Le Petit-Maître corrigé/Acte II
ACTE II
Scène première
LA MARQUISE, DORANTE
Avançons encore quelques pas, Monsieur, pour être plus à l’écart, j’aurais un mot à vous dire ; vous êtes l’ami de mon fils, et autant que j’en puis juger, il ne saurait avoir fait un meilleur choix.
Madame, son amitié me fait honneur.
Il n’est pas aussi raisonnable que vous me paraissez l’être, et je voudrais bien que vous m’aidassiez à le rendre plus sensé dans les circonstances où il se trouve ; vous savez qu’il doit épouser Hortense ; nous n’attendons que l’instant pour terminer ce mariage ; d’où vient, Monsieur, le peu d’attention qu’il a pour elle ?
Je l’ignore, et n’y ai pris garde, Madame.
Je viens de le voir avec Dorimène, il ne la quitte point depuis qu’elle est ici ; et vous, Monsieur, vous ne quittez point Hortense.
Je lui fais ma cour, parce que je suis chez elle.
Sans doute, et je ne vous désapprouve pas ; mais ce n’est pas à Dorimène à qui il faut que mon fils fasse aujourd’hui la sienne ; et personne ici ne doit montrer plus d’empressement que lui pour Hortense.
Il est vrai, Madame.
Sa conduite est ridicule, elle peut choquer Hortense, et je vous conjure, Monsieur, de l’avertir qu’il en change ; les avis d’un ami comme vous lui feront peut-être plus d’impression que les miens ; vous êtes venu avec Dorimène, je la connais fort peu ; vous êtes de ses amis, et je souhaiterais qu’elle ne souffrît pas que mon fils fût toujours auprès d’elle ; en vérité, la bienséance en souffre un peu ; elle est alliée de la maison où nous sommes, mais elle est venue ici sans qu’on l’y appelât ; y reste-t-elle ? Part-elle aujourd’hui ?
Elle ne m’a pas instruit de ses desseins.
Si elle partait, je n’en serais pas fâchée, et je lui en aurais obligation ; pourriez-vous le lui faire entendre ?
Je n’ai pas beaucoup de pouvoir sur elle ; mais je verrai, Madame, et tâcherai de répondre à l’honneur de votre confiance.
Je vous le demande en grâce, Monsieur, et je vous recommande les intérêts de mon fils et de votre ami.
Elle a ma foi beau dire, puisque son fils néglige Hortense, il ne tiendra pas à moi que je n’en profite auprès d’elle.
Scène II
DORANTE, DORIMÈNE
Où est allé le Marquis, Dorante ? Je me sauve de cette cohue de province : ah ! les ennuyants personnages ! Je me meurs de l’extravagance des compliments qu’on m’a fait, et que j’ai rendus. Il y a deux heures que je n’ai pas le sens commun, Dorante, pas le sens commun ; deux heures que je m’entretiens avec une Marquise qui se tient d’un droit, qui a des gravités, qui prend des mines d’une dignité ; avec une petite Baronne si folichonne, si remuante, si méthodiquement étourdie ; avec une Comtesse si franche, qui m’estime tant, qui m’estime tant, qui est de si bonne amitié ; avec une autre qui est si mignonne, qui a de si jolis tours de tête, qui accompagne ce qu’elle dit avec des mains si pleines de grâces ; une autre qui glapit si spirituellement, qui traîne si bien les mots, qui dit si souvent, mais Madame, cependant Madame, il me paraît pourtant ; et puis un bel esprit si diffus, si éloquent, une jalouse si difficile en mérite, si peu touchée du mien, si intriguée de ce qu’on m’en trouvait. Enfin, un agréable qui m’a fait des phrases, mais des phrases ! d’une perfection ! qui m’a déclaré des sentiments qu’il n’osait me dire ; mais des sentiments d’une délicatesse assaisonnée d’un respect que j’ai trouvé d’une fadeur ! d’une fadeur !
Oh ! on respecte beaucoup ici, c’est le ton de la province. Mais vous cherchez Rosimond, Madame ?
Oui, c’est un étourdi à qui j’ai à parler tête à tête ; et grâce à tous ces originaux qui m’ont obsédée, je n’en ai pas encore eu le temps : il nous a quitté. Où est-il ?
Je pense qu’il écrit à Paris, et je sors d’un entretien avec sa mère.
Tant pis, cela n’est pas amusant, il vous en reste encore un air froid et raisonnable, qui me gagnerait si nous restions ensemble ; je vais faire un tour sur la terrasse : allez, Dorante, allez dire à Rosimond que je l’y attends.
Un moment, Madame, je suis chargé d’une petite commission pour vous ; c’est que je vous avertis que la Marquise ne trouve pas bon que vous entreteniez le Marquis.
Elle ne le trouve pas bon ! Eh bien, vous verrez que je l’en trouverai meilleur.
Je n’en ai pas douté : mais ce n’est pas là tout ; je suis encore prié de vous inspirer l’envie de partir.
Je n’ai jamais eu tant d’envie de rester.
Je n’en suis pas surpris ; cela doit faire cet effet-là.
Je commençais à m’ennuyer ici, je ne m’y ennuie plus ; je m’y plais, je l’avoue ; sans ce discours de la Marquise, j’aurais pu me contenter de défendre à Rosimond de se marier, comme je l’avais résolu en venant ici : mais on ne veut pas que je le voie ? on souhaite que je parte ? il m’épousera.
