Le Perroquet chinois/I – Les Perles des Phillimore
Chapitre premier
LES PERLES DES PHILLIMORE.
De la rue brumeuse, Alexandre Eden pénétra dans le vaste hall aux piliers de marbre où la firme Meek et Eden offrait à sa riche clientèle ses collections de bijoux et d’orfèvrerie. Derrière les vitrines où étincelaient pierres précieuses, argent, platine et or, quarante employés solennels se tenaient rigides comme des soldats au garde-à-vous. Le revers gauche de leurs jaquettes de coupe impeccable s’ornait d’un œillet rose aussi frais que s’il venait de s’épanouir sur leur boutonnière.
Eden inclina aimablement la tête à droite et à gauche et continua son chemin, frappant allègrement du talon le dallage d’une propreté éblouissante. Cet homme de petite taille, aux cheveux gris, au costume élégant et à l’œil vif, affectait les manières hautaines qui convenaient à son rang social. En effet, le dernier descendant des Meek, héritier légitime d’une immense fortune, avait dû abandonner ses biens terrestres pour passer dans un monde meilleur, laissant Alexandre Eden seul propriétaire de la bijouterie la plus fameuse de toute la région située à l’ouest des Montagnes Rocheuses.
Arrivé au fond du magasin, il monta quelques marches qui le conduisirent au mezzanine dans les bureaux somptueux où s’écoulait la plus grande partie de ses journées. Dès l’antichambre, il rencontra sa secrétaire.
— Bonjour, Miss Chase.
La jeune fille répondit en souriant.
Sa profession de joaillier contribuait à développer chez Eden un goût naturel pour la beauté, qui ne lui faillit point le jour où il choisit comme employée Miss Chase : cheveux cendrés, yeux violets, manières et toilettes exquises.
Bob Eden, le fils du patron, que rebutait la vocation paternelle, prétendait qu’en arrivant dans le bureau de son père, on croyait entrer dans un salon où des gens du monde se réunissaient à l’heure du thé.
Alexandre Eden jeta un coup d’œil à sa montre.
— Dans dix minutes j’attends une visite, annonça-t-il… une vieille amie, Mme Jordan, d’Honolulu. Dès son arrivés, veuillez m’avertir.
— Bien, M. Eden, répondit la jeune fille.
Il pénétra dans son bureau directorial et se débarrassa de son chapeau, de son manteau et de sa canne. Sur la table se trouvait le courrier du matin ; il le parcourut l’esprit distrait. Bientôt il se leva et se dirigea vers l’une des fenêtres, où il demeura en contemplation devant la façade du building situé de l’autre côté de la rue.
Le brouillard qui enveloppait la ville de San Francisco la nuit précédente, s’attardait encore dans les rues. Sur cet écran d’un gris terne se dessinait aux yeux d’Eden un tableau saisissant de couleur, de lumière et de vie. Son imagination le reportait quarante années en arrière, et il se revoyait jeune homme de dix-sept ans, aux cheveux bruns et au corps souple.
Une nuit à Honolulu, — le joyeux Honolulu du temps de la monarchie, — derrière un rideau de fougères, dans un coin du grand salon des Phillimore, l’orchestre jouait et sur le parquet ciré, Alec Eden et Sally Phillimore dansaient ensemble. De temps à autre le cavalier faisait un faux-pas, car la nouvelle danse appelée two step venait d’être introduite à Hawaï par un jeune enseigne du Nipsic. Peut-être n’était-ce pas seulement son manque de familiarité avec le two step qui troublait Alec Eden… Ne tenait-il pas dans ses bras l’enfant chérie des îles ?
Les fées semblaient avoir présidé à la naissance de Sally. Outre sa beauté, suffisante pour la faire remarquer dans cette aimable société d’Honolulu elle était l’héritière d’une fortune fabuleuse. Les navires des Phillimore sillonnaient les sept océans et leurs plantations de canne à sucre promettaient une récolte douce et dorée. Baissant les yeux, Alec aperçut sur la gorge blanche de la jeune fille un symbole de son rang et de sa richesse : le fameux collier de perles rapporté de Londres par Marc Phillimore et dont le prix stupéfia tout Honolulu.
