Le Perce-oreille du Luxembourg/p1/02

La bibliothèque libre.
Les Éditions Rieder (p. 19-28).
◄  I.
III.  ►


II



Eh ! je vous entends, Monsieur mon lecteur improbable. Je radote, je ne vous intéresse pas. Des faits, des faits, vous voulez des faits. Ou, comme je vous l’ai promis, des niaiseries. Le reste est neutre, pâle, blanc. Blanc ? Permettez ! Quand vous êtes au cinéma devant l’écran, que voyez-vous d’abord ? Vous voyez du blanc : une nappe de lumière blanche. Comment, sans ce blanc, distingueriez-vous le noir que sont les personnages ? Eh bien ! j’ai projeté ma lumière blanche. Les personnages peuvent venir. Attention ! voici papa.

Papa, tel qu’il se présente, est un singulier bonhomme. Long, maigre, le nez qui coupe, les oreilles qui s’écartent. Il s’assied sur le bord de mon lit, me regarde, secoue la tête et sa bouche ne remue pas, puisqu’il ne dit rien. Ses oreilles, au contraire, s’agitent un peu. On dirait des ailes. Va-t-il s’envoler ? Non, les ailes sont trop faibles ou le corps est trop lourd. Que pense-t-il ? Que je suis un fou ? un imbécile ? en tout cas que je coûte de l’argent, alors que j’en pourrais gagner avec mes chiffres de haut en bas, de gauche à droite. Sur l’écran cela ne se voit pas : il ne m’aime pas, je ne l’aime pas, il me déteste. Je le sais, il le sait. Oh ! sans se le dire. Est-il besoin de se dire certaines choses ?

Voici maman. J’adore maman. Je voudrais que tout le monde aimât maman. Je lui ressemble. Elle m’a donné ses yeux, des yeux inquiets trop grands ; son front, un beau front, large et fort, ridé chez elle, uni chez moi, avec une mèche noire qui lui fait dire : « Mon petit Napoléon ». Piteux Napoléon ! Elle est menue, fragile, blanche ; une porcelaine craquelée. N’y touchez pas : elle est brisée. Pardon ! On plaisante toujours un peu sa maman. À peine entrée, elle a déployé son mouchoir, m’embrasse, étale sur mon lit des poires, des raisins, des bonbons, pleure. Elle restera pendant deux heures : pendant deux heures elle pleurera. À la maison, elle pleurera pendant les autres heures. À cause de moi. Pauvre maman !

On n’est pas riche, chez nous : petites pièces, peu de meubles. Maman s’occupe du ménage. Papa a sa mallette : une mallette en cuir jaune. Il l’emporte le matin, la ramène le soir, s’absente quelquefois plusieurs jours. Il s’habille n’importe comment, plutôt mal que bien.

Il n’en a pas toujours été ainsi. Autrefois, il se parait d’une montre en or, d’une épingle en or, d’une chaîne en or, et sans doute des vêtements que comporte ce luxe d’objets en or. Je ne m’en souviens pas : j’étais trop petit. Maman m’en a parlé.

— Tes mains n’étaient pas bien grandes. Tu gigotais sur le dos. Ton père se penchait sur toi. Pouf ! tu attrapais sa chaîne et la montre filait dans ta bouche. Tu étais déjà bien malin.

Les mamans s’émerveillent de peu. Disons simplement que je faisais mes premières dents. Je donnais, paraît-il, d’autres preuves d’intelligence. C’est moi qui ne me laissai pas effrayer par un Monsieur qui avait pourtant une bien longue barbe. Il demanda à brûle-pourpoint, de sa grosse voix : « Et toi, saurais-tu dire ce que font les petits poissons dans la mer ? » Et moi, sans hésiter : « I nazent. » Le mot fit le tour de la famille. Quand il revint, un autre petit garçon avait dit : « On s’ennuie ici, allons ailleurs. » Mais certainement cette réponse avait été arrangée par les grands.