Cela serait très plaisant.
Oh ! il m’épousera. Je pense qu’il n’y perdra pas : et vous, je veux aussi que vous nous aidiez à le débarrasser de cette petite fille ; je me propose un plaisir infini de ce qui va arriver ; j’aime à déranger les projets, c’est ma folie ; surtout, quand je les dérange d’une manière avantageuse. Adieu ; je prétends que vous épousiez Hortense, vous. Voilà ce que j’imagine ; réglez-vous là-dessus, entendez-vous ? Je vais trouver le Marquis.
Puisse la folle me dire vrai !
Scène III
ROSIMOND, DORANTE, FRONTIN
Cherche, vois partout ; et sans dire qu’elle est à moi, demande-la à tout le monde ; c’est à peu près dans ces endroits-ci que je l’ai perdue.
Je ferai ce que je pourrai, Monsieur.
Ah ! c’est toi, Dorante ; dis-moi, par hasard, n’aurais-tu point trouvé une lettre à terre ?
Non.
Cela m’inquiète.
Eh ! de qui est-elle ?
De Dorimène ; et malheureusement elle est d’un style un peu familier sur Hortense ; elle l’y traite de petite provinciale qu’elle ne veut pas que j’épouse, et ces bonnes gens-ci seraient un peu scandalisés de l’épithète.
Peut-être personne ne l’aura-t-il encore ramassé : et d’ailleurs, cela te chagrine-t-il tant ?
Ah ! très doucement ; je ne m’en désespère pas.
Ce qui en doit arriver doit être fort indifférent à un homme comme toi.
Aussi me l’est-il. Parlons de Dorimène ; c’est elle qui m’embarrasse. Je t’avouerai confidemment que je ne sais qu’en faire. T’a-t-elle dit qu’elle n’est venue ici que pour m’empêcher d’épouser ? Elle a quelque alliance avec ces gens-ci. Dès qu’elle a su que ma mère m’avait brusquement amené de Paris chez eux pour me marier, qu’a-t-elle fait ? Elle a une terre à quelques lieues de la leur, elle y est venue, et à peine arrivée, m’a écrit, par un exprès, qu’elle venait ici, et que je la verrais une heure après sa lettre, qui est celle que j’ai perdue.
Oui, j’étais chez elle alors, et j’ai vu partir l’exprès qui nous a précédé : mais enfin c’est une très aimable femme, et qui t’aime beaucoup.
J’en conviens. Il faut pourtant que tu m’aides à lui faire entendre raison.
Pourquoi donc ? Tu l’aimes aussi, apparemment, et cela n’est pas étonnant.
J’ai encore quelque goût pour elle, elle est vive, emportée, étourdie, bruyante. Nous avons lié une petite affaire de cœur ensemble ; et il y a deux mois que cela dure : deux mois, le terme est honnête ; cependant aujourd’hui, elle s’avise de se piquer d’une belle passion pour moi. Ce mariage-ci lui déplaît, elle ne veut pas que je l’achève, et de vingt galanteries qu’elle a eues en sa vie, il faut que la nôtre soit la seule qu’elle honore de cette opiniâtreté d’amour : il n’y a que moi à qui cela arrive.
Te voilà donc bien agité ? Quoi ! tu crains les conséquences de l’amour d’une jolie femme, parce que tu te maries ! Tu as de ces sentiments bourgeois, toi Marquis ? Je ne te reconnais pas ! Je te croyais plus dégagé que cela ; j’osais quelquefois entretenir Hortense : mais je vois bien qu’il faut que je parte, et je n’y manquerai pas. Adieu.
Venez, venez ici. Qu’est-ce que c’est que cette fantaisie-là ?
Elle est sage. Il me semble que la Marquise ne me voit pas volontiers ici, et qu’elle n’aime pas à me trouver en conversation avec Hortense ; et je te demande pardon de ce que je vais te dire, mais il m’a passé dans l’esprit que tu avais pu l’indisposer contre moi, et te servir de sa méchante humeur pour m’insinuer de m’en aller.
Mais, oui-da, je suis peut-être jaloux. Ma façon de vivre, jusqu’ici, m’a rendu fort suspect de cette petitesse. Débitez-la, Monsieur, débitez-la dans le monde. En vérité vous me faites pitié ! Avec cette opinion-là sur mon compte, valez-vous la peine qu’on vous désabuse ?
Je puis en avoir mal jugé ; mais ne se trompe-t-on jamais ?
Moi qui vous parle, suis-je plus à l’abri de la méchante humeur de ma mère ? Ne devrais-je pas, si je l’en crois, être aux genoux d’Hortense, et lui débiter mes langueurs ? J’ai tort de n’aller pas, une houlette à la main, l’entretenir de ma passion pastorale : elle vient de me quereller tout à l’heure, me reprocher mon indifférence ; elle m’a dit des injures, Monsieur, des injures : m’a traité de fat, d’impertinent, rien que cela, et puis je m’entends avec elle !
Ah ! voilà qui est fini, Marquis, je désavoue mon idée, et je t’en fais réparation.
Dites-vous vrai ? Êtes-vous bien sûr au moins que je pense comme il faut ?
Si sûr à présent, que si tu allais te prendre d’amour pour cette petite Hortense dont on veut faire ta femme, tu me le dirais, que je n’en croirais rien.