Eden, de la firme Meek et Eden, regardait toujours dans le brouillard. Il revivait avec plaisir cette nuit de Hawaï ; nuit magique chargée des parfums de la flore exotique ; il entendait encore les rires insouciants, le murmure lointain du ressac et les notes mélancoliques de l’orchestre hawaïen. Vaguement il se souvint des yeux bleus de Sally. Homme d’affaires approchant de la soixantaine, il revoyait maintenant de façon plus nette les énormes perles qui chatoyaient sur la poitrine de sa cavalière et reflétaient la lumière avec éclat.
À quoi bon évoquer ce passé ? Alexandre Eden haussa les épaules. Depuis quarante ans, bien des événements s’étaient produits ; par exemple, le mariage de Sally avec Fred Jordan, et, quelques années plus tard, la naissance de leur unique enfant, Victor. Eden fit la grimace. Vraiment, Sally avait été fort mal inspirée en donnant le nom de Victor à ce garçon stupide et débauché.
Il s’assit et songea qu’il devait sans doute imputer à une escapade du fameux Victor, la scène qui, dans un moment, se déroulerait ici même, dans son bureau de Post Street. C’était à prévoir. Victor, dissimulé dans les coulisses, laisserait tomber le rideau sur le dernier acte du drame des perles des Phillimore.
Quelques instants après, tandis qu’Eden s’absorbait dans la lecture de son courrier, la secrétaire ouvrit la porte et annonça :
— Monsieur, voici Mme Jordan.
Eden se leva. Sally Jordan avançait vers lui, vive et enjouée comme toujours. Vaillamment, elle luttait contre les années.
— Bonjour, Alec, mon cher ami…
Il prit ses deux mains fragiles dans la sienne.
— Sally ! Quel plaisir de vous revoir ! Asseyez-vous.
Il approcha un grand fauteuil de cuir.
— À vous la place d’honneur, toujours…
Elle s’assit et remercia d’un sourire. Eden reprit sa place derrière son bureau. Ses doigts manipulaient machinalement un coupe-papier et, pour un homme pondéré comme lui, il paraissait agité.
— Ah… hum… depuis combien de temps êtes-vous à San Francisco ?
— Il y a eu exactement quinze jours lundi dernier.
— Vous avez failli à votre promesse, Sally. Vous deviez me prévenir de votre arrivée.
— Oh ! le temps passe si vite ! protesta-t-elle. Victor se montre toujours si gentil pour moi.
— Ah, oui… Victor ! Il se porte bien, j’espère ?
Eden regarda du côté de la fenêtre.
— Le brouillard se lève. La journée s’annonce belle.
— Pauvre cher Alec ! Pourquoi chercher midi à quatorze heures ? Cela ne sert à rien. Droit au but… voilà ma devise. Comme je vous le disais l’autre jour au téléphone, je veux vendre les perles des Phillimore.
— Pourquoi pas ? Autant vous en défaire, puisque vous ne les portez pas.
— Là n’est pas la raison… Certes, une femme doit s’habiller suivant son âge… et ces perles magnifiques conviennent à la jeunesse. Cependant, je les conserverais si je le pouvais. Mais… je n’ai plus le sou, Alec.
De nouveau les yeux d’Eden se tournèrent vers la fenêtre.
— Cela vous paraît incroyable, n’est-ce pas ? continua-t-elle. Tous les navires des Phillimore, les plantations… évanouis en fumée. La grande maison au bord de la plage… grevée d’hypothèques. Victor a effectué de désastreux placements. Alors, vous comprenez…
— Oui, je comprends, fit Eden d’une voix douce.
— Oh ! je devine vos pensées, Alec. Victor est un mauvais fils, un sot, un insouciant… pire peut-être. Mais, depuis la mort de Fred, il ne reste que lui… lui seul me retient à l’existence.
