Le Perce-oreille du Luxembourg/p2/02

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Les Éditions Rieder (p. 114-122).
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II



Ce brave Charles ! Primo, secundo : de la méthode et de la bonté au bout. C’était tout lui. Une dent lui manquait à gauche en haut. Cela formait un petit trou, juste de quoi pousser un bout malicieux de langue qui corrigeait ce qu’elle disait parfois d’un peu sévère. Ah ! si j’avais travaillé comme lui ! Je n’eusse pas été en peine de cent sous pour calmer, avec du noir sur du blanc, ma conscience. Il était en passe de devenir quelqu’un. Que je ne fusse personne ne l’offusquait pas. Au temps du plâtre nous sortions ensemble, lui correct en noir, moi en blouse pleine de poussière. Le plus gêné, ce n’était pas lui. Il habitait avec sa mère à Bagneux. Un gentil pavillon, deux cerisiers devant la porte, quelques mètres de jardin. Il m’avait dit :

— Quand tu voudras, je suis libre le dimanche. Ton couvert t’attend.

J’allais, je n’allais pas, en égoïste, suivant ma convenance, non à la sienne. Je laissais passer des mois :

— Ah ! re-voilà notre Marcel.

Jamais d’autres reproches.

Pendant tout un temps, ses traits m’ont échappé. Je les retrouve maintenant : long, maigre, un beau front, le cheveu rare, le visage singulièrement rouge, entre deux dents la petite fenêtre pour le gentil bout de langue. En promenade, il m’arrivait de marcher très vite. Il s’essoufflait, le front en sueur.

— Pardon, Charles. Je t’ai fatigué.

— Mais non ! Tu sais que je transpire toujours.

C’était presque vrai. Même chez lui, quand il ne bougeait pas, des perles de sueur lui venaient tout à coup. Cela nous faisait rire.

J’arrivais de grand matin. Après déjeuner, sa brave maman nous servait un café solide qui m’excitait un peu.

— Je vous laisse bavarder.

C’était le bon moment. Tandis que nous causions, on entendait : boum… boum… les coups de pied que lançaient des joueurs de foot-ball sur un terrain tout près. Puis un hurlement sauvage quand la balle touchait le but. Ce vacarme agaçait Charles. Il lui gâtait ses dimanches. Il m’agaçait aussi. Pourtant il se mêlait si bien à nos entretiens qu’après des années, penser à Charles, c’est entendre un boum, et entendre un boum, penser à Charles.

Je lui disais tout. Moi ! moi ! moi ! Je jouissais en égoïste du bonheur de me confier à un ami, sans me demander si ces histoires ne l’ennuyaient pas. Je lui disais des choses que je n’eusse pas confié à maman. Sans doute si elle l’avait su, elle en eût pris du chagrin. Mais on a besoin de se répandre en dehors des siens : les parents ne comprennent pas cela. Charles connaissait mon aventure de page, sauf les points essentiels dont le pacte m’interdisait de parler

— Primo…

Ce qu’un Charles si méthodique pensait de ces lubies, on le devine. De la part de papa, des réprimandes m’eussent choqué. De lui, j’acceptais tout — même avec un certain plaisir, quand il se montrait sévère. Nous parlions aussi de religion. Il n’avait pas eu, dans sa vie, un curé de l’île Saint-Louis. Dieu, le péché qui pue, le diable qui rôde, il ne s’en souciait guère. Quand je lui racontais mes Ave, le bec de gaz, le perce-oreille, je voyais sur son front ses efforts pour comprendre. Je lui donnais un certain vertige. Il m’écoutait avec son éternelle patience.

— Oui… Oui… Tes scrupules d’absolu.

Il me venait quelquefois des idées baroques. Elles m’appartenaient, certainement, et je m’énervais à les défendre. Mais de quel arrière-fond montaient-elles ? Je me souviens qu’un jour je me pris à palper les os de son visage.

— Il faut que les choses durent, Charles. Penser que notre chair disparaîtra me rend malade. Maigres, secs, la peau sur les os, voilà comment j’aime les gens. Si j’embrasse quelqu’un, je cherche les pommettes, le front, où c’est dur, où l’on sent les os. Les rêves, même, disparaissent, Charles… Seul le squelette ne fuit pas.

Avec frénésie, je hachai ces phrases. Après son front, je lui cherchai les os des genoux, les côtes. Je finis par les chercher sur moi-même. Mes mains tremblaient. Qu’est-ce qui me prenait ? Cette fois, Charles me parla sans montrer son bout de langue :

— Toujours tes scrupules d’absolu. Moi je construirai des ponts. Ils dureront plus que tes squelettes.

Il laissa tomber ces mots et je me tus. Ce n’est pas lui qui eût vacillé en vertige sur une planche, à ras du sol.

Un dimanche, il me parut préoccupé, triste. Je l’avais négligé pendant quelques semaines. Nous déjeunions :

— Cela ne va pas, Charles ? Tu es…

Du coin de l’œil, il me montra sa mère.