Que sait-on ? Il y a à craindre, à cause que je l’épouse, que mon cœur ne s’enflamme et ne prenne la chose à la lettre !
Je suis persuadé que tu n’es point fâché que je lui en conte.
Ah ! si fait ; très fâché. J’en boude, et si vous continuez, j’en serai au désespoir.
Tu te moques de moi, et je le mérite.
Ha, ha, ha. Comment es-tu avec elle ?
Ni bien ni mal. Comment la trouves-tu toi ?
Moi, ma foi, je n’en sais rien, je ne l’ai pas encore trop vue ; cependant, il m’a paru qu’elle était assez gentille, l’air naïf, droit et guindé : mais jolie, comme je te dis. Ce visage-là pourrait devenir quelque chose s’il appartenait à une femme du monde, et notre provinciale n’en fait rien ; mais cela est bon pour une femme, on la prend comme elle vient.
Elle ne te convient guère. De bonne foi, l’épouseras-tu ?
Il faudra bien, puisqu’on le veut : nous l’épouserons ma mère et moi, si vous ne nous l’enlevez pas.
Je pense que tu ne t’en soucierais guère, et que tu me le pardonnerais.
Oh ! là-dessus, toutes les permissions du monde au suppliant, si elles pouvaient lui être bonnes à quelque chose. T’amuse-t-elle ?
Je ne la hais pas.
Tout de bon ?
Oui : comme elle ne m’est pas destinée, je l’aime assez.
Assez ? Je vous le conseille ! De la passion, Monsieur, des mouvements pour me divertir, s’il vous plaît. En sens-tu déjà un peu ?
Quelquefois. Je n’ai pas ton expérience en galanterie ; je ne suis là-dessus qu’un écolier qui n’a rien vu.
Ah ! vous l’aimez, Monsieur l’écolier : ceci est sérieux, je vous défends de lui plaire.
Je n’oublie cependant rien pour cela, ainsi laisse-moi partir ; la peur de te fâcher me reprend.
Ah ! ah ! ah ! que tu es réjouissant !
Scène IV
MARTON, DORANTE, ROSIMOND
Ah ! ah ! ah ! Où est votre maîtresse, Marton ?
Dans la grande allée, où elle se promène, Monsieur, elle vous demandait tout à l’heure.
Rien que lui, Marton ?
Non, que je sache.
Je te laisse, Marquis, je vais la rejoindre.
Attends, nous irons ensemble.
Monsieur, j’aurais un mot à vous dire.
À moi, Marton ?
Oui, Monsieur.
Je vais donc toujours devant.
Rien que lui ? C’est qu’elle est piquée.
Scène V
MARTON, ROSIMOND
De quoi s’agit-il, Marton ?
D’une lettre que j’ai trouvée, Monsieur, et qui est apparemment celle que vous avez tantôt reçue de Frontin.
Donne, j’en étais inquiet.
La voilà.
Tu ne l’as montrée à personne, apparemment ?
Il n’y a qu’Hortense et son père qui l’ont vue, et je ne la leur ai montrée que pour savoir à qui elle appartenait.
Eh ! ne pouviez-vous pas le voir vous-même ?
Non, Monsieur, je ne sais pas lire, et d’ailleurs, vous en aviez gardé l’enveloppe.
Et ce sont eux qui vous ont dit que la lettre m’appartenait ? Ils l’ont donc lue ?
Vraiment oui, Monsieur, ils n’ont pu juger qu’elle était à vous que sur la lecture qu’ils en ont fait.
Hortense présente ?
Sans doute. Est-ce que cette lettre est de quelque conséquence ? Y a-t-il quelque chose qui les concerne ?
Il vaudrait mieux qu’ils ne l’eussent point vue.
J’en suis fâchée.
Cela est désagréable. Et qu’en a dit Hortense ?
Rien, Monsieur, elle n’a pas paru y faire attention : mais comme on m’a chargé de vous la rendre, voulez-vous que je dise que vous ne l’avez pas reconnue ?
L’offre est obligeante et je l’accepte ; j’allais vous en prier.
Oh ! de tout mon cœur, je vous le promets, quoique ce soit une précaution assez inutile, comme je vous dis, car ma maîtresse ne vous en parlera seulement pas.
Tant mieux, tant mieux, je ne m’attendais pas à tant de modération ; serait-ce que notre mariage lui déplaît ?
Non, cela ne va pas jusque-là ; mais elle ne s’y intéresse pas extrêmement non plus.
Vous l’a-t-elle dit, Marton ?
Oh ! plus de dix fois, Monsieur, et vous le savez bien, elle vous l’a dit à vous-même.
Point du tout, elle a, ce me semble, parlé de différer et non pas de rompre : mais que ne s’est-elle expliquée ? je ne me serais pas avisé de soupçonner son éloignement pour moi, il faut être fait à se douter de pareille chose !
Il est vrai qu’on est presque sûr d’être aimé quand on vous ressemble, aussi ma maîtresse vous aurait-elle épousé d’abord assez volontiers : mais je ne sais, il y a eu du malheur, vos façons l’ont choquée.
Je ne les ai pas prises en province, à la vérité.
Eh ! Monsieur, à qui le dites-vous ? Je suis persuadée qu’elles sont toutes des meilleures : mais, tenez, malgré cela je vous avoue moi-même que je ne pourrais pas m’empêcher d’en rire si je ne me retenais pas, tant elles nous paraissent plaisantes à nous autres provinciales ; c’est que nous sommes des ignorantes. Adieu, Monsieur, je vous salue.
