Le Perce-oreille du Luxembourg/p3/02

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Les Éditions Rieder (p. 171-184).
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II



Si l’ange qui me garde, ne se détourna pas de moi, il dira comment je retrouvai mon lit. Pendant la nuit, je pris une leçon de catéchisme. M. le Curé prêchait. Grand comme je l’avais vu, Dupéché poussait par dérision, hors de la bouche, une pochette molle et rouge, qui était sa langue. Ses chaussures craquaient avec un bruit de coups sur le mur. J’entendis :

— Réveille-toi, Marcel.

M. le Curé était en train de dire : « Le péché, mes enfants » tandis que mon voisin, un œil fermé, l’autre ouvert, murmurait :

— Ne crains rien : tu sais bien que je n’existe pas.

Les paroles mêmes du diable. Un cauchemar, évidemment. Du moins cette fois-là. Voilà un avertissement dont j’aurais dû tenir compte. Malheureusement non. Je me levai les idées embrouillées, furieux. J’avais été ivre, c’est certain. Bêta ! dès ma première rencontre, je m’étais laissé reprendre, écraser comme un gosse de catéchisme, comme un perce-oreille, comme une bourrique. Dans quels hideux mensonges je m’étais engagé ! Prétendre que j’aimais Mlle  Jeanne, une inconnue qui m’ignorait ! Prétendre que je l’avais quittée pour une question de bague ! Avoir commis cette infamie : m’emparer, me parer, du chagrin d’un mort ! Il n’en restait pas moins que dans cette histoire « qui ne tenait pas debout », Dupéché, simplement parce qu’il était du genre costaud, savait ce qu’il eût fait à ma place. Et il ne l’avait pas dit ? Alors qu’eût-il fait ? Qu’eût-il fait ? Plus j’y réfléchissais, plus cela prenait d’importance. Maintenant que je connais la suite, avec quel art il avait préparé son piège !

Je ne lui avais rien dit de mon bureau. Du moins, je ne me le rappelle pas. Le soir, il m’attendit. Cela ne me surprit pas. J’en fus même stupidement ravi.

— Et alors ? demanda-t-il.

Un autre jour, j’eusse détesté cette façon d’accrocher une conversation, quand on ne s’est encore rien dit. Ici, elle signifiait nettement : « Allons ! tu es curieux. Hier, je ne t’ai pas répondu, car tu étais ivre. Aujourd’hui, tu es dispos. Vas-y. » Une seconde, je crus couper court et avouer : « J’ai menti. » C’eût été propre. Je n’osai pas. Quitte à me rétracter après, je voulais auparavant savoir ce qu’il eût fait à ma place. Malheureusement, j’entrevoyais mille petits riens qui rendraient ma question difficile. Dupéché parlait de tout autre chose. Se souvenait-il seulement de la veille ? Comment y revenir sans donner prise à ses sarcasmes ? Ses chaussures qui craquaient, me troublaient. Et aussi sa pochette qui n’était plus rouge, mais verte. De plus, il parlait sans le moindre arrêt où faufiler ma question. Je me dis : « Comptons jusqu’à cent et alors coûte que coûte… » Arrivé à trente, je dus m’interrompre parce qu’il affirmait quelque chose qui exigeait mon oui. Je repris. ! J’en étais à soixante-quinze, soixante-seize, soixante-dix-sept, quand il me bourra le dos, d’une tape pareille à celle du bar de la veille, murmura : « Ce sacré Marcel » pressa le pas, et me laissa en plan. Je restai là penaud. Ah ! Dupéché, Dupéché contre le Saint-Esprit, s’il voulait troubler ma pensée, il calculait juste. « À ma place, qu’aurais-tu fait, cher ami. — Mais ceci, cher ami » et c’était tout. L’histoire tombait dans l’oubli. Au lieu de cela : « Ce sacré Marcel » et une bourrade.

Nous étions à jeudi. Le vendredi, il ne se montra pas. Le samedi, non plus. Il n’avait garde. Cela m’exaspéra. Au bureau je m’exaspérai davantage, parce que Poncin avec son haleine de camphre me dit à brûle-pourpoint :

— Vous écrivez mal vos 5. Moi à votre place…

— Comment, criai-je, vous aussi !

Quand ce dimanche, je me rendis à Bagneux, je n’étais pas Marcel ; j’étais Dupéché qui agissait à ma place. J’arrivai en avance. J’eus le temps de penser que j’agissais mal envers Charles. Bast ! j’étais empoisonné. Quand l’heure approcha je me plantai, non comme d’habitude, de l’autre côté de la rue, mais sur le trottoir de Mlle  Jeanne. Je fonçai droit sur elle et, comme un Dupéché sans vergogne, me laissai entortiller dans la laisse du chien. « Elle me dira au moins un mot. »

— Ici, Kira, ici !

