Le Perce-oreille du Luxembourg/p3/03

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Les Éditions Rieder (p. 185-199).
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III



Je ne sais comment, arrivé au quai, au lieu de tourner à droite je tournai à gauche. Présenter cet homme à une demoiselle que je ne connaissais pas, qui ne voulait même pas me voir ! Ah ! Dupéché ! Dupéché véniel, Dupéché mortel, Dupéché contre le Saint-Esprit ! Mes mensonges me tenaient bien. Je me les racontai, comme si je m’adressais à un autre. « Voilà, pour Dieu sait quelles raisons, alors que tu te trouvais très mal engagé dans une marotte, tu as pris pour ton compte l’histoire de la bague et de la rupture, ce qui était vrai pour Charles, faux pour toi… Tu as raconté tes stations, ton besoin d’être son chien, ce qui était vrai pour Charles et, pour d’autres motifs, vrai pour toi. De ce faux, de ce vrai, Dupéché a conclu, a feint de conclure, qu’elle est ton amie, une amie familière à qui l’on présente un camarade et sans cérémonie. Comment te tirer de là ? Et pourquoi te jette-t-il dans cet embarras ? Eh ! son jeu est clair. Il t’a présentée à son amie, pour t’obliger à le présenter à la tienne. Mais dans quel but ? Quel besoin a-t-il de connaître Mlle Jeanne ? »

Pour la première fois je pressentis ce qui devait se réaliser plus tard.

Revenir en arrière, avouer mon mensonge, certes j’y pensai. Je fusse mort plutôt que de m’humilier devant cet homme. Je ne voulais pas me dérober non plus. Peut-être dans mon idée intime y avait-il autre chose. Par exemple, un désir de reprendre la promesse que je m’étais faite et de retourner vers Mlle Jeanne.

À un moment je fus tout surpris de me trouver loin de chez moi, sous la tour Eiffel. Je pris un tramway. Papa me gronda parce que j’arrivais tard.

— Comme tu es pâle, fit maman. Ton dîner t’attend.

Je refusai de manger. Je m’enfermai dans ma chambre ; je m’assis sur mon lit ; je regardai longuement un coin de mur. Et voilà que tout à coup j’entendis une voix. Derrière moi. Pas celle de notre curé bien qu’on cherchât à l’imiter. Une voix plus forte, blagueuse un peu. Celle qui certaine nuit de cauchemar, avait prononcé la phrase du diable :

— Ne crains rien. Tu sais bien que je n’existe pas.

On la répéta trois fois. À la troisième, Dupéché surgit tel que je l’avais vu tout à l’heure. Il se dandinait sur la pointe des pieds, à la façon de M. le Curé, mais ses chaussures ne craquaient pas. Il traversa la chambre dans toute sa longueur, cligna de l’œil, une fois, deux fois, disparut.

Maman prétend que cette nuit encore elle dut m’éveiller à cause d’un mauvais rêve. Ouais ? Ce qui est sûr, c’est que « le mauvais rêve » passé, je m’endormis avec calme. Je savais comment je devais agir. Dupéché me l’avait signifié.

Je laissai paisiblement s’écouler la semaine. Avec intention, Dupéché m’avait donné un dimanche de répit. Je l’employai bien. Avant midi, je débarquais à Bagneux. Il ne s’agissait pas cette fois d’obtenir un regard de Mlle Jeanne. Pour rien au monde je n’eusse voulu la rencontrer. Je sonnai chez la mère de Charles. Surprise ou non, en deuil ou non, je ne m’en souciai pas. « Pourvu qu’elle me retienne à déjeuner ». Au moment du café, je repris notre poste à la fenêtre. J’étais comme les hypnotisés que l’on manœuvre, paraît-il, à distance.

— Madame Corbier.

— Quoi donc, Marcel ?

— Cette demoiselle, là, sur le trottoir, la connaissez-vous ?

Elle enleva ses lunettes, comme les personnes de son âge pour regarder au loin.

— Cette demoiselle ? C’est Mlle Dupré, Marcel. Jeanne Dupré, je crois.

— Ah ! Dupré.

Je savais ce que je voulais. J’ajoutai pour ne pas couper court.

— Elle habite loin ?

— Non, par là. Au numéro 9. La connais-tu ?

— Oh ! sans la connaître. Il me semble l’avoir rencontrée en ville.

— Possible, petit. Elle y travaille. Une personne active, instruite, très sérieuse. Ses parents sont morts… C’est leur chien…

— Un beau chien, Madame Corbier.

— Un très beau chien, petit. Un très beau chien.

Comme j’étais lâche ! Dupéché tirait les ficelles.

