Le Petit-Maître corrigé/Acte I
ACTE premier
Scène première
HORTENSE, MARTON
Eh bien, Madame, quand sortirez-vous de la rêverie où vous êtes ? Vous m’avez appelé, me voilà, et vous ne me dites mot.
J’ai l’esprit inquiet.
De quoi s’agit-il donc ?
N’ai-je pas de quoi rêver ? on va me marier, Marton.
Eh vraiment, je le sais bien, on n’attend plus que votre oncle pour terminer ce mariage ; d’ailleurs, Rosimond, votre futur, n’est arrivé que d’hier, et il faut vous donner patience.
Patience, est-ce que tu me crois pressée ?
Pourquoi non ? on l’est ordinairement à votre place ; le mariage est une nouveauté curieuse, et la curiosité n’aime pas à attendre.
Je différerai tant qu’on voudra.
Ah ! heureusement qu’on veut expédier !
Eh ! laisse-là tes idées.
Est-ce que Rosimond n’est pas de votre goût ?
C’est de lui dont je veux te parler. Marton, tu es fille d’esprit, comment le trouves-tu ?
Mais il est d’une jolie figure.
Cela est vrai.
Sa physionomie est aimable.
Tu as raison.
Il me paraît avoir de l’esprit.
Je lui en crois beaucoup.
Dans le fond, même, on lui sent un caractère d’honnête homme.
Je le pense comme toi.
Et, à vue de pays, tout son défaut, c’est d’être ridicule.
Et c’est ce qui me désespère, car cela gâte tout. Je lui trouve de si sottes façons avec moi, on dirait qu’il dédaigne de me plaire, et qu’il croit qu’il ne serait pas du bon air de se soucier de moi parce qu’il m’épouse…
Ah ! Madame, vous en parlez bien à votre aise.
Que veux-tu dire ? Est-ce que la raison même n’exige pas un autre procédé que le sien ?
Eh oui, la raison : mais c’est que parmi les jeunes gens du bel air, il n’y a rien de si bourgeois que d’être raisonnable.
Peut-être, aussi, ne suis-je pas de son goût.
Je ne suis pas de ce sentiment-là, ni vous non plus ; non, tel que vous le voyez il vous aime ; ne l’ai-je pas fait rougir hier, moi, parce que je le surpris comme il vous regardait à la dérobée attentivement ? voilà déjà deux ou trois fois que je le prends sur le fait.
Je voudrais être bien sûre de ce que tu me dis là.
Oh ! je m’y connais : cet homme-là vous aime, vous dis-je, et il n’a garde de s’en vanter, parce que vous n’allez être que sa femme ; mais je soutiens qu’il étouffe ce qu’il sent, et que son air de petit-maître n’est qu’une gasconnade avec vous.
Eh bien, je t’avouerai que cette pensée m’est venue comme à toi.
Eh ! par hasard, n’auriez-vous pas eu la pensée que vous l’aimez aussi ?
Moi, Marton ?
Oui, c’est qu’elle m’est encore venue, voyez.
Franchement c’est grand dommage que ses façons nuisent au mérite qu’il aurait.
Si on pouvait le corriger ?
Et c’est à quoi je voudrais tâcher ; car, s’il m’aime, il faudra bien qu’il me le dise bien franchement, et qu’il se défasse d’une extravagance dont je pourrais être la victime quand nous serons mariés, sans quoi je ne l’épouserai point ; commençons par nous assurer qu’il n’aime point ailleurs, et que je lui plais ; car s’il m’aime, j’aurai beau jeu contre lui, et je le tiens pour à moitié corrigé ; la peur de me perdre fera le reste. Je t’ouvre mon cœur, il me sera cher s’il devient raisonnable ; je n’ai pas trop le temps de réussir, mais il en arrivera ce qui pourra ; essayons, j’ai besoin de toi, tu es adroite, interroge son valet, qui me paraît assez familier avec son maître.
C’est à quoi je songeais : mais il y a une petite difficulté à cette commission-là ; c’est que le maître a gâté le valet, et Frontin est le singe de Rosimond ; ce faquin croit apparemment m’épouser aussi, et se donne, à cause de cela, les airs d’en agir cavalièrement, et de soupirer tout bas ; car de son côté il m’aime.