— Et plus tard, s’extasiait maman, quand tu as vu bouger l’aiguille des secondes ! « Une mouche, disais-tu, est enfermée dans la boîte. Elle pousse sa patte dans le trou ; elle cherche, tout autour, par où sortir. »

Balivernes ! Pour moi la montre ne fut pas plutôt une montre qu’elle cessa d’exister. Mais je vais trop vite.

Nous occupions alors un autre appartement. Grand ? Je ne me le demandais pas. Il y avait de nombreuses fenêtres. Elles donnaient sur un parc. D’autres petits Marcel jouaient dans ce parc et aussi des fillettes. Les fillettes étaient toutes de petites Jeanne. Pourquoi ? C’était ainsi.

De cette époque, il ne me reste que des souvenirs confus. Je dégringolai du haut en bas d’un escalier, ce qui me laisse supposer que nous occupions non un appartement, mais une maison entière. Un jour, le feu se déclara dans la cheminée de la cuisine. Je vois encore le gris-bleu du pot de grès, plein de sel, que la servante vida dans le fourneau. Une autre fois, nous allâmes papa, maman, moi, dîner à la campagne. Pour entrer au restaurant, nous traversâmes la route, en faisant un « biais » comme dit maman. Le mot m’est resté. Quand on le prononce, trois roses rouges m’apparaissent, dans un verre sur une table, pendant que me vient sur la langue la saveur sucrée d’un vin blanc dont on me permit un demi-verre. J’ai d’ailleurs une théorie sur les mots et les idées qui s’en font les parasites : j’en parlerai plus tard. On me demandera pourquoi, au sujet de notre habitation par exemple, je n’ai pas de renseignements plus précis. Je me le demande aussi. Il doit s’être produit quelque chose. J’ai interrogé mes parents. Ils ne m’ont jamais répondu. Cela n’a d’ailleurs aucune importance.

Je dois maintenant raconter un fait assez désagréable, parce qu’il me rappelle en petit ce qui plus tard me survint en grand.

Nous avions un Minou-Chat et un Toto-Chien. On dit que les animaux sont bêtes : les nôtres n’avaient pas besoin qu’on leur indiquât l’heure. Le matin, ils savaient : bientôt leur petit maître arriverait dans sa robe de chambre, se mettrait à table et boirait son chocolat, en croquant des croissants déjà prêts dans la corbeille. Ils attendaient près de ma chaise : Minou-Chat à droite, Toto-Chien à gauche. Jamais ils n’échangeaient leur place. Maman me donnait la moitié d’un croissant à partager entre eux. Un jour, elle fut distraite. Hop ! le chien avala, d’un seul coup, sa part. Le chat grignota la sienne et pendant ce temps que pensait le chien ? Il pensait : « L’autre mange ; moi je n’ai rien. » Je donnai un nouveau morceau au chien. Oui mais alors le chat eut fini. Et que pouvait-il penser ? Je donnai un morceau au chat. Oui, mais alors, ce fut de nouveau Toto-Chien. Je n’en sortis pas. Les croissants y passèrent.

— Bravo, dit maman, tu as mangé tout.

— Oui, maman.

J’étais content parce que j’avais régalé Toto-Chien et Minou-Chat. Inquiet aussi, car j’avais dit oui quand c’était non. J’avais menti. Un instant seul, j’ouvris le buffet où l’on trouvait toujours quelque bonne chose. J’en croquai un peu. C’était sucré. J’en croquai encore, puis encore. J’avais mangé : je n’avais plus menti. À midi, maman trouva cette assiette vide.

— Est-ce toi, petit ?

— Oh ! non, maman.

— Si, mon petit. Il ne faut pas mentir. Et manger des bonbons en cachette, c’est voler. Oh ! le vilain !

Voler ! Ainsi pour n’avoir pas menti, j’avais re-menti, puis volé. L’histoire me hanta longtemps. Maman triste ou soucieuse, je la regardais : « C’est parce que tu as menti, puis volé. » Maintenant encore, quand j’y pense… Ce fut, je crois bien, ma première histoire de plume coupée en deux.

