Le Perce-oreille du Luxembourg/p1/03

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Les Éditions Rieder (p. 29-37).
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III



L’île Saint-Louis est vraiment une île. On peut en faire le tour : partout de l’eau. Mais pourquoi, puisque c’était une île, y avait-il tant de ponts ? Nous habitions par là. À cause de son nom, j’aimais beaucoup le Pont-Marie. Qui était cette Marie ? J’avais trouvé je ne sais quel rapport entre les sourcils de Marie et les arches de son pont. Mais alors, elle devait être grande ! Et son corps long ! Long comme toute l’eau, le long de l’île. D’ailleurs on ne le voyait pas ; l’eau était trop noire. Les reflets des maisons et des arbres n’y descendaient pas en profondeur, mais s’étalaient à la surface, sans couleurs, parce que le soleil n’y parvenait pas. De l’autre côté, au contraire, il jetait en plein ses rayons qui continuaient à flotter en mille morceaux sur les vagues.

J’ai longtemps connu là une vieille dame qui venait se chauffer sur un banc. Son menton tremblait, son ombrelle tremblait, ses mots tremblaient comme le menton et l’ombrelle.

— Mon p-petit, le q-quai de Bé-béthune est mon Ni-nice à m-moi.

Je préférais notre quai où ce n’était pas Ni-nice. En descendant sur la berge, on pouvait admirer de près, presque toucher, le bateau lavoir si mystérieux, puisqu’il flotte comme un navire et se cache sous un toit comme une maison. Si maman était loin, on risquait deux pieds sur la passerelle ; on se penchait vers l’eau pour entrevoir ne fût-ce qu’un pan de la robe de la grande Marie du pont. Ou bien, on stationnait devant les chalands qui montrent un canari dans une cage, une poule sur le pont, et un petit roquet jaune qui aboie de la poupe à la proue sans pouvoir aller plus loin. J’aimais aussi la rue Saint-Louis. Si longue, si étroite. Maman m’y envoyait en courses. Au bout, l’église tendait comme enseigne son horloge. Elle me rappelait la montre de papa : une bête dedans, mais engourdie, car les pattes pendaient toujours à la même place.

Ce que j’aimais le plus, c’était l’autre rive, où je ne pouvais aller. Elle remplaçait mon parc. À la soirée, quand il faisait chaud, des enfants se déshabillaient et barbotaient dans l’eau. On lançait des bâtons pour aguicher les chiens. Certains nageaient très loin. Leurs maîtres étaient fiers : j’eusse été fier comme eux. On amenait aussi des chevaux. Ils étaient trop gros pour nager ; ils trempaient leurs pattes et buvaient sagement sans s’effrayer des seaux qu’on leur vidait sur la croupe. Un jour, je distinguai une bâche noire étalée par terre : sans doute, un homme se trouvait en dessous ; ses chaussures dépassaient. Les gens regardaient, puis s’en allaient. Un pêcheur pas loin ne pensait qu’à sa ligne. Quelque temps après, je revis la bâche. Je tâchai d’apercevoir les chaussures. Maman, qui me surprit, m’entraîna par la main.

— Ne regarde pas cela, petit. C’est un noyé. Il est mort.

Mort ! Elle prononça le mot avec horreur. Je ne le connaissais guère. Il me donna à réfléchir.

Au bout de l’île, je me risquais sur l’estacade. Par endroits, l’eau tournoyait sans vouloir s’en aller. Toutes sortes de débris abordaient là : de la paille, des oignons, beaucoup de bouchons, quelques bouteilles, souvent des corps de chats. Maman me l’avait défendu, je regardais pendant des heures. C’étaient aussi des morts. D’où venaient-ils ? La tête trop lourde pendait sous l’eau, la gueule ouverte, les crocs dehors. Les pattes pendaient aussi. La queue était une chose minable. Quand un bateau passait, cela bougeait un peu : la tête, une patte ; mais on sentait que ce n’étaient pas les mouvements des chats qui vivent et pour un rien ils redevenaient immobiles. À les regarder, je comprenais le mot : mort. Maman en avait horreur ; à moi, cela ne me semblait pas horrible. Pauvres petits chats ! Quels airs malheureux ! Je ressentais de la pitié. Et il y avait d’autres morts. Ceux dont on dit : « Il est mort », puis un corbillard passe. Morts sous leur bâche, morts dans l’eau, morts dans leur voiture, je m’inquiétais de tous ces morts :

— Ne pense pas à cela, petit.

Maman me soufflait sur le front. Chasse-t-on les idées comme les mouches ?

De chez nous aussi, grâce à la maison qui nous tournait le dos, on voyait beaucoup de choses. Maison de riches. Elle réservait ses belles fenêtres pour regarder les quais. Les autres étaient pour nous. Celles du premier étaient toujours ouvertes. Elles montraient tout : la cuisine à gauche, la salle à manger à droite, une pièce de transition entre les deux.

Je savais bien quelque chose : si le Monsieur du premier avait un si gros ventre, c’est qu’il attendait un bébé. Cela me préoccupait beaucoup. Assis, à part son ventre, il ressemblait à tous les messieurs. Debout, il s’appliquait à lancer les pieds en avant et jamais ils ne se posaient où l’on s’y fut attendu. Il n’avait pas l’air vieux. Il s’aidait de deux cannes, ou sonnait un valet en habit qui venait lui prêter l’épaule. Alors on ne le voyait plus.