— Comme une bonne mère que vous êtes, remarqua Eden en souriant. Non, Sally, je ne veux nullement accabler Victor. J’ai… j’ai moi-même un fils.
— Pardonnez-moi, J’aurais dû vous demander de vos nouvelles. Comment va Bob ?
— À merveille. Peut-être viendra-t-il ici avant que vous partiez… s’il a déjeuné de bonne heure.
— S’intéresse-t-il à vos affaires ?
Eden haussa les épaules.
— Pas précisément. Bob a quitté le collège voilà trois ans ; la première année il a voyagé dans les mers du Sud, la seconde, en Europe, et la troisième — autant que je sache — il l’a passée dans la salle de jeu de son club. Toutefois, le choix d’une carrière semble maintenant le préoccuper. Il paraît que le journalisme l’attire. Il a quelques amis dans les rédactions. Tout ceci, fit le joaillier en étendant les mains vers les bureaux, cette profession à laquelle j’ai consacré mon existence, ennuie Bob au possible.
— Pauvre Alec ! La nouvelle génération me semble incompréhensible. Mais… je venais vous parler de mes propres soucis. Je vous le répète, je suis complètement à sec. Ces perles représentent tout ce que je possède au monde.
— Ma foi… c’est quelque chose !
— Assez pour tirer Victor d’embarras. Père les acheta pour la somme de quatre-vingt-dix mille dollars… une fortune à l’époque, mais aujourd’hui.
— Aujourd’hui, comme tout le reste, les perles ont augmenté de valeur. Aujourd’hui, ce collier vaut au bas mot trois cent mille dollars.
— Pas possible ! En êtes-vous certain ? Vous ne connaissez pas le collier…
— Oh ! si. Je me demande si vous vous en souvenez… Je crois que non… Un peu avant votre arrivée je me reportais en imagination quarante années en arrière, lorsque je rendis visite à mon oncle, dans les îles Hawaï. Dix-sept ans — c’est tout ce que j’avais — mais je vins à votre soirée dansante et vous m’avez appris le two step. Vous portiez le fameux collier en cette soirée, un des moments les plus mémorables de ma vie.
— De la mienne aussi, Alec. Je m’en souviens parfaitement à présent. Père avait rapporté le collier de Londres et je le mettais pour la première fois à mon cou. Quarante ans passés ! Oh ! Alec, revenons au temps présent. Les souvenirs blessent parfois.
Elle demeura un instant silencieuse
— Trois cent mille dollars, dites-vous ?
— Je n’affirme point que je les obtiendrai. Le collier les vaut. Mais on ne trouve pas aisément l’acheteur prêt à accepter un tel prix. L’homme que j’attends…
— Oh ! vous avez déjà trouvé quelqu’un ?
— Oui. Mais il refuse de payer plus de deux cent vingt mille. Bien entendu, si vous êtes pressée de vendre…
— Je le suis. Qu’est cette personne ?
— Il s’appelle Madden… P. J. Madden.
— Le fameux spéculateur de Wall Street ?
— Lui-même. Vous le connaissez ?
— Seulement par les journaux. Je ne l’ai jamais vu.
Eden fronça le sourcil.
— C’est bizarre. Il semble vous connaître. Je savais qu’il était à San Francisco et, après votre coup de téléphone, je courus à son hôtel. Il reconnut qu’il cherchait un collier pour offrir à sa fille, mais il se tint sur la réserve. Cependant, quand je mentionnai les perles des Phillimore, il se dérida.
— Les perles des Phillimore, je les prends !
— Trois cent mille dollars.
— Deux cent vingt et pas un cent de plus, riposta-t-il.
Il me dévisageait de ses yeux froids. Autant vouloir discuter avec un poussah.
Il indiquait un petit bouddah en bronze posé sur son bureau.
Sally Jordan paraissait intriguée.
— Mais, Alec… Comment me connaîtrait-il ? S’il offre une fortune, j’accepte… j’en ai grand besoin. Je vous en prie, hâtez-vous de conclure l’affaire avant qu’il reprenne le train.