Doucement, confiez-moi ce que votre maîtresse y trouve à redire.
Eh ! Monsieur, ne prenez pas garde à ce que nous en pensons : je vous dis que tout nous y paraît comique. Vous savez bien que vous avez peur de faire l’amoureux de ma maîtresse, parce qu’apparemment cela ne serait pas de bonne grâce dans un joli homme comme vous ; mais comme Hortense est aimable et qu’il s’agit de l’épouser, nous trouvons cette peur-là si burlesque ! si bouffonne ! qu’il n’y a point de comédie qui nous divertisse tant ; car il est sûr que vous auriez plu à Hortense si vous ne l’aviez pas fait rire : mais ce qui fait rire n’attendrit plus, et je vous dis cela pour vous divertir vous-même.
C’est aussi tout l’usage que j’en fais.
Vous avez raison, Monsieur, je suis votre servante. (Elle revient.) Seriez-vous encore curieux d’une de nos folies ? Dès que Dorante et Dorimène sont arrivés ici, vous avez dit qu’il fallait que Dorante aimât ma maîtresse, pendant que vous feriez l’amour à Dorimène, et cela à la veille d’épouser Hortense ; Monsieur, nous en avons pensé mourir de rire, ma maîtresse et moi ! Je lui ai pourtant dit qu’il fallait bien que vos airs fussent dans les règles du bon savoir-vivre. Rien ne l’a persuadée ; les gens de ce pays-ci ne sentent point le mérite de ces manières-là ; c’est autant de perdu. Mais je m’amuse trop. Ne dites mot, je vous prie.
Eh bien, Marton, il faudra se corriger : j’ai vu quelques benêts de la province, et je les copierai.
Oh ! Monsieur, n’en prenez pas la peine ; ce ne serait pas en contrefaisant le benêt que vous feriez revenir les bonnes dispositions où ma maîtresse était pour vous ; ce que je vous dis sous le secret, au moins ; mais vous ne réussiriez, ni comme benêt ni comme comique. Adieu, Monsieur.
Scène VI
ROSIMOND, DORIMÈNE
Eh bien, cela me guérit d’Hortense ; cette fille qui m’aime et qui se résout à me perdre, parce que je ne donne pas dans la fadeur de languir pour elle ! Voilà une sotte enfant ! Allons pourtant la trouver.
Que devenez-vous donc, Marquis ? on ne sait où vous prendre ? Est-ce votre future qui vous occupe ?
Oui, je m’occupais des reproches qu’on me faisait de mon indifférence pour elle, et je vais tâcher d’y mettre ordre ; elle est là-bas avec Dorante, y venez-vous ?
Arrêtez, arrêtez ; il s’agit de mettre ordre à quelque chose de plus important. Quand est-ce donc que cette indifférence qu’on vous reproche pour elle lui fera prendre son parti ? Il me semble que cela demeure bien longtemps à se déterminer. À qui est-ce la faute ?
Ah ! vous me querellez aussi ! Dites-moi, que voulez-vous qu’on fasse ? Ne sont-ce pas nos parents qui décident de cela ?
Qu’est-ce que c’est que des parents, Monsieur ? C’est l’amour que vous avez pour moi, c’est le vôtre, c’est le mien qui en décideront, s’il vous plaît. Vous ne mettrez pas des volontés de parents en parallèle avec des raisons de cette force-là, sans doute, et je veux demain que tout cela finisse.
Le terme est court, on aurait de la peine à faire ce que vous dites là ; je désespère d’en venir à bout, moi, et vous en parlez bien à votre aise.
Ah ! je vous trouve admirable ! Nous sommes à Paris, je vous perds deux jours de vue ; et dans cet intervalle, j’apprends que vous êtes parti avec votre mère pour aller vous marier, pendant que vous m’aimez, pendant qu’on vous aime, et qu’on vient tout récemment, comme vous le savez, de congédier là-bas le Chevalier, pour n’avoir de liaison de cœur qu’avec vous ? Non, Monsieur, vous ne vous marierez point : n’y songez pas, car il n’en sera rien, cela est décidé ; votre mariage me déplaît. Je le passerais à un autre ; mais avec vous ! Je ne suis pas de cette humeur-là, je ne saurais ; vous êtes un étourdi, pourquoi vous jetez-vous dans cet inconvénient ?
Faites-moi donc la grâce d’observer que je suis la victime des arrangements de ma mère.
La victime ! Vous m’édifiez beaucoup, vous êtes un petit garçon bien obéissant.
Je n’aime pas à la fâcher, j’ai cette faiblesse-là, par exemple.
Le poltron ! Eh bien, gardez votre faiblesse : j’y suppléerai, je parlerai à votre prétendue.
Ah ! que je vous reconnais bien à ces tendres inconsidérations-là ! Je les adore. Ayons pourtant un peu plus de flegme ici ; car que lui direz-vous ? que vous m’aimez ?
Que nous nous aimons.
Voilà qui va fort bien ; mais vous ressouvenez-vous que vous êtes en province, où il y a des règles, des maximes de décence qu’il ne faut point choquer ?
Plaisantes maximes ! Est-il défendu de s’aimer, quand on est aimable ? Ah ! il y a des puérilités qui ne doivent pas arrêter. Je vous épouserai, Monsieur, j’ai du bien, de la naissance, qu’on nous marie ; c’est peut-être le vrai moyen de me guérir d’un amour que vous ne méritez pas que je conserve.