Mais il te parle quelquefois ?
Oui, comme à une soubrette de campagne : mais n’importe, le voici qui vient à nous, laissez-nous ensemble, je travaillerai à le faire causer.
Surtout conduis-toi si adroitement, qu’il ne puisse soupçonner nos intentions.
Ne craignez rien, ce sera tout en causant que je m’y prendrai ; il m’instruira sans qu’il le sache.
Scène II
HORTENSE, MARTON, FRONTIN
Hortense s’en va, Frontin l’arrête.
Mon maître m’envoie savoir comment vous vous portez, Madame, et s’il peut ce matin avoir l’honneur de vous voir bientôt ?
Qu’est-ce que c’est que bientôt ?
Comme qui dirait dans une heure ; il n’est pas habillé.
Tu lui diras que je n’en sais rien.
Que vous n’en savez rien, Madame ?
Non, Madame a raison, qui est-ce qui sait ce qui peut arriver dans l’intervalle d’une heure ?
Mais, Madame, j’ai peur qu’il ne comprenne rien à ce discours.
Il est pourtant très clair ; je te dis que je n’en sais rien.
Scène III
MARTON, FRONTIN
Ma belle enfant, expliquez-moi la réponse de votre maîtresse, elle est d’un goût nouveau.
Toute simple.
Elle est même fantasque.
Toute unie.
Mais à propos de fantaisie, savez-vous bien que votre minois en est une, et des plus piquantes ?
Oh, il est très commun, aussi bien que la réponse de ma maîtresse.
Point du tout, point du tout. Avez-vous des amants ?
Eh !… on a toujours quelque petite fleurette en passant.
Elle est d’une ingénuité charmante ; écoutez, nos maîtres vont se marier ; vous allez venir à Paris, je suis d’avis de vous épouser aussi ; qu’en dites-vous ?
Je ne suis pas assez aimable pour vous.
Pas mal, pas mal, je suis assez content.
Je crains le nombre de vos maîtresses, car je vais gager que vous en avez autant que votre maître qui doit en avoir beaucoup ; nous avons entendu dire que c’était un homme fort couru, et vous aussi sans doute ?
Oh ! très courus ; c’est à qui nous attrapera tous deux, il a pensé même m’en venir quelqu’une des siennes. Les conditions se confondent un peu à Paris, on n’y est pas scrupuleux sur les rangs.
Et votre maître et vous, continuerez-vous d’avoir des maîtresses quand vous serez nos maris ?
Tenez, il est bon de vous mettre là-dessus au fait. Écoutez, il n’en est pas de Paris comme de la province, les coutumes y sont différentes.
Ah ! différentes ?
Oui, en province, par exemple, un mari promet fidélité à sa femme, n’est-ce pas ?
Sans doute.
À Paris c’est de même ; mais la fidélité de Paris n’est point sauvage, c’est une fidélité galante, badine, qui entend raillerie, et qui se permet toutes les petites commodités du savoir-vivre ; vous comprenez bien ?
Oh ! de reste.
Je trouve sur mon chemin une personne aimable ; je suis poli, elle me goûte ; je lui dis des douceurs, elle m’en rend ; je folâtre, elle le veut bien, pratique de politesse, commodité de savoir-vivre, pure amourette que tout cela dans le mari ; la fidélité conjugale n’y est point offensée ; celle de province n’est pas de même, elle est sotte, revêche et tout d’une pièce, n’est-il pas vrai ?
Oh ! oui, mais ma maîtresse fixera peut-être votre maître, car il me semble qu’il l’aimera assez volontiers, si je ne me trompe.
Vous avez raison, je lui trouve effectivement comme une vapeur d’amour pour elle.
Croyez-vous ?
Il y a dans son cœur un étonnement qui pourrait devenir très sérieux ; au surplus, ne vous inquiétez pas, dans les amourettes on n’aime qu’en passant, par curiosité de goût, pour voir un peu comment cela fera ; de ces inclinations-là, on en peut fort bien avoir une demi-douzaine sans que le cœur en soit plus chargé, tant elles sont légères.
