Le Perce-oreille du Luxembourg/p3/04

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Les Éditions Rieder (p. 200-210).
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IV



Nous rentrâmes par le même tramway. Après sa plaisanterie, qu’eussé-je dit à cet homme ? N’importe ! s’il avait cru m’empêtrer… Je le regardai avec mépris, lui, sa pochette et son ignoble cravate abricot.

À la maison :

— Comme tes yeux brillent, fit maman. On ne te voit pas souvent si gai.

— Oh ! maman.

J’eus besoin de faire un geste. Je voulais aussi réparer mes vilaines pensées à son propos la veille : je me jetai à son cou. Et voici : j’eus dans les yeux une masse verte, avec des pendeloques jaunes accrochées alentour. Et cette masse était un arbre. Cet arbre était un tilleul. Et sous ce tilleul Jeanne et moi nous avions passé tout à l’heure, sans le voir. Dans les bras de maman, j’en aspirai le parfum.

— Tu ne sais pas ! Je reviens de la campagne. Il y avait des tilleuls. Ils embaumaient ! C’est la première fois, maman, que je vois des tilleuls.

Je m’enfermai dans ma chambre, je me mis au lit. Comme autrefois mes souvenirs de Provence, j’étalai devant moi ce dimanche ; mon départ si penaud, la cravate de Dupéché, les phrases de Jeanne, le sourire de Jeanne. Ce qu’il y avait de triste, ce qu’il y avait de laid, je ne voulais plus y penser : « Mais non ! Vous avez cru bien faire. Je vous remercie. » Et Charles ? Eh oui ! On n’avait pas prononcé son nom. « Il !… Lui… le malheureux. » Être mort qu’était-ce donc ? Ce n’était pas simplement descendre dans une fosse, être un corps dont la barbe continue de pousser. C’était devenir « il… lui… le malheureux » pendant qu’une Jeanne vivante marche à côté d’un Marcel, s’attriste un peu, sourit et dit merci.

À cet instant, je reconnus la voix de Dupéché.

— Que crains-tu ? Tu sais bien que…

Je ne le vis pas. J’éclatai de rire :

— Cela ne prend pas, vieux. Existe, n’existe pas, je m’en moque.

Je me réfugiai dans Jeanne. Quelle voix douce ! Ce bon regard de compassion ! Pas une compassion qui se moque. « Votre lettre ? Pas pour moi. » Et ma joie, parce qu’elle ne l’avait pas lue. « Laissez cela, Mademoiselle. » Tiens mais ! Elle ne me l’avait pas rendue. La lettre était restée dans sa sacoche. Dimanche prochain quand elle sortirait, ce papier serait encore dans sa sacoche. Alors ?… Alors si j’allais ? Mais non. J’avais obtenu plus que je ne voulais. Pourquoi retourner ? « Je n’irai pas… je n’irai plus… » Je savais bien que j’irais…

La semaine me parut longue. Mais quelle paix ! Une force vivait en moi.

— Tu chantes, mon petit ?

— Oui, maman.

En effet, je chantais ! Je marchais dans les rues et que je fusse une bourrique, Jeanne, vous ne savez pas, Mesdames, Jeanne m’avait parlé. J’étais au bureau et que mes chiffres ne fussent pas de haut en bas ce qu’ils étaient de gauche à droite, je m’en moque, Poncin ; dimanche, je verrai Mlle Jeanne. Je revis Dupéché et si sa réserve me parut suspecte, s’il me dégoûta à vautrer son long nez dans le rouge-confusion de sa Louise, allez-y, tant qu’il vous plaira, moi dimanche…

Il arriva ce dimanche. Je me pomponnai :

— Eh ! Eh ! petit, on va revoir les tilleuls ?

— Oui, maman.

— D’une semaine à l’autre, les tilleuls se fanent, fit papa.

Eh ! non, ils n’étaient pas fanés. Quand Jeanne arriva, ils fleurissaient en plein ; quand elle m’aperçut, ils embaumèrent ; quand elle ne parut pas surprise, il y eut cent mille tilleuls parfumés dans mon cœur.

Je flattai sa Kira : « On se connaît, mon ami. »

— Pardonnez-moi, Mademoiselle. Je me suis aperçu que vous… que j’ai… que je n’ai pas repris ma lettre. Elle vous embarrasse peut-être.

— En effet. Je l’ai là.

Elle me la tendit hors de sa sacoche. Je la déchirai en petits morceaux, pour le vent. L’avait-elle lue ? Elle porta son regard sur moi. Il était doux. Il ne m’en voulait pas. Elle me parut consentir à ce que je l’accompagnasse un peu. « Jusqu’au bout de la rue, disaient ses yeux… Ou jusqu’au bout de la suivante… » Si l’on pensa à Charles, à quoi bon renouveler une peine ? Je montrai les tilleuls.