Outre le valet, le Monsieur avait trois domestiques : le chef qui m’en imposait avec son haut bonnet blanc, une grosse femme qui ne m’intéressait pas, une autre que je regardais volontiers, car elle était fine et jeune. Depuis sa mallette, papa détestait tout le monde. À maintes reprises, je l’ai entendu grogner :

— Ce goinfre d’Italien.

Goinfre, oui, si j’y réfléchis, il l’était. Et, de plus, égoïste, car il goinfrait seul. Mais en ce temps, je voyais les choses de façon différente. Le matin je me régalais déjà d’un beau spectacle. Dans la salle à manger, le Monsieur était assis ; le chef, debout, un crayon prêt. Absorbé, une main sur le front, le Monsieur regardait en l’air, puis à terre, se disait oui, se disait non, finalement dictait quelque chose que le chef inscrivait. Puis de nouveau, il méditait.

— Le goinfre compose son menu, disait papa.

Ce menu, sans doute, était compliqué, car on s’affairait aussitôt dans la cuisine, sauf la jeune femme qui se donnait des airs et ne touchait à rien, parce qu’elle était femme de chambre.

La table dressée, si j’avais connu le théâtre, j’aurais pu penser à ces pièces qui se jouent dans un décor à compartiments. À droite, le goinfre apparaissait, s’attablait, déployait sa serviette, appuyait sur un bouton. Drin ! cela sonnait chez les domestiques qui attendaient à gauche. Il fallait alors, sans oublier le Monsieur, surveiller ce qui se passait dans les autres compartiments : regarder, dans le premier, le chef qui puisait dans une marmite, dressait un plat et l’envoyait n’importe comment au valet ; suivre celui-ci dans le deuxième où le plat cherchait un équilibre plus correct sur les cinq doigts d’une main ; arriver au troisième où l’équilibre trouvé, on présentait le tout avec mille cérémonies qui étonnaient après ce que l’on avait vu. Il arrivait que du côté cuisine, le chef portât à la bouche et léchât la cuillère que l’on plongeait avec délicatesse dans la sauce, du côté salle à manger. Je ne trouvais pas cela très propre :

— Le Monsieur ne sait pas. Mais s’il savait ! Pauvre Monsieur.

Le café servi avec les flacons de liqueur, on l’abandonnait à son sort et le repas commençait, entre domestiques. Là, moins de cérémonie. On buvait largement ; on se passait les plats en riant. Placé près de la femme de chambre, le valet la voulait embrasser. Un jour il avança la main vers le haut du corps où c’est plus gros chez la femme. Elle lui lança une gifle. Une autre fois, elle ne lança pas sa gifle. Et que faisaient les mains ? Je regardai de tous mes yeux. Malheureusement on ferma la fenêtre. Et je ne vis plus rien.

Faut-il parler de l’école ? La peur des bousculades, une impression d’isolement malgré cent camarades. C’est tout ce qui m’en reste. Je sus lire très vite, et lire me passionna parce que mes livres racontaient des histoires. Dans ses bons jours, maman m’en racontait aussi. Les fées, les sirènes. Je crains de m’expliquer mal. J’avais conservé le morceau de verre tombé de notre lustre. Quand je l’appliquais devant mon œil, les choses s’entouraient de toutes sortes de couleurs surprenantes qu’elles n’avaient pas sans cela. Entendre une histoire : je regardais à travers mon verre, j’entrais dans un monde, bleu, vert, orange, où tout s’arrangeait, et plus agréable à habiter que le nôtre. Je me souviens d’un conte d’Andersen : le petit soldat, une deux, une deux, qui revient de la guerre. Pour peu qu’on y réfléchisse, c’est un vilain bonhomme : duper une sorcière, lui voler son briquet, la tuer, prétendre épouser la princesse, appeler à son aide trois molosses qui jettent en l’air le roi et le brisent en mille morceaux, ce n’était pas bien. Je sentais cela vaguement et certes dans notre chambre, entre papa qui disait : « Ah ! mon Dieu, oui » ; et maman : « Ah ! mon Dieu, non », je n’eusse pas appelé les molosses. Mais je regardais à travers mon verre. Je devenais le petit soldat. Je marchais dans la forêt. Je rencontrais la princesse. Et quand les chiens faisaient leur besogne, comme dans l’histoire, « je trouvais cela assez de mon goût ».

Il y avait aussi les images. Une me frappa : un roi regagne son château, sa reine au bras et un page les suit qui porte la traîne. Le roi était plein de majesté. Sa couronne m’en imposait plus que le bonnet blanc du chef de cuisine. Son manteau m’enchantait aussi : bleu avec des fleurs d’or qui brillaient. Mais sous ce manteau, le roi était courbé. S’il avait marché vraiment, il eût posé les pieds sans savoir où, comme le goinfre. Comme on comprenait qu’avec ses deux tresses fines, son visage de jeune fille, la reine préférât se retourner vers le page, aux jolies boucles blondes ! Or le page la regardait aussi.

Sous l’image on lisait :

Tous deux durent expirer
Car leur amour était surhumain.

Je devinais quelque chose que j’appelle maintenant fatal, qui me semblait triste, doux et m’attirait.

Brusquement, le page, la reine, le roi s’envolaient.

— Cet enfant se pourrit la cervelle. Qu’il étudie donc son système métrique.

Le litre, le stère, le mètre carré qui va par deux zéros, le cube qui va par trois, les papas sont durs qui vous rappellent ces choses.