Une demi-douzaine ! cela est pourtant fort, et pas une sérieuse…
Bon, quelquefois tout cela est expédié dans la semaine ; à Paris, ma chère enfant, les cœurs, on ne se les donne pas, on se les prête, on ne fait que des essais.
Quoi, là-bas, votre maître et vous, vous n’avez encore donné votre cœur à personne ?
À qui que ce soit ; on nous aime beaucoup, mais nous n’aimons point : c’est notre usage.
J’ai peur que ma maîtresse ne prenne cette coutume-là de travers.
Oh ! que non, les agréments l’y accoutumeront ; les amourettes en passant sont amusantes ; mon maître passera, votre maîtresse de même, je passerai, vous passerez, nous passerons tous.
Ah ! ah ! ah ! j’entre si bien dans ce que vous dites, que mon cœur a déjà passé avec vous.
Comment donc ?
Doucement, voilà la Marquise, la mère de Rosimond qui vient.
Scène IV
LA MARQUISE, FRONTIN, MARTON
Je suis charmée de vous trouver là, Marton, je vous cherchais ; que disiez-vous à Frontin ? Parliez-vous de mon fils ?
Oui, Madame.
Eh bien, que pense de lui Hortense ? Ne lui déplaît-il point ? Je voulais vous demander ses sentiments, dites-les-moi, vous les savez sans doute, et vous me les apprendrez plus librement qu’elle ; sa politesse me les cacherait, peut-être, s’ils n’étaient pas favorables.
C’est à peu près de quoi nous nous entretenions, Frontin et moi, Madame ; nous disions que Monsieur votre fils est très aimable, et ma maîtresse le voit tel qu’il est ; mais je demandais s’il l’aimerait.
Quand on est faite comme Hortense, je crois que cela n’est pas douteux, et ce n’est pas de lui dont je m’embarrasse.
C’est ce que je répondais.
Oui, vous m’avez parlé d’une vapeur de tendresse, qu’il lui a pris pour elle ; mais une vapeur se dissipe.
Que veut dire une vapeur ?
Frontin vient de me l’expliquer, Madame ; c’est comme un étonnement de cœur, et un étonnement ne dure pas ; sans compter que les commodités de la fidélité conjugale sont un grand article.
Qu’est-ce que c’est donc que ce langage-là, Marton ? Je veux savoir ce que cela signifie. D’après qui répétez-vous tant d’extravagances ? car vous n’êtes pas folle, et vous ne les imaginez pas sur-le-champ.
Non, Madame, il n’y a qu’un moment que je sais ce que je vous dis là, c’est une instruction que vient de me donner Frontin sur le cœur de son maître, et sur l’agréable économie des mariages de Paris.
Cet impertinent ?
Ma foi, Madame, si j’ai tort, c’est la faute du beau monde que j’ai copié ; j’ai rapporté la mode, je lui ai donné l’état des choses et le plan de la vie ordinaire.
Vous êtes un sot, taisez-vous ; vous pensez bien, Marton, que mon fils n’a nulle part à de pareilles extravagances ; il a de l’esprit, il a des mœurs, il aimera Hortense, et connaîtra ce qu’elle vaut ; pour toi, je te recommanderai à ton maître, et lui dirai qu’il te corrige.
Elle s’en va.
Scène V
MARTON, FRONTIN
Ah ! ah ! ah ! ah !
Ah ! ah ! ah ! ah !
Ah ! Mon ingénuité te charme-t-elle encore ?
Non, mon admiration s’était méprise ; c’est ta malice qui est admirable.
Ah ! ah ! pas mal, pas mal.
Allons, touche-là, Marton.
Pourquoi donc ? ce n’est pas la peine.
Touche-là, te dis-je, c’est de bon cœur.
Eh bien, que veux-tu dire ?
Marton, ma foi tu as raison, j’ai fait l’impertinent tout à l’heure.
Le vrai faquin !
Le sot, le fat.
Oh, mais tu tombes à présent dans un excès de raison, tu vas me réduire à te louer.
J’en veux à ton cœur, et non pas à tes éloges.
Tu es encore trop convalescent, j’ai peur des rechutes.
Il faut pourtant que tu m’aimes.
Doucement, vous redevenez fat.
Paix, voici mon original qui arrive.
