Le Perce-oreille du Luxembourg/p2/01

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Les Éditions Rieder (p. 103-113).
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DEUXIÈME PARTIE



I



Le temps de tourner ce feuillet, cinq ans ont passé. Me voici presque majeur. Jeannot est mort ; le goinfre est mort, M. le curé de Saint-Louis est mort. Pauvre homme ! un autre à sa place fera tonner la chaire. Le page, la reine, autant dire qu’ils sont morts aussi. Pour le reste, je résume.

Un matin, je me suis trouvé sans plus de vêtements qu’un Zoulou parmi d’autres jeunes gens aussi Zoulous que moi. Un médecin s’est intéressé particulièrement à mes genoux. Il a frappé dessus avec un petit marteau. Quelque chose clochait, paraît-il : je ne valais rien comme soldat. Maman en a été contente et triste, à cause de mon front à la Napoléon.

Dans ma conscience, il y a eu des hauts et des bas. Comme c’est compliqué. Il m’est arrivé de boire un verre de trop et de me coucher un peu gris. Même alors, je n’oublie pas mes Ave et il y en a de plus en plus. Je partage un Ave en dix tronçons que je compte sur les os de mon poing : Je vous salue, Marie : un ; pleine de grâces, deux… Ces Ave terminés, j’en récite dix supplémentaires pour réparer une négligence possible, plus dix pour être sûr du supplément. Au fond, cela ne s’appelle pas prier.

Dieu ? Si je vois le chapeau d’un prêtre, ma main monte d’elle-même vers le mien et salue. Passer près d’une église me fait mal, surtout quand on chante ou que j’entends les orgues. Ce serait bon de lever les mains vers le ciel, de se laisser couler en pleine eau dans la foi, sans écouter le Diable, sans craindre le péché mortel, en acceptant l’idée de la mort, dût-elle vous surprendre tout à coup. Mais je me connais. Croire en Dieu, ce serait croire en Lui absolument, renoncer au mal, même au plus petit, réparer mes fautes, ne pas avoir menti, ne pas avoir respiré certain parfum dont le souvenir parfois me trouble, mener la vie parfaite, pour cela devenir prêtre ou moine. Si j’en parlais, on se moquerait. Assez lâchement, ne pouvant tout, je ne fais rien. Mais j’en porte le regret.

Il y a d’ailleurs un autre obstacle, insurmontable celui-là. Le vœu qui m’a lié à la reine : ne rien dire, pas même à confesse. Cinq ans ne l’ont pas usé : c’est un ciment. J’ai beau me dire : « Tu es stupide », j’ai promis, je dois tenir. Cette idée je n’en parle à personne, car je ne trouverais pas les mots pour l’expliquer. Elle existe tenace, toujours présente, niaise si l’on veut et, quand on pense à ses conséquences, effrayante. Si quelque chose au genou me rend inapte au service du pays, autre chose dans la tête me rend inapte au service de Dieu. J’en souffre au fond de moi-même. Comme je suis triste naturellement, cela ne se voit pas.

À la maison, rien de changé. « Ah ! mon Dieu ! oui. — Ah ! mon Dieu ! non. » La mallette de papa a pris de la patine. Une auto en passant y a laissé du cambouis : une grosse tache. Chaque fois que papa la regarde, il a l’air de la découvrir et passe la main dessus. Je pense au sang sur les doigts de Lady Macbeth :

— Pas la peine, papa, cela ne s’en ira pas.

Il me regarde alors avec son air de pur Lou… Son : « Ça suffit » est resté entre nous. J’y pense ; il y pense. Comme la tache, cela ne s’en ira pas.

Un jour, j’ai eu un élan vers maman. Je me suis jeté à son cou. J’aurais voulu… j’aurais voulu… Peut-être me décharger de tout. Je n’ai pas pu. Sans doute a-t-elle deviné ?

— Mon pauvre petit.

Quoi encore ? J’ai un ami, Charles, mon ancien camarade d’école. J’en parlerai. Les cubes et les roues m’ont mené moins loin que lui. J’ai lâché tout. Pour être libre, j’ai déchargé les bateaux sur les quais. Un sac sur le dos, une planche sous mes pieds, l’eau dans le bas et dans ma tête la poutre de Montaigne : le plein vertige. Je suis rentré à la maison, peu fier. Papa m’a dit :

— Fini de rire.

Voilà ! C’est avec ces mots comme viatique, que j’entrai dans la vie réelle.

Je ne sais d’où vint à papa l’idée de me placer en apprentissage chez un mouleur en plâtre. Ce métier n’avait guère de rapport avec mes cubes et mes sphères. Pourtant, ce n’était pas laid, le plâtre. Cette poussière hors d’un sac, de l’eau qu’on y verse, l’homme parce qu’il pense, y met un peu du sien et de cette matière plutôt bête, crée un objet qui aura ses bonheurs, ses malheurs, une vie à soi comme une personne. Je m’intéressais surtout aux statuettes. Le patron était un Italien comme le goinfre. Sans doute mangeait-il moins ; il bavardait davantage :

— Tou rêves, Marcel. Presto, dépézons.

Au bout du mois, je ne m’étais pas assez dépézé.

Papa me trouva alors un emploi plus sérieux dans les bureaux d’un Percepteur. Là ce fut vraiment « fini de rire ». Chiffres de haut en bas, chiffres de gauche à droite, ce sacré total qui n’acceptait pas toujours de tomber juste, plus moyen de rêver. Je vis pourtant beaucoup de choses dans les bureaux de M. le Percepteur.