Elle dépêtra sa bête. Pas un regard pour moi. Et l’autre ! qu’eût-il fait à ma place ?

Le lendemain, je le rencontrai. Je m’y attendais :

— Et alors ?

— J’ai vu Mlle  Jeanne.

— Que t’a-t-elle dit ?

— Rien.

— Bien ! bien !

Et de parler d’autre chose. Singulière attitude, n’est-ce pas ? « Voilà, me dis-je. Par ma faute, je me suis embrouillé dans un mensonge, pis que dans une laisse ; j’ignore comment m’en tirer ; lui, il le sait, il pourrait le dire et il s’en moque. D’ailleurs s’intéresse-t-on à une bourrique ? »

J’ai raconté un dimanche, j’en pourrais raconter plusieurs, « Moi à ta place… » Dupéché avait planté l’idée dans mon cerveau et c’est cela sans doute que l’on appelle une idée fixe. Sans lui, sans le mensonge que sa vantardise m’avait imposé, je l’eusse peut-être oubliée. Mais je voulais savoir. De plus puisque je prétendais avoir aimé, puis « plaqué » cette demoiselle Jeanne, il fallait qu’elle soupçonnât, du moins, mon existence. J’en négligeais mon chagrin pour Charles. Je combinais des plans à la Dupéché : « Tu lui souriras… Tu la salueras… Tu… » Cela ne m’avançait en rien.

Le lendemain : Dupéché. À présent qu’il m’avait retrouvé, il me tenait et ne me lâcherait plus. Seulement, il me tenait à sa manière. Il m’arrivait, pour une raison ou l’autre, de désirer le voir : il se cachait. Quand je me disais : « Pourvu que je ne le rencontre pas », il surgissait.

— Et alors ?

Bien entendu, il ne s’agissait pas de révéler ce qu’il eût fait à ma place. Le mot tombait de haut, comme sur quelqu’un dont on sait d’avance qu’il n’y aura pas d’« alors ». Il cachait cette pensée sous des manières gentilles : sourire, effets de pochette, clins d’œil entendus, tapes amicales, grincements de chaussures et tout cela savait ce qu’il eût fait à ma place. Il n’attendait pas ma réponse. D’ailleurs que répondre ? Ce dédain dissimulé m’exaspérait. Au bout de quelques dimanches, j’en vins à oublier le « Qu’eût-il fait ? » Je me tendais jusqu’à l’irritation : « Qu’elle me donne un mot, un sourire, une gifle, que j’aie quelque chose à dire à Dupéché. »

C’est alors que Dupéché poussa plus avant ses manigances. Ne m’en doutant pas, je ne me méfiais pas assez. Un jour il me dit :

— J’ai parlé de toi à mon amie. Elle désire te voir. Je te présenterai. Viens.

Je ne tenais nullement à être présenté à cette amie « qui désirait me voir ».

— Je suis fatigué. Je…

— Tatata. Je t’emmène.

On passa les ponts, nous suivîmes les quais de la rive gauche, on s’engagea dans une de ces rues à boutiques où l’on voit des fauteuils sans fond, des bouquins, toutes sortes de vieilleries et jamais, croirait-on, quelqu’un qui achète. Il s’arrêta devant une vitrine, l’inspecta, bougonna quelques mots, alla jusqu’au bout de la rue, revint sur ses pas, regarda la même vitrine :

— C’est ici. Entre.

Pourquoi, avant d’entrer, avait-il regardé deux fois cette vitrine ? Cela me parut louche :

— Décidément, je crains de déranger.

— Sacré Marcel ! Entre donc.

Une bourrade dans le dos m’y aida. La boutique était vide. Il verrouilla la porte (cela aussi me parut louche) et marcha droit vers l’escalier dans le fond.

— Coucou ! On peut monter ?

Une voix d’en haut tomba.

— Bien sûr ! Monte.

— Suis-moi, Marcel. Par ici.

D’autorité, il ouvrit la porte :

— Voilà Louise.