Nous marier ! Des gens qui s’aiment ! Y songez-vous ? Que vous a fait l’amour pour le pousser à bout ? Allons trouver la compagnie.
Nous verrons. Surtout, point de mariage ici, commençons par là. Mais que vous veut Frontin ?
Scène VII
ROSIMOND, DORIMÈNE, FRONTIN
Monsieur, j’ai un mot à vous dire.
Parle.
Il faut que nous soyons seuls, Monsieur.
Et moi je reste parce que je suis curieuse.
Monsieur, Madame est de trop ; la moitié de ce que j’ai à vous dire est contre elle.
Marquis, faites parler ce faquin-là.
Parleras-tu, maraud ?
J’enrage ; mais n’importe. Eh bien, Monsieur, ce que j’ai à vous dire, c’est que Madame ici nous portera malheur à tous deux.
Le sot !
Comment ?
Oui, Monsieur, si vous ne changez pas de façon, nous ne tenons plus rien. Pendant que Madame vous amuse, Dorante nous égorge.
Que fait-il donc ?
L’amour, Monsieur, l’amour, à votre belle Hortense !
Votre belle : voilà une épithète bien placée !
Je défie qu’on la place mieux ; si vous entendiez là-bas comme il se démène, comme les déclarations vont dru, comme il entasse les soupirs, j’en ai déjà compté plus de trente de la dernière conséquence, sans parler des génuflexions, des exclamations : Madame, par-ci, Madame, par-là ! Ah, les beaux yeux ! ah ! les belles mains ! Et ces mains-là, Monsieur, il ne les marchande pas, il en attrape toujours quelqu’une, qu’ on retire… couci, couci, et qu’il baise avec un appétit qui me désespère ; je l’ai laissé comme il en retenait une sur qui il s’était déjà jeté plus de dix fois, malgré qu’on en eût, ou qu’on n’en eût pas, et j’ai peur qu’à la fin elle ne lui reste.
Hé, hé, hé…
Cela est pourtant vif !
Vous riez ?
Oui, cette main-ci voudra peut-être bien me dédommager du tort qu’on me fait sur l’autre.
Il y a de l’équité.
Qu’en dis-tu, Frontin, suis-je si à plaindre ?
Monsieur, on sait bien que Madame a des mains ; mais je vous trouve toujours en arrière.
Renvoyez cet homme-là, Monsieur ; j’admire votre sang-froid.
Va-t’en. C’est Marton qui lui a tourné la cervelle !
Non, Monsieur, elle m’a corrigé, j’étais petit-maître aussi bien qu’un autre ; je ne voulais pas aimer Marton que je dois épouser, parce que je croyais qu’il était malhonnête d’aimer sa future ; mais cela n’est pas vrai, Monsieur, fiez-vous à ce que je dis, je n’étais qu’un sot, je l’ai bien compris. Faites comme moi, j’aime à présent de tout mon cœur, et je le dis tant qu’on veut : suivez mon exemple ; Hortense vous plaît, je l’ai remarqué, ce n’est que pour être joli homme, que vous la laissez là, et vous ne serez point joli, Monsieur.
Marquis, que veut-il donc dire avec son Hortense, qui vous plaît ? Qu’est-ce que cela signifie ? Quel travers vous donne-t-il là ?
Qu’en sais-je ? Que voulez-vous qu’il ait vu ? On veut que je l’épouse, et je l’épouserai ; d’empressement, on ne m’en a pas vu beaucoup jusqu’ici, je ne pourrai pourtant me dispenser d’en avoir, et j’en aurai parce qu’il le faut : voilà tout ce que j’y sache ; vous allez bien vite. (À Frontin.) Retire-toi.
Quel dommage de négliger un cœur tout neuf ! cela est si rare !
Partira-t-il ?
Va-t’en donc ! Faut-il que je te chasse ?
Je n’ai pas tout dit, la lettre est retrouvée, Hortense et Monsieur le Comte l’ont lue d’un bout à l’autre, mettez-y ordre ; ce maudit papier est encore de Madame.
Quoi ! parle-t-il du billet que je vous ai envoyé ici de chez moi ?
C’est du même que j’avais perdu.
Eh bien, le hasard est heureux, cela les met au fait.
Oh, j’ai pris mon parti là-dessus, je m’en démêlerai bien : Frontin nous tirera d’affaire.
Moi, Monsieur ?
Oui, toi-même.
On n’a pas besoin de lui là-dedans, il n’y a qu’à laisser aller les choses.
Ne vous embarrassez pas, voici Hortense et Dorante qui s’avancent, et qui paraissent s’entretenir avec assez de vivacité.
Eh bien ! Monsieur, si vous ne m’en croyez pas, cachez-vous un moment derrière cette petite palissade, pour entendre ce qu’ils disent, vous aurez le temps, ils ne vous voient point.
Frontin s’en va.
Il n’y aurait pas grand mal, le voulez-vous, Madame ? C’est une petite plaisanterie de campagne.
Oui-da, cela nous divertira.
Scène VIII
ROSIMOND, DORIMÈNE, au bout du théâtre, DORANTE, HORTENSE, à l’autre bout.