Scène VI
ROSIMOND, FRONTIN, MARTON
Ah, tu es ici toi, et avec Marton ? je ne te plains pas : que te disait-il, Marton ? Il te parlait d’amour, je gage ; hé ! n’est-ce pas ? Souvent ces coquins-là sont plus heureux que d’honnêtes gens. Je n’ai rien vu de si joli que vous, Marton ; il n’y a point de femme à la cour qui ne s’accommodât de cette figure-là.
Je m’en accommoderais encore mieux qu’elle.
Dis-moi, Marton, que fait-on dans ce pays-ci ? Y a-t-il du jeu ? de la chasse ? des amours ? Ah, le sot pays, ce me semble. À propos, ce bon homme qu’on attend de sa terre pour finir notre mariage, cet oncle arrive-t-il bientôt ? Que ne se passe-t-on de lui ? Ne peut-on se marier sans que ce parent assiste à la cérémonie ?
Que voulez-vous ? Ces messieurs-là, sous prétexte qu’on est leur nièce et leur héritière, s’imaginent qu’on doit faire quelque attention à eux. Mais je ne songe pas que ma maîtresse m’attend.
Tu t’en vas, Marton ? Tu es bien pressée. À propos de ta maîtresse, tu ne m’en parles pas ; j’avais dit à Frontin de demander si on pouvait la voir.
Je l’ai vue aussi, Monsieur, Marton était présente, et j’allais vous rendre réponse.
Et moi je vais la rejoindre.
Attends, Marton, j’aime à te voir ; tu es la fille du monde la plus amusante.
Je vous trouve très curieux à voir aussi, Monsieur, mais je n’ai pas le temps de rester.
Très curieux ! Comment donc ! mais elle a des expressions : ta maîtresse a-t-elle autant d’esprit que toi, Marton ? De quelle humeur est-elle ?
Oh ! d’une humeur peu piquante, assez insipide, elle n’est que raisonnable.
Insipide et raisonnable, il est parbleu plaisant : tu n’es pas faite pour la province. Quand la verrai-je, Frontin ?
Monsieur, comme je demandais si vous pouviez la voir dans une heure, elle m’a dit qu’elle n’en savait rien.
Le butor !
Point du tout, je vous rends fidèlement la réponse.
Tu rêves ! il n’y a pas de sens à cela. Marton, tu y étais, il ne sait ce qu’il dit : qu’a-t-elle répondu ?
Précisément ce qu’il vous rapporte, Monsieur, qu’elle n’en savait rien.
Ma foi, ni moi non plus.
Je n’en suis pas mieux instruite que vous. Adieu, Monsieur.
Un moment, Marton, j’avais quelque chose à te dire et je m’en ressouviendrai ; Frontin, m’est-il venu des lettres ?
À propos de lettres, oui, Monsieur, en voilà une qui est arrivée de quatre lieues d’ici par un exprès.
Donne… Ha, ha, ha… C’est de ma folle de comtesse… Hum… Hum…
Monsieur, ne vous trompez-vous pas ? Auriez-vous quelque chose à me dire ? Voyez, car il faut que je m’en aille.
Hum !… hum !… Je suis à toi, Marton, laisse-moi achever.
C’est apparemment là une lettre de commerce.
Oui, quelque missive de passage.
Vous êtes une étourdie, Comtesse. Que dites-vous là, vous autres ?
Nous disons, Monsieur, que c’est quelque jolie femme qui vous écrit par amourette.
Doucement, Marton, il ne faut pas dire cela en ce pays-ci, tout serait perdu.
Adieu, Monsieur, je crois que ma maîtresse m’appelle.
Ah ! c’est d’elle dont je voulais te parler.
Oui, mais la mémoire vous revient quand je pars. Tout ce que je puis pour votre service, c’est de régaler Hortense de l’honneur que vous lui faites de vous ressouvenir d’elle.
Adieu donc, Marton. Elle a de la gaieté, du badinage dans l’esprit.
Scène VII
ROSIMOND, FRONTIN
Oh, que non, Monsieur, malpeste vous ne la connaissez pas ; c’est qu’elle se moque.
De qui ?
De qui ? Mais ce n’est pas à moi qu’elle parlait.
Hem ?
Monsieur, je ne dis pas que je l’approuve ; elle a tort ; mais c’est une maligne soubrette ; elle m’a décoché un trait aussi bien entendu.