À la maison, je poursuivis mon « plan ». Je couchai l’adresse sur une enveloppe. Puis j’écrivis :

Mademoiselle. Je suis un ami de Charles Corbier. Je voudrais vous parler de lui. Je vous rencontre souvent le dimanche dans votre rue. Me permettez-vous de vous aborder ?

Cette lettre, je l’écrivis, c’est-à-dire je ne l’écrivis que mentalement. Je m’en répétai le texte, tant j’étais peu sûr de moi. Puis j’en commençai une autre, une vraie, mais pour un ami qui n’existait pas. Je racontai quelques menus faits d’où il résultait que j’étais un bon garçon, digne de confiance. Ensuite je passais à Mlle J. D., l’amie de Charles. J’avais à lui parler. Elle me semblait si distante ! Je n’osais l’aborder. Ce fut cette lettre que je glissai sous l’enveloppe de Mlle Dupré. Ainsi, elle serait renseignée d’une façon indirecte, d’autant plus convaincante.

Ma lettre à peine à la poste, la boîte qui l’avait avalée se mit à rigoler avec sa grande bouche. Niais ! J’avais été niais et, de plus, vil. Mon plan d’ailleurs ne résolvait rien. Le premier pas resterait à franchir, celui précisément où je trébuchais. Que l’on se moque de moi, si l’on veut : toutes mes angoisses me reprirent. Ah ! ce dimanche, s’il pouvait ne pas arriver.

Le lundi, comme de juste, je revis Dupéché. Je me gardai de lui montrer mon inquiétude. Comme il ne parlait de rien, je pris les devants :

— Alors cela tient toujours ?

— Quoi, tient toujours ?

— Notre petit voyage, dimanche.

— Si tu veux, fit-il, avec sa fausse indifférence.

Je me frottai les mains comme pour une bonne partie. Au fond de moi, je pensais au prometteur de la fable : « D’ici là, le roi, l’âne ou moi serons morts. » Je me fusse sacrifié volontiers.

Dupéché me tint à l’œil tous les jours. Le samedi, ni l’âne, ni le roi, ni moi, n’étions morts. On prit le thé chez sa Louise.

— Alors, fis-je, c’est pour demain ?

— Quoi pour demain ?

— Le voyage.

— Si tu veux.

Je pris un air ravi :

— Évidemment, mon vieux, pour demain.

Dans mes jambes, mes muscles se tendaient comme le jour où j’avais voulu le battre. À ce moment, la poupée se planta devant moi, avec ma tasse de thé. Son œil, ainsi qu’il lui arrivait souvent, loucha une seconde. Une idée me vint : « Si elle nous accompagnait, ce serait le comble. » Déjà, je la formulais :

— Et vous, Mademoiselle, me ferez-vous le plaisir ?

Je sentis un froid comme si je promenais au long de mon bras un couteau en m’imaginant le mal que j’aurais.

— Une autre fois, dit-elle. Dimanche, je ne suis pas libre.

J’appuyai davantage le couteau :

— On se libère, Mademoiselle. Une promenade à quatre, ce serait charmant.

— Impossible, vraiment.

— Mais si.

Un rien de plus, la lame entrait. J’eus du moins cette chance : qu’elle refusa.

On parle de la dernière nuit des condamnés à mort. J’eus une nuit de ce genre. Quand je pensais « demain » je sentais comme un coup au bas de l’épine dorsale. En outre, il me venait des idées enrageantes à force d’être stupides. Il me restait quelques heures. Pendant ce temps la queue d’une comète pouvait balayer la surface de la terre, avec tous les gens qui se promenaient dessus et par conséquent Dupéché. Ce Dupéché, en sortant de chez sa poupée, pouvait subitement tomber mort. Cela existe, la mort subite. Ou bien sa Louise. Ou bien moi. À un moment, je perçus le grignotement de ma montre dans ma poche. Tic-tic-tic-tic, ce qu’il y en avait ! Cela me rappela un autre tic-tao que j’avais entendu certaine nuit pendant que dans la chambre à côté montait le cri de maman. Si, brusquement, ces cris recommençaient. Maman serait malade, tant pis ! Dupéché n’aurait plus prise sur moi. Je repoussai cette pensée. Quand même je l’avais eue. Je l’avais encore. Tic-tic-tic, que de place pour un cri entre tous ces tic-tic.