— C’est bon, dis-je, de respirer ce parfum après une semaine de Paris !

Cela me permit de parler de mon bureau, de mes chiffres.

— Ah ! dit-elle, vous faites des calculs. Moi, je donne des leçons. J’aime beaucoup mes petites élèves.

Je n’osai lui demander quelles élèves. Nous vîmes ainsi beaucoup de rues. À la fin, je voulus montrer que je n’abusais pas. Je m’arrêtai. J’avançai la main un peu. La sienne m’arriva franchement.

— Mademoiselle.

— Monsieur.

Quand je fus seul, cette rencontre me parut si bonne, si délicate, que je craignis de l’avoir gâtée par quelque mal. Je m’interrogeai. Je pus répondre non. Pourtant, je n’étais pas tout à fait tranquille…

Voilà ! Les tilleuls en effet perdirent leurs fleurs. Je pus m’en rendre compte, de dimanche en dimanche. Kira m’apercevait la première et accourait.

— On est copain, nous deux. Tiens ! ton morceau de sucre.

— Jusqu’au bout de la rue, disait le regard de Mlle Jeanne.

Mais toutes les rues ont un bout. Elles en ont même deux, quand on parvient à l’un on peut retourner vers l’autre. Elle s’étonnait de moins en moins de me rencontrer. Après quelques fois, ne plus me rencontrer l’eût étonnée davantage. Il m’en venait des suggestions à la Dupéché : « Elle s’attend à te voir, si tu n’allais pas. » Nous parlions de tout, sauf de… Oh ! il était entre nous, mais dans son rôle de « malheureux ». Aucun de nos bouts de rues ne menait devant sa maison. Une fois, j’aperçus le mur du cimetière.

— Comme il y a de la boue dans ce chemin. Si nous allions de l’autre côté.

Une autre fois, ce fut la mère de Charles. J’ignore ce que j’aurais fait, si elle m’avait reconnu.

Jeanne ! Je ne sais quand je commençai à l’aimer, si je l’aimais déjà, si je l’aimai jamais. Aimer ? Qui n’aime-t-on pas ? Je pense au temps où je travaillais chez le mouleur italien. J’avais un compagnon : un Flamand. Il parlait de son amie, il disait dans sa langue : « Je la vois volontiers… » Jeanne, je la voyais volontiers. Comment dire ? Chez mes parents, je m’énervais souvent, j’étais maussade, surtout devant papa. Chez Dupéché et sa Louise, j’étais le chien qu’on oublie dans un coin ou celui qu’on menace du bâton, qui veut mordre. Près de Jeanne, je me sentais calme. Calme et fort. Dupéché se fût montré, je ne l’eusse pas craint. En la quittant, j’emportais un bien si précieux que je me demandais si je n’y avais rien ajouté de mal. Je pouvais me dire non. Cette assurance différait tellement de mes habitudes, qu’elle m’inquiétait un peu. Pour me tranquilliser, je chargeai mes prières du soir de trois Ave pour Mlle Jeanne. Ils suivaient ceux de Charles. Bientôt, il y en eut dix.

Je la connus mieux. « Jeanne ! » C’était sa main dont les doigts ne portaient pas de bague et se retroussaient par le bout. C’était son nez, un nez très fin, pas du tout « fait n’importe comment ». C’étaient ses yeux que je ne voyais plus jamais tristes. Ce fut un jour, une façon de m’appeler : « Monsieur Marcel », un autre jour : « Marcel » tout court. Ce ne fut pas autre chose.

Les tilleuls perdirent leurs feuilles. Une fois, la pluie tomba. Une pluie que j’appellerai bénite comme on le dit de l’eau sainte qui sert au signe de croix au seuil des églises, car grâce à elle j’entrai chez Jeanne. Des tentures, des cadres, un piano, des livres. Elle possédait beaucoup de livres. Elle me les montra. À sa façon de toucher ces volumes, on voyait qu’ils ne représentaient pas que du papier. C’était de la pensée. Je l’en admirai davantage.

La pluie nous donna d’autres dimanches. On s’installait sur un divan, elle à un bout, moi plus loin. Je refusais le thé, pour que rien ne rappelât mes visites chez la poupée. Je lui parlais comme j’eusse parlé à Charles. Ses réponses étaient plus patientes. Elles ne tranchaient pas, elles débrouillaient les nœuds et sans toujours me donner raison, me devinaient mieux. Nous lisions. Ah ! Dupéché et son nez sur la joue de sa Louise ! Si j’y pensais, c’était pour me dire qu’ici je n’avais pas le désir de ces grossièretés. Je ne m’inquiétais pas que je fusse une bourrique. Quand un passage lui plaisait, elle me le lisait. Il était toujours fort beau. J’en cherchais aussi. Ils ne valaient pas les siens. Je lui montrai la phrase au sujet de la planche et du précipice dans Pascal. Je lui dis combien certains événements, sans importance pour d’autres, me semblaient singuliers et me donnaient le vertige. Elle me demanda lesquels. Au moment de répondre j’eus une pudeur et ne répondis rien. Ce jour-là, elle me donna un beau regard comme certaines infirmières ici ou comme elle en donnait sans doute à ses petites élèves « qu’elle aimait tant ».