Je vous crois sincère, Dorante ; mais quels que soient vos sentiments, je n’ai rien à y répondre jusqu’ici ; on me destine à un autre. (À part.) Je crois que je vois Rosimond.
Il sera donc votre époux, Madame ?
Il ne l’est pas encore. (À part.) C’est lui avec Dorimène.
Je n’oserais vous demander s’il est aimé.
Ah ! doucement, je n’hésite point à vous dire que non.
Cela vous afflige-t-il ?
Il faut qu’elle m’ait vu.
Ce n’est pas que j’aie de l’éloignement pour lui, mais si j’aime jamais, il en coûtera un peu davantage pour me rendre sensible ! Je n’accorderai mon cœur qu’aux soins les plus tendres, qu’à tout ce que l’amour aura de plus respectueux, de plus soumis : il faudra qu’on me dise mille fois : je vous aime, avant que je le croie, et que je m’en soucie ; qu’on se fasse une affaire de la dernière importance de me le persuader ; qu’on ait la modestie de craindre d’aimer en vain, et qu’on me demande enfin mon cœur comme une grâce qu’on sera trop heureux d’obtenir. Voilà à quel prix j’aimerai, Dorante, et je n’en rabattrai rien ; il est vrai qu’à ces conditions-là, je cours risque de rester insensible, surtout de la part d’un homme comme le Marquis, qui n’en est pas réduit à ne soupirer que pour une provinciale, et qui, au pis-aller, a touché le cœur de Dorimène.
Au pis-aller ! dit-elle, au pis-aller ! avançons, Marquis !
Quel est donc votre dessein ?
Laissez-moi faire, je ne gâterai rien.
Quoi ! vous êtes là, Madame ?
Eh oui, Madame, j’ai eu le plaisir de vous entendre ; vous peignez si bien ! Qui est-ce qui me prendrait pour un pis-aller ? cela me ressemble tout à fait pourtant. Je vous apprends en revanche que vous nous tirez d’un grand embarras ; Rosimond vous est indifférent, et c’est fort bien fait ; il n’osait vous le dire, mais je parle pour lui ; son pis-aller lui est cher, et tout cela vient à merveille.
Comment donc, vous parlez pour moi ? Mais point du tout, Comtesse ! Finissons, je vous prie ; je ne reconnais point là mes sentiments.
Taisez-vous, Marquis ; votre politesse ici consiste à garder le silence ; imaginez-vous que vous n’y êtes point.
Je vous dis qu’il n’est pas question de politesse, et que ce n’est pas là ce que je pense.
Il bat la campagne. Ne faut-il pas en venir à dire ce qui est vrai ? Votre cœur et le mien sont engagés, vous m’aimez.
Eh ! qui est-ce qui ne vous aimerait pas ?
L’occasion se présente de le dire et je le dis ; il faut bien que Madame le sache.
Oui, ceci est sérieux.
Elle s’en doutait ; je ne lui apprends presque rien.
Ah, très peu de chose !
Vous avez beau m’interrompre, on ne vous écoute pas. Voudriez-vous l’épouser, Hortense, prévenu d’une autre passion ? Non, Madame. Il faut qu’un mari vous aime, votre cœur ne s’en passerait pas ; ce sont vos usages, ils sont fort bons ; n’en sortez point, et travaillons de concert à rompre votre mariage.
Parbleu, Mesdames, je vous traverserai donc, car je vais travailler à le conclure !
Eh ! non, Monsieur, vous ne vous ferez point ce tort-là, ni à moi non plus.
En effet, Marquis, à quoi bon feindre ? Je sais ce que tu penses, tu me l’as confié ; d’ailleurs, quand je t’ai dit mes sentiments pour Madame, tu ne les as pas désapprouvés.
Je ne me souviens point de cela, et vous êtes un étourdi, qui me ferez des affaires avec Hortense.
Eh ! Monsieur, point de mystère ! Vous n’ignorez pas mes dispositions, et il ne s’agit point ici de compliments.
Eh ! Madame, faites-vous quelque attention à ce qu’on dit là ? Ils se divertissent.
Mais, parlons français. Est-ce que tu aimes Madame ?
Ah ! je suis ravi de vous voir curieux ; c’est bien à vous à qui j’en dois rendre compte. (À Hortense.) Je ne suis pas embarrassé de ma réponse : mais approuvez, je vous prie, que je mortifie sa curiosité.
Ah ! ah ! ah ! ah !… il me prend envie aussi de lui demander s’il m’aime ? voulez-vous gager qu’il n’osera me l’avouer ? m’aimez-vous, Marquis ?
Courage, je suis en butte aux questions.
Ne l’ai-je pas dit ?
Et vous, Madame, serez-vous la seule qui ne m’en ferez point ?
Je n’ai rien à savoir.
Scène IX
FRONTIN, ROSIMOND, DORIMÈNE, DORANTE, HORTENSE
Monsieur, je vous avertis que voilà votre mère avec Monsieur le Comte, qui vous cherchent, et qui viennent vous parler.
Reste ici.
Je te laisse donc, Marquis.
Adieu, je reviendrai savoir ce qu’ils vous auront dit.
Et moi je vous laisse penser à ce que vous leur direz.