Eh, dis-moi, ne t’a-t-on pas déjà interrogé sur mon compte ?
Oui, Monsieur ; Marton, dans la conversation, m’a par hasard fait quelques questions sur votre chapitre.
Je les avais prévues : eh bien, ces questions de hasard, quelles sont-elles ?
Elle m’a demandé si vous aviez des maîtresses. Et moi qui ai voulu faire votre cour…
Ma cour à moi ! ma cour !
Oui, Monsieur, et j’ai dit que non, que vous étiez un garçon sage, réglé.
Le sot avec sa règle et sa sagesse ; le plaisant éloge ! vous ne peignez pas en beau, à ce que je vois ? Heureusement qu’on ne me connaîtra pas à vos portraits.
Consolez-vous, je vous ai peint à votre goût, c’est-à-dire, en laid.
Comment !
Oui, en petit aimable ; j’ai mis une troupe de folles qui courent après vos bonnes grâces ; je vous en ai donné une demi-douzaine qui partageaient votre cœur.
Fort bien.
Combien en voulez-vous donc ?
Qui partageaient mon cœur ! Mon cœur avait bien à faire là : passe pour dire qu’on me trouve aimable, ce n’est pas ma faute ; mais me donner de l’amour, à moi ! c’est un article qu’il fallait épargner à la petite personne qu’on me destine ; la demi-douzaine de maîtresses est même un peu trop ; on pouvait en supprimer quelques-unes ; il y a des occasions où il ne faut pas dire la vérité.
Bon ! si je n’avais dit que la vérité, il aurait peut-être fallu les supprimer toutes.
Non, vous ne vous trompiez point, ce n’est pas de quoi je me plains ; mais c’est que ce n’est pas par hasard qu’on vous a fait ces questions-là. C’est Hortense qui vous les a fait faire, et il aurait été plus prudent de la tranquilliser sur pareille matière, et de songer que c’est une fille de province que je vais épouser, et qui en conclut que je ne dois aimer qu’elle, parce qu’apparemment elle en use de même.
Eh ! peut-être qu’elle ne vous aime pas.
Oh peut-être ? il fallait le soupçonner, c’était le plus sûr ; mais passons : est-ce là tout ce qu’elle vous a dit ?
Elle m’a encore demandé si vous aimiez Hortense.
C’est bien des affaires.
Et j’ai cru poliment devoir répondre qu’oui.
Poliment répondre qu’oui ?
Oui, Monsieur.
Eh ! de quoi te mêles-tu ? De quoi t’avises-tu de m’honorer d’une figure de soupirant ? Quelle platitude !
Eh parbleu ! c’est qu’il m’a semblé que vous l’aimiez.
Paix, de la discrétion ! Il est vrai, entre nous, que je lui trouve quelques grâces naïves ; elle a des traits ; elle ne déplaît pas.
Ah ! que vous aurez grand besoin d’une leçon de Marton ! Mais ne parlons pas si haut, je vois Hortense qui s’avance.
Vient-elle ? Je me retire.
Ah ! Monsieur, je crois qu’elle vous voit.
N’importe ; comme elle a dit qu’elle ne savait pas quand elle pourrait me voir, ce n’est pas à moi à juger qu’elle le peut à présent, et je me retire par respect en attendant qu’elle en décide. C’est ce que tu lui diras si elle te parle.
Ma foi, Monsieur, si vous me consultez, ce respect-là ne vaut pas le diable.
Ce qu’il y a de commode à vos conseils, c’est qu’il est permis de s’en moquer.
Scène VIII
HORTENSE, MARTON, FRONTIN
Il me semble avoir vu ton maître ici ?
Oui, Madame, il vient de sortir par respect pour vos volontés.
Comment !…
C’est sans doute à cause de votre réponse de tantôt ; vous ne saviez pas quand vous pourriez le voir.
Et il ne veut pas prendre sur lui de décider la chose.
Eh bien, je la décide, moi, va lui dire que je le prie de revenir, que j’ai à lui parler.