Un miroir pendait trop bas. Cassée par le milieu, Mlle  Louise s’y arrangeait, — le dos pour nous. — À la main une houppe, pas plus grosse qu’un peu d’ouate, qu’elle se passait sur les joues, sous les yeux, comme pour tamponner une seule larme. Sur la toilette une boîte à fards me tira l’œil : Rouge confusion. J’eus un sourire que le reflet de Mlle  Louise dans la glace attrapa sur le mien. Jolie ? Je ne sais pas. Son rouge confusion, du bleu, du noir, du blond, on pensait à une poupée aimablement bariolée. Les bras étaient nus. Dans leurs bas de soie, les jambes semblaient aussi nues que les bras. Nues comme les jambes de ma tante, mais d’une peau qui me parut plus fine. J’aurais voulu les toucher. Quand elle se retourna, son œil gauche eut un petit air malicieux, parce qu’il louchait un peu. Ce n’était pas laid. Il se remit tout de suite en place.

— Mon ami Marcel, fit Dupéché.

— Ah bien.

De la part d’une personne « qui désirait me voir » c’était court. « Elle ne me pardonne pas mon sourire. »

— Et alors, enchaîna Dupéché, cela a marché ?

— Oui mon gros. Bonne affaire.

Je crus entendre : « Affûres » comme le prononcent les mauvais garçons. « Une affaire à la Dupéché, ce doit être du vilain. » Je regardai du côté de la porte.

— Assieds-toi donc, fit Dupéché… Non pas là, ajouta-t-il, comme je me dirigeais vers le divan.

Il s’y allongea lui-même, pendant que je prenais une chaise.

— Et toi, ma chère, tu nous feras du thé.

— Oui, mon gros.

Son gros couché à plat, elle commença son petit manège : un plateau qu’elle retira d’un placard, la théière, deux tasses, une troisième qu’elle prit sur une console et nettoya en y soufflant son haleine : pour l’invité évidemment. Dupéché ne s’occupait pas de moi. Une de ses jambes pendait. Le pied en bougeant faisait son bruit de cuir. C’était agaçant. J’affectais de suivre avec le plus vif intérêt les mouvements de sa Louise. Je tenais mon sourire prêt. Plus le sourire de tantôt pour le rouge confusion. Un autre, presque implorant, celui de Bagneux, quand Mlle  Jeanne approchait. Une cuiller tomba. Je la ramassai. On ne me dit pas merci. Le réchaud allumé, elle se tourna vers Dupéché et le rejoignit sur le divan. Ils se prirent aussitôt dans les bras.

Qu’est-ce que je faisais là ? De ma chaise, je ne pouvais pas ne pas les voir. D’ailleurs, ils ne se gênaient pas. Je les regardai avec une certaine curiosité de bourrique. Une main à la ceinture de sa Louise, Dupéché lui soulevait la tête, les doigts écartés parmi les cheveux. Leurs bouches s’avançaient l’une vers l’autre, comme deux choses molles qui se cherchent et s’aplatissent dès qu’elles se rencontrent. Écrasé contre une joue, le nez de Dupéché pliait par le bout. Tous deux fermaient les yeux. Par moment il ouvrait les siens et s’écartait un peu pour voir où en était sa Louise. Cela lui permettait aussi de reprendre haleine. Puis de nouveau, pan ! les choses molles l’une contre l’autre. « Quelle comédie ! » Depuis longtemps, je n’embrassais plus les femmes. Je savais bien que si cela m’arrivait, que Dupéché à ma place, moi à la sienne, mon nez ne s’écraserait pas sur la joue de sa Louise, mes lèvres ne s’aplatiraient pas de cette façon répugnante, que je n’aurais pas leur expression béate de demi-noyés qu’on sort de l’eau, lorsqu’à la fin se séparant, ils rouvrirent les yeux.

— Et alors, demanda Dupéché, tu l’as vendue un bon prix ?

— Oui, fit la poupée. Si tu en connais d’autres…

— Peut-être. J’ai repéré une armoire normande, du Louis XV. Du pur, tu sais.

Je dus m’avouer que leur « affaire » n’était pas si vilaine. Elle me rappela la vente de notre vieux fauteuil et le « pur Lou… » de papa. Il me parut intéressant de raconter cette histoire. Déjà, ils avaient repris leurs embrassades. Vraiment m’avaient-ils invité pour me montrer cela ? Oubliée comme moi, la bouilloire sifflait en crachant son eau chaude. Elle, du moins, pouvait dégorger sa rage.