Un moment, Madame ; que tout ce qui vient de se passer ne vous fasse aucune impression : vous voyez ce que c’est que Dorimène ; vous avez dû démêler son esprit et la trouver singulière. C’est une manière de petit-maître en femme qui tire sur le coquet, sur le cavalier même, n’y faisant pas grande façon pour dire ses sentiments, et qui s’avise d’en avoir pour moi, que je ne saurais brusquer comme vous voyez ; mais vous croyez bien qu’on sait faire la différence des personnes ; on distingue, Madame, on distingue. Hâtons-nous de conclure pour finir tout cela, je vous en supplie.
Monsieur, je n’ai pas le temps de vous répondre ; on approche. Nous nous verrons tantôt.
La voilà, je crois, radoucie.
Scène X
FRONTIN, ROSIMOND
Je n’ai que faire ici, Monsieur ?
Reste, il va peut-être question de ce billet perdu, et il faut que tu le prennes sur ton compte.
Vous n’y songez pas, Monsieur ! Le diable, qui a bien des secrets, n’aurait pas celui de persuader les gens, s’il était à ma place ; d’ailleurs Marton sait qu’il est à vous.
Je le veux, Frontin, je le veux, je suis convenu avec Marton qu’elle dirait que je n’ai su ce que c’était ; ainsi, imaginez, faites comme il vous plaira, mais tirez-moi d’intrigue.
Scène XI
ROSIMOND, FRONTIN, LA MARQUISE, LE COMTE
Mon fils, Monsieur le Comte a besoin d’un éclaircissement, sur certaine lettre sans adresse, qu’on a trouvée et qu’on croit s’adresser à vous ? Dans la conjoncture où vous êtes, il est juste qu’on soit instruit là-dessus ; parlez-nous naturellement, le style en est un peu libre sur Hortense ; mais on ne s’en prend point à vous.
Tout ce que je puis dire à cela, Madame, c’est que je n’ai point perdu de lettre.
Ce n’est pourtant qu’à vous qu’on peut avoir écrit celle dont nous parlons, Monsieur le Marquis ; et j’ai dit même à Marton de vous la rendre. Vous l’a-t-elle rapportée ?
Oui, elle m’en a montré une qui ne m’appartenait point. (À Frontin.) À propos, ne m’as-tu pas dit, toi, que tu en avais perdu une ? C’est peut-être la tienne.
Monsieur, oui, je ne m’en ressouvenais plus ; mais cela se pourrait bien.
Non, non, on vous y parle à vous positivement, le nom de Marquis y est répété deux fois, et on y signe la Comtesse pour tout nom, ce qui pourrait convenir à Dorimène.
Eh bien, qu’en dis-tu ? Nous rendras-tu raison de ce que cela veut dire ?
Mais, oui, je me rappelle du Marquis dans cette lettre ; elle est, dites-vous, signée la Comtesse ? Oui, Monsieur, c’est cela même, Comtesse et Marquis, voilà l’histoire.
Hé, hé, hé ! Je ne savais pas que Frontin fût un Marquis déguisé, ni qu’il fût en commerce de lettres avec des Comtesses.
Mon fils, cela ne paraît pas naturel.
Mais, te plaira-t-il de t’expliquer mieux ?
Eh vraiment oui, il n’y a rien de si aisé ; on m’y appelle Marquis, n’est-il pas vrai ?
Sans doute.
Ah la folle ! On y signe Comtesse ?
Eh bien !
Ah ! ah ! ah ! l’extravagante.
De qui parles-tu ?
D’une étourdie que vous connaissez, Monsieur ; de Lisette.
De la mienne ? de celle que j’ai laissée à Paris ?
D’elle-même.
Et le nom de Marquis, d’où te vient-il ?
De sa grâce, je suis un Marquis de la promotion de Lisette, comme elle est Comtesse de la promotion de Frontin, et cela est ordinaire. (Au Comte.) Tenez Monsieur, je connais un garçon qui avait l’honneur d’être à vous pendant votre séjour à Paris, et qu’on appelait familièrement Monsieur le Comte. Vous étiez le premier, il était le second. Cela ne se pratique pas autrement ; voilà l’usage parmi nous autres subalternes de qualité, pour établir quelque subordination entre la livrée bourgeoise et nous ; c’est ce qui nous distingue.
Ce qu’il vous dit est vrai.
Je le veux bien ; tout ce qui m’inquiète, c’est que ma fille a vu cette lettre, elle ne m’en a pourtant pas paru moins tranquille : mais elle est réservée, et j’aurais peur qu’elle ne crût pas l’histoire des promotions de Frontin si aisément.
Mais aussi, de quoi s’avisent ces marauds-là ?
Monsieur, chaque nation a ses coutumes ; voilà les coutumes de la nôtre.
Il y pourrait, pourtant, rester une petite difficulté ; c’est que dans cette lettre on y parle d’une provinciale, et d’un mariage avec elle qu’on veut empêcher en venant ici, cela ressemblerait assez à notre projet.
J’en conviens.
Parle !
Oh ! bagatelle. Vous allez être au fait. Je vous ai dit que nous prenions vos titres.
Oui, vous prenez le nom de vos maîtres. Mais voilà tout apparemment.
Oui, Monsieur, mais quand nos maîtres passent par le mariage, nous autres, nous quittons le célibat ; le maître épouse la maîtresse, et nous la suivante, c’est encore la règle ; et par cette règle que j’observerai, vous voyez bien que Marton me revient. Lisette, qui est là-bas, le sait, Lisette est jalouse, et Marton est tout de suite une provinciale, et tout de suite on menace de venir empêcher le mariage ; il est vrai qu’on n’est pas venu, mais on voulait venir.