J’y cours, Madame, et je lui ferai grand plaisir, car il vous aime de tout son cœur. Il ne vous en dira peut-être rien, à cause de sa dignité de joli homme. Il y a des règles là-dessus ; c’est une faiblesse : excusez-la, Madame, je sais son secret, je vous le confie pour son bien ; et dès qu’il vous l’aura dit lui-même, oh ! ce sera bien le plus aimable homme du monde. Pardon, Madame, de la liberté que je prends ; mais Marton, avec qui je voudrais bien faire une fin, sera aussi mon excuse. Marton, prends nos intérêts en main ; empêche Madame de nous haïr, car, dans le fond, ce serait dommage, à une bagatelle près, en vérité nous méritons son estime.
Frontin aime son maître, et cela est louable.
C’est de moi qu’il tient tout le bon sens qu’il vous montre.
Scène IX
HORTENSE, MARTON
Il t’a donc paru que ma réponse a piqué Rosimond ?
Je l’en ai vu déconcerté, quoiqu’il ait feint d’en badiner, et vous voyez bien que c’est de pur dépit qu’il se retire.
Je le renvoie chercher, et cette démarche-là le flattera peut-être ; mais elle ne le flattera pas longtemps. Ce que j’ai à lui dire rabattra de sa présomption. Cependant, Marton, il y a des moments où je suis toute prête de laisser là Rosimond avec ses ridiculités, et d’abandonner le projet de le corriger. Je sens que je m’y intéresse trop ; que le cœur s’en mêle, et y prend trop de part : je ne le corrigerai peut-être pas, et j’ai peur d’en être fâchée.
Eh ! courage, Madame, vous réussirez, vous dis-je ; voilà déjà d’assez bons petits mouvements qui lui prennent ; je crois qu’il est bien embarrassé. J’ai mis le valet à la raison, je l’ai réduit : vous réduirez le maître. Il fera un peu plus de façon ; il disputera le terrain ; il faudra le pousser à bout. Mais c’est à vos genoux que je l’attends ; je l’y vois d’avance ; il faudra qu’il y vienne. Continuez ; ce n’est pas avec des yeux comme les vôtres qu’on manque son coup ; vous le verrez.
Je le souhaite. Mais tu as parlé au valet, Rosimond n’a-t-il point quelque inclination à Paris ?
Nulle ; il n’y a encore été amoureux que de la réputation d’être aimable.
Et moi, Marton, dois-je en croire Frontin ? Serait-il vrai que son maître eût de la disposition à m’aimer ?
Nous le tenons, Madame, et mes observations sont justes.
Cependant, Marton, il ne vient point.
Oh ! mais prétendez-vous qu’il soit tout d’un coup comme un autre ? Le bel air ne veut pas qu’il accoure : il vient, mais négligemment, et à son aise.
Il serait bien impertinent qu’il y manquât !
Voilà toujours votre père à sa place ; il a peut-être à vous parler, et je vous laisse.
S’il va me demander ce que je pense de Rosimond, il m’embarrassera beaucoup, car je ne veux pas lui dire qu’il me déplaît, et je n’ai jamais eu tant d’envie de le dire.
Scène X
HORTENSE, CHRISANTE
Ma fille, je désespère de voir ici mon frère, je n’en reçois point de nouvelles, et s’il n’en vient point aujourd’hui ou demain au plus tard, je suis d’avis de terminer votre mariage.
Pourquoi, mon père, il n’y a pas de nécessité d’aller si vite. Vous savez combien il m’aime, et les égards qu’on lui doit ; laissons-le achever les affaires qui le retiennent ; différons de quelques jours pour lui en donner le temps.
C’est que la Marquise me presse, et ce mariage-ci me paraît si avantageux, que je voudrais qu’il fût déjà conclu.
Née ce que je suis, et avec la fortune que j’ai, il serait difficile que j’en fisse un mauvais ; vous pouvez choisir.
Eh ! comment choisir mieux ! Biens, naissance, rang, crédit à la cour : vous trouvez tout ici avec une figure aimable, assurément.
J’en conviens, mais avec bien de la jeunesse dans l’esprit.
Et à quel âge voulez-vous qu’on l’ait jeune ?
Le voici.
Scène XI
CHRISANTE, HORTENSE, ROSIMOND
Marquis, je disais à Hortense que mon frère tarde beaucoup, et que nous nous impatienterons à la fin, qu’en dites-vous ?