À un moment Dupéché, relevant la tête comme pour souffler, me fit, par-dessus l’épaule de sa Louise, un long clin d’œil. Ce signe reproduisait si nettement les miens dans le bar à notre première rencontre, qu’il ne pouvait être qu’une revanche. Il disait clairement : « Tu nous gênes. Va-t’en… » Sans un mot je me levai et me retirai sur la pointe des pieds. En bas, je dus déverrouiller la porte. De colère, je la laissai grande ouverte. « S’ils croient être chez eux. » Puis cela me parut méchant. Je refermai de mon mieux. Là-haut, ils s’étreignaient sans doute, elle les jambes nues comme celles de ma tante, lui Dieu sait en quelle ignoble attitude, tandis que la bouilloire, plus heureuse que moi, répandait en pleine colère son eau chauffée pour rien. Je me dis :

— Hue ! bourrique.

Dupéché, le lendemain, me reprocha d’être parti « comme si j’avais le feu quelque part ». J’ai déjà dit qu’entre nous les mots n’avaient pas le sens anodin qu’on pourrait leur découvrir. Je le constatai ce jour-là. Avec un air de plaisanter, je levai les doigts à la façon de Charles :

— Primo, c’est la bouilloire qui avait le feu quelque part…

Il rit.

— Secundo, dis-je en me montant, je ne sais si tu as voulu prendre une revanche, mais tu m’as regardé comme ceci…

J’abaissai une paupière.

— Oui, repris-je avec colère, ainsi…

Et parce qu’il semblait ne pas comprendre, je montrai l’œil, violemment avec le pouce — un peu comme ici pour mes tics.

Il pouffa :

— Sacré Marcel ! Toujours voir des perce-oreilles ! Tu vas te blesser.

— Perce-oreille toi-même, pensai-je prêt à lui tourner le dos.

— Viens boire un verre.

J’allai. Mon corps tremblait de colère.

Résultat de ce thé manqué : le premier dimanche que je me retrouvai devant Mlle  Jeanne, je la considérai d’une façon différente. Eh ! eh ! où avais-je vu que son nez était fait n’importe comment ? Très beau ce nez, très fin, des ailes délicates. Elle marchait avec beaucoup de grâce, les yeux bleus, pas « insignifiante » du tout, et dans la joue, comme la poupée de l’autre, elle montrait un petit creux où… Je me ressaisis. Qu’est-ce que je pensais là ? L’ancienne amie de Charles ! Je ne savais que trop d’où me venaient ces vilaines idées. Mais c’était fini. Je m’étais assez avili à me planter ainsi sur son chemin. À présent que je savais… Honteux de moi, je fis demi-tour, bien décidé à couper net cette histoire. Le soir, je récitai deux Ave de plus, en réparation de mon péché contre Charles. Je les récite encore. Pendant un mois, je m’empêchai de retourner à Bagneux. Je ne succombai qu’une fois. Quand la tentation venait, je fermais les yeux. J’appelais l’image de Charles.

Par malheur je ne pus éviter Dupéché. Il se faufilait de plus en plus dans ma vie. Je le voyais presque journellement. Et toujours avec ses airs de bon garçon d’autant plus faux que je connaissais maintenant ses prétendues extases sur les choses molles de sa Louise. C’est vers cette époque que, me laissant croire qu’il refuserait, il se fit inviter à la maison. Comme je l’ai dit, maman me félicita d’avoir trouvé « un nouvel ami, bien d’aplomb, juste ce qu’il te faut ». Ah ! bien oui ! Le soir, il m’entraînait chez sa poupée. Elle se montrait plus familière. Elle m’appelait Marcel. Ma tasse à thé attendait avec la leur. Quand la représentation commençait sur le divan, je m’efforçais de ne pas la voir, du moins, de ne pas reporter sur Mlle  Jeanne les pensées qui m’en venaient. Par le fait, elles y allaient. Cela m’était très pénible. Lorsque je m’en allais, Dupéché descendait avec moi pour verrouiller la porte. Un soir, il me retint et à brûle-pourpoint :

— Et les amours, ça va ?

Je compris plus tard que j’aurais dû répondre : « Je n’en ai pas. »

— Ça va, dis-je vaguement.

— Petit cachottier ! Toi tu connais mon amie. Il serait temps que tu me présentes à la tienne.

— La mienne ? balbutiai-je. Qui ?

— Mais… ta demoiselle Jeanne.

Il avait retenu jusqu’au nom ! Je le regardai avec terreur :

— Tu sais bien, commençai-je…

Je voulus ajouter : « …Que j’ai rompu. »

— Tout ce que tu voudras mon vieux. Chacun son tour. Tiens ! si tu veux, tu me présenteras, voyons ? pas dimanche. Dimanche en huit.

Je ne répondis rien. J’étais dans la rue quand il me rappela :

— Bien entendu : sans cérémonie.

Il faisait noir. Je ne vis pas, j’entendis son horrible sourire.