De nouveau la porte s’ouvrit et la secrétaire annonça :
— M. Madden, de New-York.
— Bien. Nous le verrons tout de suite.
Il se tourna vers sa vieille amie.
— Je l’ai prié de vous rencontrer ici, ce matin. Suivez mon conseil, Sally : ne vous montrez pas trop pressée. Peut-être tirerons-nous davantage. Mais j’en doute : il est dur comme roc. Les histoires que racontent sur lui les journaux ne sont que trop véridiques.
Il s’arrêta net, car l’homme inflexible dont il parlait se tenait debout à la porte… le célèbre Madden en personne, le héros de milliers de batailles à Wall Street. Haut de plus de six pieds, il se dressait comme un bloc de granit dans son costume gris, couleur qu’il affectionnait particulièrement. Le regard de ses yeux d’un bleu d’acier produisit dans cette pièce un effet glacial.
— Entrez donc, monsieur Madden, fit Eden, en se levant.
Madden avança, suivi d’une grande jeune fille à l’air languissant, habillée de riches fourrures, et d’un homme maigre, aux manières cérémonieuses, vêtu d’un costume bleu marine.
— Mme Jordan, je vous présente. M. Madden, dont nous parlions tout à l’heure, fit Eden.
— Mme Jordan, répéta Madden en s’inclinant légèrement. (À force de spéculer sur l’acier il conservait dans la voix quelque chose de métallique.) J’amène avec moi ma fille, Evelyn, et mon secrétaire, Martin Thorn.
— Enchanté, fit Eden.
Pendant un instant, il observa ce groupe intéressant qui venait d’envahir son paisible bureau : le fameux financier, froid, retors, conscient de sa force, l’altière jeune fille à qui Madden prodiguait toute son affection, et le secrétaire, à l’air décidé, qui se tenait respectueusement au dernier plan ; pour quelque raison cependant, celui-ci n’était pas aussi insignifiant qu’on aurait pu le croire.
— Prenez la peine de vous asseoir, dit le joaillier, en approchant des sièges.
Madden s’assit tout près du bureau. Sa présence écrasait les autres personnages et alourdissait l’ambiance.
— Ne perdons point de temps en préambules, dit Madden. Nous venons pour examiner ces perles.
Eden sursauta.
— Mon cher monsieur… vous faites erreur, Les perles ne sont pas encore à San Francisco.
Madden le regarda fixement.
— Lorsque vous m’invitiez à venir ici pour voir la propriétaire…
— Pardon… je ne voulais pas dire autre chose.
Sally Jordan le tira d’embarras.
— Voici les faits, M. Madden. En quittant Honolulu, je ne songeais nullement à vendre le collier. Des circonstances imprévues m’y ont décidée depuis. Mais je l’ai envoyé chercher…
Rejetant le col de son manteau de fourrure sur ses épaules, la jeune fille parla à son tour. Elle possédait une certaine beauté, mais paraissait froide et sèche comme son père… en ce moment, la contrariété durcissait particulièrement les traits de son visage.
— Je me figurais que les perles étaient ici, sans quoi je ne serais pas venue.
— Tu ne t’en porteras pas plus mal, observa son père. Mme Jordan, vous avez envoyé quelqu’un chercher ces-perles, dites-vous ?
— Oui. Le collier partira d’Honolulu cette nuit même, et, si tout va bien, il arrivera dans six jours.
— Pas de chance ! Ma fille prend le train ce soir pour Denver, et moi pour le Sud demain matin. La semaine prochaine je pense la rejoindre dans le Colorado, d’où nous voyagerons ensemble vers l’Est du pays. Vous voyez… c’est impossible.
— Qu’à cela ne tienne, suggéra Eden, j’accepte de vous remettre les perles là où vous le voudrez.
— Entendu.
Madden sembla réfléchir, puis se tourna vers Mme Jordan.