Et d’abord, j’y vis M. le Percepteur lui-même. Il est bien sûr qu’il était pourvu de la quantité nécessaire de cheveux, de dents, de doigts, dont il se servait dans le privé à la façon de tout le monde. Une fois derrière son pupitre, il devenait une machine. Sa femme elle-même, se fût présentée, qu’elle eût été, je crois, comme les autres : un contribuable. Ces contribuables se partageaient en deux classes : les uns qui réglaient leur compte et c’était bien ; les autres qui se faisaient tirer l’oreille et c’était mal. Il connaissait pourtant quelques êtres d’exception, non contribuables, qu’il dénommait : les Contrôleurs. Vis-à-vis des contrôleurs, il était un peu pleutre. Il nous répétait :

— Ils m’en veulent et cherchent à me casser. Je compte sur vous, mes amis, évitons les erreurs : nous marchons la main dans la main.

Cela me faisait sourire. Je ne me voyais pas du tout marcher la main dans la main de ce bonhomme.

Après le Percepteur, il y avait son premier commis, M. Poncin.

De semaine en semaine, à cause de ses dents, M. Poncin était très gros d’une joue, tantôt la droite, tantôt la gauche, jamais les deux joues à la fois. À respirer son haleine, « camphre, créosote, iodoforme » prenaient un sens précis. La main dans la main de son patron, il l’aidait à faire payer les gens. Il disait aussi : les contribuables. Mais là commençait une différence. Ceux qui plaisaient à M. le Percepteur, parce qu’ils payaient vite, ne plaisaient pas à M. Poncin. Pour peu, il eût trouvé que c’était mal. Il préférait ceux qui ne payaient pas, à qui l’on envoie des premiers avis, des derniers avis, des sommations avec frais, toutes sortes de papiers profitables à qui les envoie et c’était lui qui les envoyait : alors c’était bien.

Ainsi le bien de M. Poncin différait du bien de son patron. Entre les deux, je restais neutre. Cependant ce désaccord me tracassait. Voilà de mes niaiseries, c’est entendu. Mon ami Charles le disait aussi :

— Le Bien, le Mal, tu prononces cela comme s’il y avait des majuscules ; il n’y en a pas.

Quand même si entre deux hommes, sur un vague coin de la terre, le bien de l’un n’est pas le bien de l’autre, qu’en est-il entre tous les hommes, sur toute la terre ?

Un jour, j’eus ma petite aventure. Pensant à ses avis, M. Poncin vérifiait ses registres, quand il donna du doigt dans un petit carré vide. Oh ! ce doigt ! Il me parut voir la queue d’un chien frétiller devant un trou de lapin. Ce carré était destiné à mentionner la somme qu’un contribuable aurait dû verser depuis longtemps. Le contribuable s’appelait Mme  veuve Lapierre. La somme était de cinq francs. Il s’agissait précisément d’un chien.

— Voilà qui est bien, dit M. Poncin. Nous allons envoyer un premier avis.

Le lendemain, une petite vieille parut au guichet.

— J’ai reçu ce billet. Je suis…

— Oui : Mme  veuve Lapierre.

Elle n’était pas en pierre du tout. On eût dit du bois, tailladé, crevassé, une épaule vers en haut, une épaule vers en bas, une pauvre mantille qui s’accrochait de son mieux pour ne pas glisser par terre. « Il est stupide, pensai-je, d’ennuyer cette vieille pour cinq francs. » Mais j’étais au service de mon Percepteur :

— Ces cinq francs, expliquai-je, sont dus pour votre chien.

— Je n’ai plus de chien, Monsieur.

— Vous en avez eu.

— Il est mort.

— N’importe. Vous devez cinq francs.

— C’est une somme.

Parbleu ! je le savais bien.

— C’est la loi, Madame.

Tout compte fait, elle n’avait pas les cinq francs.

— Alors, au suivant.

Je lançai cet appel avec une certaine joie.

Un mois plus tard, M. Poncin reprit ses registres, tomba dans le carré vide de Mme  veuve Lapierre :

— De mieux en mieux. Ce contribuable s’obstine. Nous allons taper dur.

Un avis partit : avec frais. Le lendemain, en bois plus que jamais :

— Je suis…

— Je sais : Mme  veuve Lapierre.

Décidément, il me parut impossible d’extorquer à cette femme cinq francs plus les frais. Comment faire ? Dire carrément : « Ne payez pas… On vous oubliera », le Receveur et Poncin se trouvaient dans mon dos. Je pris un moyen terme. Très haut, pour qu’ils l’entendent :

— Votre chien, Madame, ne me regarde pas, vous devez cinq francs et les frais : payez.

Et en même temps, je clignais de l’œil, je remuais la tête : « Non, non, ne payez pas », tandis que mon doigt, lui renvoyait son papier : « Reprenez cela. Allez-vous-en. »

Oui de la bouche, non de la tête, d’abord la dame n’y comprit rien. Puis elle me dévisagea en plein, sourit un peu et très vite au bord de la paupière, un petit, un tout petit clin d’œil, répondit au mien.

— Ah ! bien, fit-elle. Bien, bien, je repasserai.

C’était réglé. Elle ne repasserait plus.

Après je ne fus pas tout à fait tranquille, j’eus même quelque remords. J’avais secouru de mon mieux cette veuve Lapierre : c’était bien. Mais j’avais desservi mon Percepteur et c’était mal. Je m’en ouvris à Charles :

— Tu as, me dit-il, agi suivant ton cœur. Seulement, primo (il leva le pouce), ton premier patron t’a congédié. Secundo (il leva l’index), si tu continues, cela ne traînera pas chez le second. Tertio (le pouce et l’index fouillèrent dans une poche), voici de quoi mettre un peu de noir dans le carré de ta veuve.

Et il me glissa cinq francs.

Encore un Bien. Et le meilleur.