Dupéché vint me chercher et nous partîmes ensemble. Dans le tramway, mon plan me parut encore plus bête. Mlle Jeanne avait lu ma lettre. L’aborder ? Mais elle verrait l’infamie sur mon front. Dupéché sans doute avait combiné le coup à seule fin de compliquer les choses. Oh ! il s’en tirerait, lui ! « Moi à ta place… » Gras, carré, costaud, il fixait sur moi ses yeux qui rigolaient d’avance de me voir près de Mlle Jeanne. Ils rigolaient, mais ils voulaient. Il arborait une pochette neuve, une pochette exécrable, couleur abricot. Ah ! si j’osais ! Je l’attraperais par là, je lui donnerais une secousse, il roulerait bas du tramway, sa main s’agripperait à la barre, puis son corps à terre, perdant, avec son sang, son horrible pouvoir sur moi.

Avec son air de bourreau innocent, il tira sa montre :

— On approche.

Bien sûr, on approchait ! Mes regards tombèrent sur sa cravate. Elle était assortie à la pochette, également couleur abricot. Il y avait piqué une grosse épingle que je ne lui connaissais pas : « Ah ! ah ! tu t’es mis en frais. Eh bien ! on verra. » Cela me donna une sorte de courage.

— C’est entendu, dis-je, tu verras Mlle Jeanne. Mais tu la verras dans la rue, de loin, tandis que je lui parlerai. Quant à te présenter (je louchai vers sa pochette) impossible.

— Impossible ! Et pourquoi ?

— Je ne suis pas assez… Enfin, je crains de la froisser.

— Je ne te comprends pas, fit Dupéché. Je ne te demandais rien, c’est toi qui me proposes…

— Moi !…

— Bien sûr, ce n’est pas moi. Hier, tu as invité Louise.

Il jouait si bien la bonne foi qu’avec un autre j’eusse douté.

— Enfin, tranchai-je, ce n’est pas possible.

Je crus qu’il se fâcherait. Il leva une épaule.

— Ce n’était pas la peine de m’entraîner. Bah ! je descendrai au prochain arrêt. C’est simple.

Simple ? Le mot me mit en méfiance. Je m’accrochai à lui :

— Dupéché, tu ne descendras pas. J’ai promis. Tu la verras.

— À la bonne heure. 

— Seulement, repris-je avec assurance, tu la verras de loin, pendant que…

« Pour le coup, pensai-je, il va éclater. » Il prit son air de bon garçon :

— Sacré Marcel ! Comme il te plaira. On se retrouvera pour le retour.

Ouf ! J’étais débarrassé. Plutôt je n’étais pas débarrassé ; l’essentiel restait. En descendant du tramway je portais quelque chose. C’était lourd, comme certain jour, une couronne…

Je montrai le bar au Gaillac :

— On se retrouvera là.

J’ajoutais malgré moi :

— Sois tranquille, le patron ne s’inquiète pas si l’on porte une couronne.

— Que dis-tu ?

— Tu m’entends. C’est bien ton tour.

Il ne répondit pas. Il me fallut, comme toujours, dépasser la maison de Charles. « Tu me vois, murmurai-je. J’agis mal. Ce n’est pas ma faute. Ah ! si tu n’étais pas mort. » J’arrêtai Dupéché.

Mlle Jeanne ne tardera pas. Va sur l’autre trottoir, je l’attendrai ici.

— Parfait, dit-il. Bonne chance !

Je me mis à faire les cent pas. « Bonne chance ! » Quelle ironie ! Pourquoi acceptait-il de si bonne grâce mes arrangements. Il restait quelques minutes. Il pouvait encore mourir. Ou moi. Ou Mlle Jeanne ne pas paraître. Je perçus nettement là-haut, le bruit de sa porte, le cri de son chien, le tapotement des ongles sur les marches, les pas de Jeanne. Elle était comme toujours. C’est-à-dire, elle était comme je la voyais depuis que je l’avais regardée à travers les baisers des deux autres. De plus elle avait lu ma lettre et Dupéché me surveillait, qui voulait que je l’aborde. Le chien qui tirait sur sa laisse l’obligeait à courir. On eût dit qu’une autre force la poussait en avant. Elle vint droit sur moi. Mon cœur sauta. « Me jeter à l’eau, pensai-je, me jeter à… » Sans savoir, je soulevai mon chapeau :

— Mademoiselle… Mademoiselle, excusez-moi. Je me suis permis de vous écrire.

Elle arrêta son chien. Je pensai ridiculement au chauffeur qui donne un coup de frein. Ses joues étaient roses. Elles devinrent rouges.

— En effet, Monsieur, j’ai reçu une lettre, « Mon cher ami » ce n’était pas moi. Je n’ai pas lu plus loin. Je vais vous la rendre.