— Ce collier est-il celui que vous portiez au Palace Hôtel en 1889 ? demanda-t-il.
Toute surprise, elle le regarda.
— Parfaitement.
— Je parie qu’il est encore plus beau, fit Eden en souriant. M. Madden, vous connaissez sans doute cette légende selon laquelle les perles deviennent ternes ou brillantes suivant l’humeur de la personne qui les porte ? S’il y a là quelque chose de vrai, ce collier n’a fait qu’embellir d’année en année.
— Des fadaises ! remarqua Madden. Oh ! pardon ; Mme Jordan est charmante, mais je n’ajoute aucune foi à ces préjugés stupides. Je suis avant tout homme d’affaires. Je prendrai le collier… au prix que je vous ai proposé.
Eden hocha la tête.
— Il vaut trois cent mille dollars au bas mot.
— Pas pour moi. Deux cent vingt mille, vingt mille à la conclusion du marché et le reste trente jours après la livraison du collier. À prendre ou à laisser.
Madden se leva et observa le joaillier. Eden aimait à marchander, mais devant cet homme inébranlable comme le rocher de Gibraltar, tout son esprit mercantile l’abandonna. Il tourna vers sa vieille amie un regard découragé.
— C’est très bien, Alec, j’accepte, fit Mme Jordan.
— Bon, soupira Eden. Vous l’obtenez à bon compte, M. Madden.
— Je n’achète jamais autrement.
Il prit son carnet de chèques.
— Voici vingt mille dollars, selon nos conventions.
Pour la première fois, le secrétaire prit la parole. Sa voix froide et aigrelette affectait une politesse onctueuse.
— Vous disiez, Madame, que les perles arriveraient dans six jours ?
— Environ six jours, rectifia Mme Jordan.
— Ah, oui ! fit-il d’un ton conciliant. Et elles viendront par…
— Un messager privé, répondit Eden, d’un ton sec.
Jusque-là, il n’avait prêté aucune attention à Martin Thorn. Un peu tardivement, il l’examina : un grand front pâle, des yeux vert pâle qui, par instants lançaient un regard déconcertant, des mains pâles, longues et crochues. En somme, un individu à éviter, songea Eden.
— Un messager privé, répéta-t-il avec énergie.
Madden ayant rédigé le chèque, le posa sur le bureau devant le joaillier.
— M. Madden, permettez-moi une petite suggestion, continua Thorn. Si Miss Evelyn doit revenir passer la fin de l’hiver à Pasadena, elle désirera sans doute porter le collier. Comme dans six jours nous serons encore dans ces parages, il me semble que…
— Qui achète ce collier, vous ou moi ? interrompit Madden. Je ne veux pas qu’on promène ce bijou d’un bout à l’autre du pays… spécialement à notre époque où sur deux hommes on compte un escroc.
— Père, je voudrais bien, en effet, le porter cet hiver…
Elle n’en dit pas davantage. Le visage écarlate de P. J. Madden s’empourpra et il secoua sa grosse tête, selon son habitude, lorsqu’on lui résistait.
— Le collier devra être livré à New-York, dit-il à Eden, sans tenir compte des remarques de sa fille et de Thorn. Je passerai quelque temps dans le Sud — j’ai une propriété à Pasadena et un ranch dans le désert — à quatre milles d’Eldorado. Je n’y suis pas retourné depuis plusieurs mois et si, de temps à autre je n’y jette pas un coup d’œil, les intendants en prennent à leur aise. Dès mon retour à New-York, je vous télégraphierai et vous pourrez faire livrer le collier à mon bureau. Trente jours après, vous recevrez un chèque de deux cent mille dollars.
— Parfait ! approuva Eden. Si vous voulez bien attendre un instant, je vais demander qu’on vous prépare l’acte de vente suivant nos conditions. Les affaires sont les affaires : vous le savez mieux que personne.
Le joaillier quitta la pièce.
Evelyn Madden se leva.
— Père, je t’attends en bas. Je voudrais voir la collection de jades. Savez-vous, continua-t-elle en se tournant vers Mme Jordan, que le plus beau jade se trouve à San Francisco ?