Sans doute, je serai toujours du parti de l’impatience.
Et moi aussi. Adieu, je vais rejoindre la Marquise.
Scène XII
ROSIMOND, HORTENSE
Je me rends à vos ordres, Madame ; on m’a dit que vous me demandiez.
Moi ! Monsieur… Ah ! vous avez raison, oui, j’ai chargé Frontin de vous prier, de ma part, de revenir ici ; mais comme vous n’êtes pas revenu sur-le-champ, parce qu’apparemment on ne vous a pas trouvé, je ne m’en ressouvenais plus.
Voilà une distraction dont j’aurais envie de me plaindre. Mais à propos de distraction, pouvez-vous me voir à présent, Madame ? Y êtes-vous bien déterminée ?
D’où vient donc ce discours, Monsieur ?
Tantôt vous ne saviez pas si vous le pouviez, m’a-t-on dit ; et peut-être est-ce encore de même ?
Vous ne demandiez à me voir qu’une heure après, et c’est une espèce d’avenir dont je ne répondais pas.
Ah ! cela est vrai ; il n’y a rien de si exact. Je me rappelle ma commission, c’est moi qui ai tort, et je vous en demande pardon. Si vous saviez combien le séjour de Paris et de la cour nous gâtent sur les formalités, en vérité, Madame, vous m’excuseriez ; c’est une certaine habitude de vivre avec trop de liberté, une aisance de façons que je condamne, puisqu’elle vous déplaît, mais à laquelle on s’accoutume, et qui vous jette ailleurs dans les impolitesses que vous voyez.
Je n’ai pas remarqué qu’il y en ait dans ce que vous avez fait, Monsieur, et sans avoir vu Paris ni la cour, personne au monde n’aime plus les façons unies que moi : parlons de ce que je voulais vous dire.
Quoi ! vous, Madame, quoi ! de la beauté, des grâces, avec ce caractère d’esprit-là, et cela dans l’âge où vous êtes ? vous me surprenez ; avouez-moi la vérité, combien ai-je de rivaux ? Tout ce qui vous voit, tout ce qui vous approche, soupire : ah ! je m’en doute bien, et je n’en serai pas quitte à moins. La province me le pardonnera-t-elle ? Je viens vous enlever : convenons qu’elle y fait une perte irréparable.
Il peut y avoir ici quelques personnes qui ont de l’amitié pour moi, et qui pourraient m’y regretter ; mais ce n’est pas de quoi il s’agit.
Eh ! quel secret ceux qui vous voyent ont-ils, pour n’être que vos amis, avec ces yeux-là ?
Si parmi ces amis il en est qui soient autre chose, du moins sont-ils discrets, et je ne les connais pas. Ne m’interrompez plus, je vous prie.
Vraiment, je m’imagine bien qu’ils soupirent tout bas, et que le respect les fait taire. Mais à propos de respect, n’y manquerais-je pas un peu, moi qui ai pensé dire que je vous aime ? Il y a bien quelque petite chose à redire à mes discours, n’est-ce pas, mais ce n’est pas ma faute.
Il veut lui prendre une main.
Doucement, Monsieur, je renonce à vous parler.
C’est que sérieusement vous êtes belle avec excès ; vous l’êtes trop, le regard le plus vif, le plus beau teint ; ah ! remerciez-moi, vous êtes charmante, et je n’en dis presque rien ; la parure la mieux entendue ; vous avez là de la dentelle d’un goût exquis, ce me semble. Passez-moi l’éloge de la dentelle ; quand nous marie-t-on ?
À laquelle des deux questions voulez-vous que je réponde d’abord ? À la dentelle, ou au mariage ?
Comme il vous plaira. Que faisons-nous cet après-midi ?
Attendez, la dentelle est passable ; de cet après-midi le hasard en décidera ; de notre mariage, je ne puis rien en dire, et c’est de quoi j’ai à vous entretenir, si vous voulez bien me laisser parler. Voilà tout ce que vous me demandez, je pense ? Venons au mariage.
Il devrait être fait ; les parents ne finissent point !
Je voulais vous dire au contraire qu’il serait bon de le différer, Monsieur.
Ah ! le différer, Madame ?