Tout cela se peut, Monsieur le Comte, et d’ailleurs il n’est pas possible de penser que mon fils préférât Dorimène à Hortense, il faudrait qu’il fût aveugle.
Monsieur est-il bien convaincu ?
N’en parlons plus, ce n’est pas même votre amour pour Dorimène qui m’inquiéterait ; je sais ce que c’est que ces amours-là : entre vous autre gens du bel air, souffrez que je vous dise que vous ne vous aimez guère, et Dorimène notre alliée est un peu sur ce ton-là. Pour vous, Marquis, croyez-moi, ne donnez plus dans ces façons, elles ne sont pas dignes de vous ; je vous parle déjà comme à mon gendre ; vous avez de l’esprit et de la raison, et vous êtes né avec tant d’avantages, que vous n’avez pas besoin de vous distinguer par de faux airs ; restez ce que vous êtes, vous en vaudrez mieux ; mon âge, mon estime pour vous, et ce que je vais vous devenir me permettent de vous parler ainsi.
Je n’y trouve point à redire.
Et je vous prie, mon fils, d’y faire attention.
Changeons de discours ; Marton est-elle là ? Regarde, Frontin.
Oui, Monsieur, je l’aperçois qui passe avec ces dames. (Il l’appelle.) Marton !
Qu’est-ce qui me demande ?
Dites à ma fille de venir.
La voilà qui s’avance, Monsieur.
Scène XII
HORTENSE, DORIMÈNE, DORANTE, ROSIMOND, LA MARQUISE, LE COMTE, MARTON, FRONTIN
Approchez, Hortense, il n’est plus nécessaire d’attendre mon frère ; il me l’écrit lui-même, et me mande de conclure, ainsi nous signons le contrat ce soir, et nous vous marions demain.
Signer le contrat ce soir, et demain me marier ! Ah ! mon père, souffrez que je me jette à vos genoux pour vous conjurer qu’il n’en soit rien ; je ne croyais pas qu’on irait si vite, et je devais vous parler tantôt.
J’ai prévu ce que je vois là. Ma fille, je sens les motifs de votre refus ; c’est ce billet qu’on a perdu qui vous alarme ; mais Rosimond dit qu’il ne sait ce que c’est. Et Frontin…
Rosimond est trop honnête homme pour le nier sérieusement, mon père ; les vues qu’on avait pour nous ont peut-être pu l’engager d’abord à le nier ; mais j’ai si bonne opinion de lui, que je suis persuadée qu’il ne le désavouera plus. (À Rosimond.) Ne justifierez-vous pas ce que je dis là, Monsieur ?
En vérité, Madame, je suis dans une si grande surprise…
Marton vous l’a vu recevoir, Monsieur.
Eh non ! celui-là était à moi, Madame : je viens d’expliquer cela ; demandez.
Marton ! on vous a dit de le rendre à Rosimond, l’avez-vous fait ? dites la vérité ?
Ma foi, Monsieur, le cas devient trop grave, il faut que je parle ! Oui, Madame, je l’ai rendu à Monsieur qui l’a remis dans sa poche ; je lui avais promis de dire qu’il ne l’avait pas repris, sous prétexte qu’il ne lui appartenait pas, et j’aurais glissé cela tout doucement si les choses avaient glissé de même : mais j’avais promis un petit mensonge, et non pas un faux serment, et c’en serait un que de badiner avec des interrogations de cette force-là ; ainsi donc, Madame, j’ai rendu le billet, Monsieur l’a repris ; et si Frontin dit qu’il est à lui, je suis obligée en conscience de déclarer que Frontin est un fripon.
Je ne l’étais que pour le bien de la chose, moi, c’était un service d’ami que je rendais.
Je me rappelle même que Monsieur, en ouvrant le billet que Frontin lui donnait, s’est écrié : c’est de ma folle de Comtesse ! Je ne sais de qui il parlait.
Je n’ose vous dire que j’en ai reconnu l’écriture ; j’ai reçu de vos lettres, Madame.
Vous jugez bien que je n’attendrai pas les explications ; qu’il les fasse. (Elle sort.)
Il peut épouser qui il voudra, mais je ne veux plus le voir, et je le déshérite.
Nous ne vous laisserons pas dans ce dessein-là, Marquise.
Hortense les suit.
Ne t’inquiète pas, nous apaiserons la Marquise, et heureusement te voilà libre.
Et cassé.
Scène XIII
FRONTIN, ROSIMOND
Ah ! ah ! ah !
J’ai vu qu’on pleurait de ses pertes, mais je n’en ai jamais vu rire ; il n’y a pourtant plus d’Hortense.
Je la regrette, dans le fond.
Elle ne vous regrette guère, elle.
Plus que tu ne crois, peut-être.
Elle en donne de belles marques !
Ce qui m’en fâche, c’est que me voilà pourtant obligé d’épouser cette folle de comtesse ; il n’y a point d’autre parti à prendre ; car, à propos de quoi Hortense me refuserait-elle, si ce n’est à cause de Dorimène ? Il faut qu’on le sache, et qu’on n’en doute pas : je suis outré ; allons, tout n’est pas désespéré, je parlerai à Hortense, et je la ramènerai. Qu’en dis-tu ?
Rien. Quand je suis affligé ; je ne pense plus.
Oh ! que veux-tu que j’y fasse ?