— Vraiment ?
La vieille femme sourit en se levant, elle aussi, et elle prit la main de la jeune fille.
— Quelle jolie gorge !… Je disais justement, avant votre arrivée, que les perles de Phillimore voulaient de la jeunesse. Cette fois, elles l’auront ! Je vous souhaite de les porter pendant de longues années de bonheur.
— Merci… au revoir, fit la jeune fille en s’en allant.
— Attendez-moi dans la voiture, ordonna Madden à son secrétaire.
Une fois seul avec Mme Jordan, il lui demanda :
— Vous ne m’aviez jamais vu, n’est-ce pas ?
— Excusez-moi, je ne m’en souviens pas.
— Non… mais moi, je vous ai déjà vue. Oh ! à présent que nous prenons de l’âge nous pouvons, sans danger, aborder certains sujets. Sachez que la possession de ce collier fermera chez moi une grande et profonde plaie.
Elle le regarda fixement.
— Je ne comprends pas…
— Évidemment, vous ne pouvez comprendre. Mais autrefois, lorsque vous et votre famille quittiez les îles, vous descendiez au Palace Hôtel. À cette époque je… j’étais petit groom dans ce même hôtel. Je vous voyais souvent… une fois vous portiez ce fameux collier. Je vous trouvais la plus belle femme du monde… Oh ! pourquoi pas ?… Tous deux nous sommes… hum…
— Nous sommes vieux tous deux à présent, acheva-t-elle.
— C’est cela. Je vous adorais alors, mais j’étais un simple groom. Vous me regardiez sans me voir, Pour vous j’étais un meuble de l’hôtel, rien de plus. Oh ! comme je souffrais dans ma fierté ! Je fis le serment de devenir riche et de vous épouser. Maintenant nous pouvons en rire. Mes projets ne se réalisèrent pas tout de suite. Mais aujourd’hui… je possède vos perles… elles orneront le cou de ma fille. C’était ce que je pouvais faire de mieux. Je vous apporte de l’argent. La blessure de mon orgueil est enfin guérie.
Elle le dévisagea et secoua la tête. Jadis elle eût mal accueilli ces réflexions, mais elle se contenta de répondre :
— Vous êtes un homme étrange, M. Madden.
— Je suis ce que je suis. Je devais vous faire cet aveu pour que mon triomphe fût complet.
Eden rentra dans le bureau.
— Voici l’acte, M. Madden. Voulez-vous en prendre connaissance et le signer… Merci.
— Je vous enverrai un télégramme, dit Madden. Vous m’enverrez le collier à New-York et pas ailleurs ! Au revoir.
Il se tourna vers Mme Jordan et lui tendit la main.
— Au revoir, répondit-elle en souriant. Enfin, je ne vous regarde plus sans vous voir.
— Et que voyez-vous ?
— Un homme épouvantablement orgueilleux, mais au demeurant très sympathique.
— Merci du compliment. Je m’en souviendrai. Au revoir.
Il sortit. Eden retomba lourdement dans son fauteuil.
— Ma foi, l’affaire est conclue. Ce Madden vous exaspère. Je voulais obtenir un meilleur prix, mais en vain. Il finit toujours par gagner.
— Toujours, acquiesça Mme Jordan.
— À propos, Sally. Je ne tenais point à vous entendre dire devant son secrétaire le nom de celui qui apporterait les perles. À présent vous pourriez peut-être me le faire connaître.
— Certainement. J’ai confié cette mission à Charlie.
— Qui ça, Charlie ?
— Le détective Charlie Chan, sergent de la police d’Honolulu. Autrefois, dans notre propriété de la côte, il exerçait l’emploi de maître d’hôtel.
— Charlie Chan… un Chinois ?
