmond. Quant
à ce qui eſt de vous perſonellement, trêschère
Sœur, que ne puis-je avoir le bonheur
de vous revoir auſſi ! Ét en-bonne-verité ! ſi
quand vous arriverez, je vous trouve un petit
air émerillonné, comme quand vous êtes-ici-revenue
avec nous, vous n’avez-pas-ſitót-paſſé
deux-jours dans cette maison paternelle,
que vous reprenez votre air-de-bonté
naïve, qui vous va-ſi-bién ét vous rend ſi-jolie,
que ce n’eſt rién de le dire, il faut le
voir ! Oh ! ma Sœur ! je ne ſais pas ſi vous
gagnez à la blancheur de la Ville, mais je ſais
bién qu’ici, avec votre œil modeſte, votre
grande paupière baiſſée, votre parler doux
ét timide, votre ation retenue, votre marche
posée, ét pourtant ſi-grâcieuse ét ſi-vive,
vous étiez, ét êtes encore, un des plus-agreables Objets que le Bondieu ait-mis ſur la terre,
pour donner à Ceux qui vous volent, une
idée de la gentilleſſe ét de la beauté de ſes
Creatures. Vous reſſouvenez-vous, chère
Sœur, de ce jour, que nous étions, quatre de
vos autres Sœurs, vous ét moi, ſur le chemin
de Vermanton, nous-en-revenant de la vigne
du Vaurainin, ét que nous fumes-rencontrées
par ce bon Vieillard de cent-ans, qui avait-connu
votre bon Pêre tout petit-garſon[1] ?
Il ne nous connaiſſait pas ! ét pourtant il ſ’arrêta
pour nous regarder toutes, ét il dit,
— Je ne ſais pas, mais il ſemble que ces traits-là-de-visage
ne me ſont pas étrangers, ét ſi
pourtant je ne les ai-Jamais-vus ? mais je m’en-rappelle
de pareils, qui floriſſaient il y-a ſoixante-ans,
dans Magdelon R★★, la plus-ſeante
ét la meilleure, comme la plus-jolie des-Filles
de Nitri (ét c’était votre bonne Tante
ainée de votre Père) : ét je gajerais que voila
ſa Nièce ? (vous montrant.) Oh ! que vous
avez de gentilleſſe, aimable ét revenante
Fille ! ét je crais-bién que vous avez l’âme de
Celle que vous representez ; qui était ſi-bonne ;
ſi-douce, ſi-pieuse, fi-parfaite en-modeſtie
ét retenue, que le Paſteur l’en-a-citée, à l’honneur
ét gloire de Dieu ét de ſes Parens : oui,
Voila ſa modeſtie, ét ſon regard gracieusement
baiſſé. Dieu vous beniſſe, belle ét
modeſte Fille, dont la vue rejouit ét enlève l’âme vers le Bondieu ! ſoignez-bién cette
belle ét grâcieuse image, qu’il a-mise dans
votre agreable tête, pour la faire-ſervir à ſa
gloire, ét au bonheur d’Un de ſes Enfans,
qu’il vous garde en-ſa toute-bonté : car il ſe
complaît dans un ſi-joli Chefd’œuvre de ſes
divines mains-. Et il vous donna ſa benediction,
que Dieu veuille ratifier. Vous étiez
un peu brune pourtant, ét ſi vous voyez que
n’en-étiez pas moins-agreable. Quant à vos
Sœurs, il les loua toutes, ét les reconnut,
mais il les loua moins que vous ; ét il voulut
bién-faire à moi quelqu’attention, dont je
conſerverai toute ma vie le ſouvenir : car il
avait-auſſi-connu mon Pére tout-enfant,
Et quant à ce qui eſt de votre parure, encore
que mon Mari ait-froncé le ſourcil à cet endrait,
ſi eſt-ce que je penſe qu’il faut que vous
ſayiez comme on eſt à la Ville, ét je crais
que mon Mari, votre Frère, n’a-repris, par
ſon air, que le ton avec lequel vous en-parlez.
Pardon, chère Sœur, ſi je vous parle
moimême avec tant de liberté ! mais voila
des choses qui ſont moins de moi, que de
votre digne Frère, ét même de votre bonne
Mère, qui toute-indulgente qu’elle eſt, a
pourtant quelques craintes pour vous. Mais
à-tout-prendre, dans ce que vous m’écrivez ;
nos chèrs Parens ſont-heureus de n’avoir que
de ſi-petits ſujets de remontrances ; ét moi, à-part,
j’en-felicite leurs bons ét tendres cœurs
Quant à ce qui eſt des Partis, c’eſt-là le point
important ! ét mon Mari a-encore-froncé là le ſourcil ; mais votre bonne Mère en-a-treſſauté
d’aise ; ét elle m’a-dit : Fanchon,
ma chère fille ét bru, je n’ai auqu’une inquiétude,
quoique votre Mari en-ait ; car d’abord,
je connais Urſule, comme elle eſt bién-craignant Dieu ;
ét enſuite je ſais en-quelles mains
qu’elle eſt, ét que c’eſt dans celles de la Sageſſe
même : ét quant à ce qui eſt de ſa nouvelle
Belleſœur, tout-un-chaqu’un en-dit du
bién à c’theure ; par-ainſi, ma chere Fille,
Dieu lui pardonnera, ét elle fera une bonne-famme,
incapable de mauvais-exemple ; étpuis
Urſule eſt-prevenue : Que je ſerais-joyeuse,
de voir Quelqu’un de mes pauvres
Enfans, filles ét garſons, bién-établis à la
Ville, pour, en-cas d’affaires ici, avoir Quelqu’un
à nous, ét à tous Vous-autres, qui nous
ſerve ét nous recommande, quand on a quelqu’affaire,
qui regarde les Officiers-de-juſtice,
ou-bién les tâilles de m.gr l’Intendant, ét de
m.r le Subdelegué ; car les pauvres Villageois ſans
Connaiſſances ſont-bién-malmenés-! Vous
voyez, chère Sœur, comme elle penſe, ét c’eſt
d’après ces vues, bién d’une bonne-Mère,
comme elle eſt, qu’il faut envisager tour établiſſement
ét toute inclinacion. En-voila
beaucoup, ma biénaimée Sœur ! ét je ne veus-pas
finir en-vous avec toi, ma trèschère Urfule,
que j’aime ſi-tendrement. Je t’embraſſe,
ét te ſouhaite, outre mille ét mille biéns, le
ſouvenir de ton attachée à jamais ſans diminucion,
Fanchon-Berthier, f.e-Pierre R★★,
- ↑ Il ſe-nommait le Père Brasdargent : il avait cent ſix-ans lorſqu’il eſt-mort. C’eſt le même dont il eſt-parlé dans la Vie de mon Père.