— Allons, dit-il, avec un sourire forcé, sers-toi…

Lui-même ne mangea guère. Le café servi, la mère partie, il quitta la table, piétina dans la pièce, alla jusqu’à la fenêtre, en revint, y retourna, se planta derrière les rideaux. Je le rejoignis ; il ne parut pas s’en apercevoir. Nous étions au rez-de-chaussée. Dans la rue, presque personne : deux ou trois passants, quelques joueurs de foot-ball, une auto en pleine vitesse. Soudain, il poussa un petit gémissement. Je levai les yeux. Lui toujours si rouge, il était blanc. En suivant son regard, je vis qu’il observait une jeune fille. Elle marchait vite, ne se doutant de rien, tirée en avant par un gros chien en laisse. « Voilà, pensai-je, mon Charles amoureux. Mais pourquoi être si pâle ? Et ses yeux ! »

Ses yeux, en effet, si paisibles d’habitude s’ouvraient tout grands, avec une certaine angoisse. Les paupières sautaient tout le temps. Je l’appelai :

— Charles !

Il ne répondit pas. J’appelai plus fort :

— Charles.

Il regardait toujours. Je m’éloignai. Il resta quelques instants encore et quand la jeune fille fut sans doute hors de vue, revint à table. Ses yeux tombèrent sur moi. Son front était plus mouillé que jamais. Je voulus l’interroger. Je devinai à son air qu’il ne le désirait pas.

Charles amoureux et probablement malheureux, l’idée me tourmenta les six jours de la semaine. Pour rien au monde, je n’eusse manqué le dimanche. À déjeuner, il me sembla calme. Il plaisanta sa maman qui avait salé trop la viande. Le café versé, il but une gorgée et reprit son poste à la fenêtre. La demoiselle passa. Charles pâlit comme l’autre fois. Quand elle eut disparu, il se retourna en haussant les épaules. Je le regardai avec compassion :

— Voyons, Charles.

— Oui, fit-il. J’en suis là.

— Que veux-tu dire.

— Eh bien ! tu l’as vue : c’est Jeanne.

Je tâchai de plaisanter.

— Ton amie ? Je te félicite.

— Une amie ! Autant dire que nous étions fiancés.

« Étions » quelle détresse ! Je compris que mon tour venait de recevoir des confidences. Je lui pris la main :

— Allons, Charles. Raconte-moi.

— Elle habite dans notre rue, un peu plus haut. Je l’aimais beaucoup. Elle aussi. Du moins je…

Il s’embrouilla alors dans une histoire d’une simplicité stupide. Elle venait à sa rencontre. Tout en marchant, elle s’arracha une bague, la glissa dans son sac, croyant qu’il ne s’en apercevrait pas. Il n’avait rien dit, mais durant toute la promenade, avait ruminé une seule idée. Si elle cachait cette bague, elle avait ses raisons. Et quelles raisons, sinon qu’elle l’avait reçue ? Et de qui ?

— J’ai rompu.

Je le regardai avec stupeur. Que j’eusse raisonné de la sorte, soit. Mais lui, qui enchaînait ses primo, secundo, avec tant de logique.

— Pour si peu, Charles ! Et si vite, sans être sûr.

— Du jour au lendemain.

— Tu lui as dit pourquoi.

— Elle doit le savoir.

Vraiment, le moins raisonnable des deux, ce n’était pas moi. C’eût été comique. Mais il souffrait.

— Tu as eu tort. En tout cas, puisque tu as rompu, pourquoi la guetter encore. Tu te fais mal.

— Plus que tu ne crois. Elle travaille à Paris. Nous prenons quelquefois le même tramway. Elle ouvre un journal. Si je lève les yeux, les siens sont sur moi.

— Elle cherche peut-être une explication.

— Jamais.

Un « jamais » aussi formel, aussi stupide que les miens.

En ce moment, Charles remit son front contre la fenêtre. La jeune fille revenait. On l’entendit :

— Ici, Kira, ici.

— C’est son chien, dit Charles.

Il grinçait des dents.

Cette scène se répéta d’autres dimanches. Il arrivait qu’en versant le café, la mère bût une tasse avec nous. J’admirais la volonté de Charles qui pensait à la fenêtre et se contraignait sur sa chaise. La jeune fille passait à heure fixe.

— Sait-elle ? Veux-tu que je lui parle ?

— Jamais.

À tant la revoir, sentant Charles si malheureux, je me passionnais avec lui. Je me disais : « Charles est là, avec sa souffrance. Comment ne le devine-t-elle pas. Si rien qu’une fois, elle se tournait un peu… » Ma volonté se tendait. Sans Charles, j’eusse frappé sur la vitre. « Mais regardez donc… Regardez donc… » Elle passait, les yeux devant elle sur son chien.

Une fois presque en face de la fenêtre, elle dut arranger la laisse et lui caressa le museau. Charles frappa du pied.

— Si seulement j’étais son chien.

C’était aussi poignant qu’illogique. Passe encore si ç’avait été moi. Mais lui ! Et pour qui ? J’avais eu le temps d’examiner cette demoiselle Jeanne. Mince, fluette, le nez fait n’importe comment, on en voit par cent mille.

Voilà ce que je pensais.