Un soir, tout à coup, se dressa entre nous le visage de Charles. Je le vis comme on se voit dans un miroir. Il me regardait avec reproche. Sa bouche se fermait tristement. Quand elle s’ouvrit, au lieu d’un vide entre deux dents, elle n’avait plus de dents. Je sentis un grand mal. J’en pourrais indiquer la place : là dans la tête près de la nuque ; là près du cœur où cela pinça. Peut-être certaine idée me pesait-elle depuis longtemps. Jeanne lisait. « Pourquoi en parler, me dis-je. Laissons cela. » Les mots sortirent malgré moi.

— Jeanne ?

— Marcel ?

— Dites-moi, est-il venu ici.

Pour la première fois, fut prononcé entre nous, le nom de Charles. Elle leva les yeux où j’avais introduit son image. Je crus l’y voir flotter. De la tête, elle fit : non. Elle me dit ce que j’ignorais alors de leurs relations et que j’ai raconté déjà. Je n’avais donc pas pris la place de Charles. J’en fus soulagé. Parvenu dans cette chambre, j’étais plus loin que lui et pas seulement plus loin dans cette chambre, mais dans le cœur de Jeanne. Parce qu’il l’avait aimée, me devait-il le défendre ? Non. Là aussi, je fus soulagé. Jeanne ne reprit pas tout de suite son livre. Comme moi, elle se racontait des choses de Charles.

— Ah ! soupira-t-elle, ce pauvre Charles.

— Oui, ce pauvre Charles.

Parce que nous prononcions son nom, il me parut mourir de nouveau et cette fois d’une façon définitive… Mais n’était-ce pas moi qui le tuais ? Je me surpris à répéter avec une certaine rage :

— Non… non… non.

À partir de ce jour, il y eut plus d’air entre nous. Nous étions comme au bord de la mer et le vent souffle. Nous causions : son travail, le mien, mon enfance, la sienne.

Ah ! Jeanne ! Écrire sur toi, je n’écrirais que du bonheur et mes cahiers n’y suffiraient pas. Un jour, je préparai une lettre. Nous avions passé la soirée ensemble, seul à seul comme on dit. J’écrivis ces mots comme on les prononce. Eh non ! sur le papier ils vivaient. L’un de ces « seul » représentait Jeanne, l’autre c’était moi, seule et seul : un féminin blotti près d’un masculin, quelle communion ! Et puis, il me fallut choisir. Écrire « seule à seul » ou « seul à seule » ? Il y avait une nuance. Quelle joie de comparer. Comme les idées allaient loin ! Seul à seule, seule à seul, pendant ces jours, je humai ce bonheur.

Un autre jour, elle me raconta une histoire, presque une histoire de perce-oreille, mais en plus beau. Elle était petite, elle étudiait un soir. Elle avait bien entendu ce bourdonnement dans le verre de sa lampe, mais elle n’y avait pas prêté attention. Et tout à coup ce bourdonnement devint aigu, aigu, comme un cri qui demande du secours. Une mouche s’était fourvoyée dans le tube de verre et, ne pouvant en sortir, allait certainement se brûler. Jeanne voulut la sauver. Cela prit un peu de temps, car le verre lui brûlait les doigts et la mouche, affolée déjà par la flamme, en voyant cette main, s’affolait davantage. Si bien que le verre enlevé, elle n’avait plus d’ailes et le corps avait été entamé. Pauvre petite bête, elle gigotait sur le dos, sa trompe allait et venait. Jeanne se demanda si ce n’était pas par sa faute que cette mouche allait mourir. Puisqu’elle l’avait délivrée elle n’osa pas l’achever. Elle fit tout ce qu’elle put. Elle la posa sur sa main, mais cette main était chaude et aurait pu augmenter la douleur de la brûlure. Elle la mit sur le froid d’une tablette de marbre ; elle la rafraîchissait doucement avec son haleine. Elle aurait tant voulu adoucir ce mal dont elle était la cause. Cela dura une demi-heure et la petite trompe bougeait toujours. Tant de souffrances dans le corps d’un insecte !

Voilà l’histoire de Jeanne. De quoi rire ? Peut-être. Il existe paraît-il, plusieurs maisons dans la Maison de Dieu. Pour qui ? Je ne sais. Mais ceux que cette histoire fera rire, n’y entreront certainement pas.