Elle me parlait ! Elle n’avait pas lu ma lettre ! Dans ma joie, je ne m’assurai pas si Dupéché nous voyait :

— Pas lu, dis-je. Comme je suis content ! Elle me lança un regard où je devinai de la surprise et aussi quelque chose de bon, comme dans l’œil de certaines infirmières ici quand elles ont compassion. Elle farfouillait dans son sac après ma lettre :

— Laissez cela, Mademoiselle. Je suis… j’ai… Depuis longtemps, je désire vous parler. Je suis un ami de…

Je montrai la maison. La main qui cherchait dans la sacoche, en sortit sans rien. Le visage cessa d’être rouge.

— Oui, j’aurais voulu vous dire… Il me parlait souvent de vous.

Elle ne répondit pas.

— Peut-être ne le saviez-vous pas. Que de fois, il vous a guettée de sa fenêtre ? Quand vous passiez, il souhaitait être votre chien.

— Mon chien, pourquoi ?

— Afin d’être quelque chose pour vous.

Je ne voudrais pas que l’on puisse penser une seconde, que Mlle Jeanne fût une indifférente ou une oublieuse. Au vrai, entre Charles et elle, il n’y avait jamais eu de fiançailles, ni de promesses. Simplement quelques rencontres, un bout de chemin que l’on fait ensemble. Bref mon brave Charles si raisonnable, qui l’aimait certainement, s’était monté le cou comme un simple Marcel. Bien que je l’ignorasse alors, notre entretien s’en trouva à peine faussé.

Mon ton sincère lui avait donné confiance.

— Ce que vous m’apprenez est si bizarre ! S’il vous parlait de moi, il a dû vous dire, il me rencontrait dans le tramway. Rien ne l’empêchait…

— Il ne voulait pas. Il ne voulait plus.

— Oui, dit-elle, à un moment il a changé. Je n’ai jamais su pourquoi.

— À cause de cela, dis-je, avec un signe du menton vers sa main.

Elle regarda sa main. Cette main tenait un gant, un sac : c’est tout.

— Vous aviez une bague. Vous l’avez enlevée. Puisque vous m’interrogez, il a cru que vous la retiriez en cachette. Il en a conclu que vous étiez fiancée et…

Pour une raison que je ne compris pas, elle regarda cette main qui avait porté la bague. Me voyait-elle encore ?

— Une bague ! Quelle bague ?… Oui, peut-être l’opale de maman. L’ai-je enlevée ? Oui non, comment savoir ?

Elle se tourna vers moi :

— Comme il a dû souffrir, le malheureux !

Je lui sus gré de ce premier cri. Pas une plainte sur elle-même. Je marchais à son côté et l’admirais. Comme tout cela était bête. Et moi, avec mes combinaisons, j’avais tout bonnement réussi à troubler une femme :

— Mademoiselle.

— Le malheureux !

Elle répéta trois fois le mot. Je ne pensais plus à moi. Il y eut alors un malentendu. Ignorant la vérité exacte, j’étais en droit de la croire plus affectée qu’elle ne l’était en effet. J’aurais voulu la soutenir. Je me disais : « Tu l’as peinée. Aussi longtemps qu’elle souffrira, tu ne peux la quitter. » Je l’accompagnai le long d’une rue ; nous prîmes la suivante. À la fin, le rose de ses joues reparut. Elle dut aussi gronder sa Kira qui tirait trop fort sur sa laisse… Elle revenait sur la terre.

— Je crains d’être indiscret, fis-je. Je suis peiné de vous avoir chagrinée. J’ai eu tort.

— Mais non, dit-elle très douce. Vous avez cru bien agir. Je vous remercie.

— Oh ! ne me remerciez pas. Si vous saviez…

J’aurais voulu tout avouer. Je m’inclinai. Elle leva les yeux vers moi. Ces yeux étaient tristes. Ils souriaient un peu.

Comme je marchai ! Bouleversé oui je l’étais ! j’avais troublé une femme. Content oui ! puisque cette femme enfin m’avait parlé. Gêné aussi, car je ne méritais pas son merci. Et heureux, oh ! heureux, parce qu’elle n’avait pas lu ma lettre, que pour elle du moins, ma vilaine action n’existait pas.

Dupéché m’attendait dans le bar. À son aise partout, il avait trouvé des partenaires et jouait aux cartes. Il ne souffla pas un mot à propos de Jeanne. Il me proposa une partie.

— Pas aujourd’hui.

— Mais si.

Je gagnai. Il me bourra le dos :

— Sacré Marcel, tu as une veine de…

J’étais si heureux. Pourquoi dit-il ce vilain mot ? Ah ! si j’avais su…