— Oui. Charlie nous quitta pour entrer dans la police et il y occupe un belle situation. Comme depuis longtemps il désire venir en Amérique, j’ai songé à lui et lui ai fait obtenir un congé. Où trouver un messager plus dévoué ? Je confierais ma vie à Charlie… non, à présent elle n’a guère de valeur… mais je lui confierais sans hésiter la vie de mon enfant chéri.
— Et Chan quitte Honolulu ce soir ?
— Oui. Il s’embarque sur le Président Pierce attendu ici jeudi prochain, vers la fin de l’après-midi.
La porte s’ouvrit et un élégant jeune homme apparut sur le seuil. Son visage était fin et bronzé et son allure pleine de distinction et d’assurance. Miss Chase demeura rêveuse à la vue de son sourire.
— Oh ! pardon, papa… tu es occupé. Mais c’est Mme Jordan !
— Bonjour, Bob. Je suis heureuse de vous voir. Comment allez-vous ?
— La vie est belle et je nage dans le bonheur, répondit-il. Et vous, Mme Jordan, ça va toujours ?
— Très bien, merci. Si vous étiez venu quelques minutes plus tôt, vous auriez rencontré une très jolie personne.
— Vous faites allusion, sans doute, à Evelyn Madden… Je l’ai vue en entrant, elle parlait à un de ces grands ducs exilés que nous employons dans nos magasins pour servir la clientèle. Je ne me suis pas attardé à lui tenir conversation… La semaine dernière je l’ai croisée partout sur mon chemin.
— Je la trouve charmante, fit Mme Jordan.
— Oui, mais un vrai glacier, objecta le jeune homme. Brrr ! le vent du nord souffle à son approche.
— Vous plaisantez ! Avez-vous jamais essayé sur elle l’effet de votre sourire ?
— Tout juste le sourire commercial. Voyons… où voulez-vous en venir ? Vous désirez m’embrigader dans l’institution surannée du mariage ?
— Tous les jeunes gens devraient y songer. Cela vous ferait du bien ?
— En quel sens ?
— Comme stimulant, pour vous aiguillonner, afin que vous tiriez le plus de joie possible de l’existence.
Bob éclata de rire.
— Permettez, chère madame. Lorsque le brouillard franchit la Porte d’Or et s’amoncelle sur la ville et que les lumières scintillent dans O’Farrell Street, je ne tiens nullement à m’embarrasser de soucis matériels. D’autre part, les jeunes filles ne sont plus ce qu’elles étaient au temps où vous brisiez les cœurs.
— Vous ne savez ce que vous dites. Elles sont bien plus gentilles alors que les jeunes gens deviennent stupides. Alec, je m’en vais.
— Je vous reverrai jeudi prochain, dit le joaillier. Je suis désolé de n’avoir pu obtenir de ce Madden une somme plus forte.
— Le résultat me satisfait pleinement. (Les yeux de Mme Jordan s’humectèrent). Mon cher papa… il me sort encore d’embarras, ajouta-t-elle en sortant précipitamment.
Eden regarda son fils.
— Tu n’es pas encore journaliste, à ce que je vois ?
— Pas encore. (Le jeune Bob alluma une cigarette.) Bien entendu, tous les directeurs de journaux sollicitent ma collaboration, mais je repousse leurs offres.
— Repousse-les un peu plus longtemps. Garde ta liberté deux ou trois semaines encore. Moi-même je vais te proposer un petit travail.
— Si cela t’arrange papa, ce n’est pas de refus.
Il jeta son allumette dans un vase Kang-Hsi d’une valeur inestimable.
— Quel genre d’ocupation ? Quel rôle jouerai-je ?
— D’abord, jeudi après-midi tu te trouveras au quai à l’arrivée du Président Pierce.
— Cela promet. Une jeune femme voilée débarque…
— Non. Un Chinois.
— Un quoi ?
— Un détective chinois d’Honolulu, portant sur lui un collier de perles valant plus de deux-cent-cinquante mille dollars.
Bob Eden acquiesça d’un mouvement de tête.
— Bien. Et après ?
— Après, fit Alexandre Eden, pensif, qui sait ? Ce ne sera peut-être là que le commencement.