Vers ce temps, papa n’eut plus sa montre et, partant, plus de chaîne. Aussitôt après, il survint autre chose. Je m’étais faufilé dans le salon : « Voilà, j’ai des lunettes, je plisse le front, j’ouvre un livre, je lis comme papa. » C’est un jeu très amusant. Si les caractères, sont muets, les images parlent : « Moi, je suis un lion ; moi, un ours ; moi, la cheminée d’une maison dont la cheminée fume. » Grâce à elles, pas de danger que l’on tienne son livre la tête en bas. J’avais choisi le fauteuil le plus profond, celui d’où l’on chassait Minou-Chat quand il pensait seulement à s’y faire les griffes. Cela encore, c’était comme papa. Ah ! si j’avais osé chiper une de ses cigarettes ! Mais peut-être un crayon, en suçant bien…

On entra : papa, un Monsieur, maman.

— Lève-toi, petit.

— C’est que je lis, papa.

Les parents ne comprennent pas cela :

— Lève-toi quand même.

Il fallut bien. D’ailleurs ce fut encore amusant, car le Monsieur connaissait tous les tours que l’on peut exécuter avec un fauteuil. Il enfonça d’abord les poings dans le siège. Il l’attrapa par le dossier, le planta sur un pied et le fit tourner comme une toupie. Il le fit tourner, de même, sur un autre pied. Ayant tiré de sa poche un verre qui ressemblait à un verre de montre, il le colla devant son œil et, avec de curieuses grimaces, examina les bras, tout le long. Il dit quelque chose à papa et papa ne dit rien. Il dit autre chose et papa roula de gros yeux. À cet instant, maman m’entraîna vers la porte. Ce fut dommage, car papa commençait à crier :

— Comment ! Mais c’est du pur Lou…

Jamais, je n’avais vu mon papa si furieux. Le Monsieur m’avait bien amusé. Je ne revis plus le fauteuil qui était du pur Lou…

Dans une autre pièce, un grand lustre descendait du plafond. J’avais même failli le décrocher, parce qu’en hissant une chaise sur la table, on atteignait ses morceaux de verre qui tintaient et vous mettaient dans l’œil, leurs belles couleurs. Un jour, mon père le montra à un Monsieur. Cette fois, il dit :

— Autant toi qu’un autre…

Le lendemain, le lustre était parti et avec lui, les meubles qui lui tenaient compagnie. Il ne restait qu’un seul morceau de verre balayé dans un coin. Je le cachai dans ma poche.

Et cela continua : un jour, un buffet ; un jour, une pendule. Pourquoi ces objets s’en allaient-ils ? Pourquoi sur le front de mon père ce vilain pli qu’il avait pris en disant : « C’est du pur Lou… » ? Je commençais à pressentir quelque chose. Quand je n’aimais pas certaine soupe, on me forçait et j’avalais avec des grimaces. Maintenant papa faisait aussi la grimace. Ce qui lui arrivait était donc pire qu’une mauvaise soupe ? Pire pour lui, pire pour maman, pire pour moi. Je l’interrogeais. Je l’ai dit : on ne m’expliquait rien.

— Ne t’inquiète pas. Ce sont des soucis.

Des soucis, des souris, des sourcils ? Je m’inquiétais davantage.

À la fin, à force de s’en aller, il resta si peu de meubles qu’on put les entasser dans une charrette. Ah ! oui, certains appartements sont grands, puisque le nouveau était petit. Deux fenêtres, plus de parc : une cour. Le jour pris par une maison qui nous tournait le dos. C’est là que je connus la mallette de papa. Et toujours son air de pur Lou… Que s’était-il passé ? Quand il rentrait le soir, je tâchais de savoir. On dînait vite, sans bonne, sans Minou-Chat, sans Toto-Chien. Papa presque aussitôt reculait sa chaise, mettait les coudes aux genoux et regardait un coin par terre :

— Ah ! mon Dieu, oui…

Maman regardait le même coin.

— Ah ! mon Dieu, non.

Ils se taisaient. Et de nouveau :

— Ah ! mon Dieu oui.

— Ah ! mon Dieu non.

Je me crispais. Oui, non… oui, non, un oiseau battait des ailes, l’une pour monter, l’autre pour descendre et tombait.

C’était triste.