Oui, Monsieur, qu’en pensez-vous ?
Moi, ma foi, Madame, je ne pense point, je vous épouse. Ces choses-là surtout, quand elles sont aimables, veulent être expédiées, on y pense après.
Je crois que je n’irai pas si vite : il faut s’aimer un peu quand on s’épouse.
Mais je l’entends bien de même.
Et nous ne nous aimons point.
Ah ! c’est une autre affaire ; la difficulté ne me regarderait point : il est vrai que j’espérais, Madame, j’espérais, je vous l’avoue. Serait-ce quelque partie de cœur déjà liée ?
Non, Monsieur, je ne suis, jusqu’ici, prévenue pour personne.
En tout cas, je vous demande la préférence. Quant au retardement de notre mariage, dont je ne vois pas les raisons, je ne m’en mêlerai point, je n’aurais garde, on me mène, et je suivrai.
Quelqu’un vient ; faites réflexion à ce que je vous dit, Monsieur.
Scène XIII
DORANTE, DORIMÈNE, HORTENSE, ROSIMOND
Eh ! vous voilà, Comtesse. Comment ! avec Dorante ?
Eh ! bonjour, ma chère enfant ! Comment se porte-t-on ici ? Nous sommes alliés, au moins, Marquis.
Je le sais.
Mais nous nous voyons peu. Il y a trois ans que je ne suis venue ici.
On ne quitte pas volontiers Paris pour la province.
On y a tant d’affaires, de dissipations ! les moments s’y passent avec tant de rapidité !
Eh ! où avez-vous pris ce garçon-là, Comtesse ?
Nous nous sommes rencontrés. Vous voulez bien que je vous le présente ?
Qu’en dis-tu, Dorante ? ai-je à me louer du choix qu’on a fait pour moi ?
Tu es trop heureux.
Tel que vous le voyez, je vous le donne pour une espèce de sage qui fait peu de cas de l’amour : de l’air dont il vous regarde pourtant, je ne le crois pas trop en sûreté ici.
Je n’ai vu nulle part de plus grand danger, j’en conviens.
Sur ce pied-là, sauvez-vous, Dorante, sauvez-vous.
Trêve de plaisanterie, Messieurs.
Non, sérieusement, je ne plaisante point ; je vous dis qu’il est frappé, je vois cela dans ses yeux ; remarquezvous comme il rougit ? Parbleu, je voudrais bien qu’il soupirât, et je vous le recommande.
Ah ! doucement, il m’appartient ; c’est une espèce d’infidélité qu’il me ferait ; car je l’ai amené, à moins que vous ne teniez sa place, Marquis.
Assurément j’en trouve l’idée tout à fait plaisante, et c’est de quoi nous amuser ici. (À Hortense.) N’est-ce pas, Madame ? Allons, Dorante, rendez vos premiers hommages à votre vainqueur.
Je n’en suis plus aux premiers.
Scène XIV
DORANTE, DORIMÈNE, HORTENSE, ROSIMOND, MARTON
Madame, Monsieur le Comte m’envoie savoir qui vient d’arriver.
Nous allons l’en instruire nous-mêmes. Venez, Marquis, donnez-moi la main, vous êtes mon chevalier. (À Hortense.) Et vous, Madame, voilà le vôtre.
Dorante présente la main à Hortense. Marton fait signe à Hortense.
Je vous suis, Messieurs. Je n’ai qu’un mot à dire.
Scène XV
MARTON, HORTENSE
Que me veux-tu, Marton ? Je n’ai pas le temps de rester, comme tu vois.
C’est une lettre que je viens de trouver, lettre d’amour écrite à Rosimond, mais d’un amour qui me paraît sans conséquence. La dame qui vient d’arriver pourrait bien l’avoir écrite ; le billet est d’un style qui ressemble à son air.
Y a-t-il bien des tendresses ?
Non, vous dis-je, point d’amour et beaucoup de folies ; mais puisque vous êtes pressée, nous en parlerons tantôt. Rosimond devient-il un peu plus supportable ?
Toujours aussi impertinent qu’il est aimable. Je te quitte.
Monsieur l’impertinent, vous avez beau faire, vous deviendrez charmant sur ma parole, je l’ai entrepris.