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Le Petit Chose/Première partie/3

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Hetzel (p. 25-31).

III
il est mort ! priez pour lui !

C’était un lundi du mois de juillet.

Ce jour-là, en sortant du collège, je m’étais laissé entraîner à faire une partie de barres, et lorsque je me décidai à rentrer à la maison, il était beaucoup plus tard que je n’aurais voulu. De la place des Terreaux à la rue Lanterne, je courus sans m’arrêter, mes livres à la ceinture, ma casquette entre les dents. Toutefois, comme j’avais une peur effroyable de mon père, je repris haleine une minute dans l’escalier, juste le temps d’inventer une histoire pour expliquer mon retard. Sur quoi, je sonnai bravement.

Ce fut M. Eyssette lui-même qui vint m’ouvrir. « Comme tu viens tard ! » me dit-il. Je commençais à débiter mon mensonge en tremblant ; mais le cher homme ne me laissa pas achever et, m’attirant sur sa poitrine, il m’embrassa longuement et silencieusement.

Moi qui m’attendais pour le moins à une verte semonce, cet accueil me surprit. Ma première idée fut que nous avions le curé de Saint-Nizier à dîner ; je savais par expérience qu’on ne nous grondait jamais ces jours-là. Mais en entrant dans la salle à manger, je vis tout de suite que je m’étais trompé. Il n’y avait que deux couverts sur la table, celui de mon père et le mien.

— Et ma mère ? Et Jacques ? demandai-je, étonné.

M. Eyssette me répondit d’une voix douce qui ne lui était pas habituelle.

— Ta mère et Jacques sont partis, Daniel ; ton frère l’abbé est bien malade.

Puis, voyant que j’étais devenu tout pâle, il ajouta presque gaiement pour me rassurer :

— Quand je dis bien malade, c’est une façon de parler ; on nous a écrit que l’abbé était au lit ; tu connais ta mère, elle a voulu partir et je lui ai donné Jacques pour l’accompagner. En somme, ce ne sera rien !… Et maintenant mets-toi là et mangeons ; je meurs de faim.

Je m’attablai sans rien dire, mais j’avais le cœur serré et toutes les peines du monde à retenir mes larmes, en pensant que mon grand frère l’abbé était bien malade. Nous dînâmes tristement en face l’un de l’autre, sans parler. M. Eyssette mangeait vite, buvait à grands coups. puis s’arrêtait subitement et songeait… Pour moi, immobile au bout de la table et comme frappé de stupeur, je me rappelais les belles histoires que l’abbé me contait lorsqu’il venait à la fabrique. Je le voyais retroussant bravement sa soutane pour franchir les bassins. Je me souvenais aussi du jour de sa première messe, où toute la famille assistait, comme il était beau lorsqu’il se tournait vers nous, les bras ouverts, disant Dominus vobiscum d’une voix si douce que madame Eyssette en pleurait de joie !… Maintenant je me le figurais là-bas, couché, malade (oh ! bien malade ; quelque chose me le disait), et ce qui redoublait mon chagrin de le savoir ainsi, c’est une voix que j’entendais me crier au fond du cœur : « Dieu te punit, c’est ta faute ! il fallait rentrer tout droit ! Il fallait ne pas mentir ! » Et plein de cette effroyable pensée que Dieu, pour le punir, allait faire mourir son frère, le petit Chose se désespérait en lui-même, disant : « Jamais, non ! jamais, je ne jouerai plus aux barres en sortant du collège. »

Le repas terminé, on alluma la lampe et la veillée commença. Sur la nappe, au milieu des débris du dessert, M. Eyssette avait posé ses gros livres de commerce et faisait ses comptes à haute voix. Finet, le chat des babarottes, miaulait tristement en rôdant autour de la table… moi, j’avais ouvert la fenêtre et je m’y étais accoudé…

Il faisait nuit, l’air était lourd… On entendait les gens d’en bas rire et causer devant leurs portes, et les tambours du fort Loyasse battre dans le lointain… J’étais là depuis quelques instants, pensant à des choses tristes et regardant vaguement dans la nuit quand un violent coup de sonnette m’arracha de ma croisée brusquement. Je regardai mon père avec effroi, et je crus voir passer sur son visage le frisson d’angoisse et de terreur qui venait de m’envahir. Ce coup de sonnette lui avait fait peur, à lui aussi.

— On sonne ! me dit-il presque à voix basse.

— Restez, père ! j’y vais. Et je m’élançai vers la porte.

Un homme était debout sur le seuil. Je l’entrevis dans l’ombre, me tendant quelque chose que j’hésitais à prendre.

— C’est une dépêche, dit-il.

— Une dépêche, grand Dieu ! pour quoi faire ?

Je la pris en frissonnant, et déjà je repoussais la porte ; mais l’homme la retint avec son pied et me dit froidement :

— Il faut signer.

Il fallait signer ! Je ne savais pas, c’était la première dépêche que je recevais.

— Qui est là, Daniel ? me cria M. Eyssette ; sa voix tremblait.

Je répondis :

— Rien c’est un pauvre… Et, faisant signe à l’homme de m’attendre, je courus à ma chambre, je trempai ma plume dans l’encre, à tâtons, puis je revins.

L’homme dit :

— Signez là.

Le petit Chose signa d’une main tremblante, à la lueur des lampes de l’escalier ; ensuite il ferma la porte et rentra, tenant la dépêche cachée sous sa blouse.

Oh ! oui, je te tenais cachée sous ma blouse, dépêche de malheur ! Je ne voulais pas que M. Eyssette te vît ; car d’avance je savais que tu venais nous annoncer quelque chose de terrible, et lorsque je t’ouvris, tu ne m’appris rien de nouveau, entends-tu, dépêche ! Tu ne m’appris rien que mon cœur n’eût déjà deviné.

— C’était un pauvre ? me dit mon père en me regardant.

Je répondis sans rougir : « C’était un pauvre » ; et pour détourner les soupçons, je repris ma place à la croisée…

J’y restai encore quelque temps, ne bougeant pas, ne parlant pas, serrant contre ma poitrine ce papier qui me brûlait.

Par moments, j’essayais de me raisonner, de me donner du courage, je me disais : « Qu’en sais-tu ? c’est peut-être une bonne nouvelle. Peut-être on écrit qu’il est guéri… » Mais, au fond, je sentais bien que ce n’était pas vrai, que je me mentais à moi-même, que la dépêche ne dirait pas qu’il était guéri.

Enfin, je me décidai à passer dans ma chambre pour savoir une bonne fois à quoi m’en tenir. Je sortis de la salle à manger, lentement, sans avoir l’air ; mais quand je fus dans ma chambre, avec quelle rapidité fiévreuse j’allumai ma lampe ! Et comme mes mains tremblaient en ouvrant cette dépêche de mort ! Et de quelles larmes brûlantes je l’arrosai, lorsque je l’eus ouverte !… Je la relus vingt fois, espérant toujours m’être trompé ; mais, pauvre de moi ! j’eus beau la lire et la relire, et la tourner dans tous les sens, je ne pus lui faire dire autre chose que ce qu’elle avait dit d’abord, ce que je savais bien qu’elle dirait :

« Il est mort ! Priez pour lui ! »

Combien de temps je restai là, debout, pleurant devant cette dépêche ouverte, je l’ignore. Je me souviens seulement que mes yeux me cuisaient beaucoup, et qu’avant de sortir de ma chambre, je baignai mon visage longuement. Puis, je rentrai dans la salle à manger, tenant dans ma petite main crispée la dépêche trois fois maudite.

Et maintenant, qu’allais-je faire ? Comment m’y prendre pour annoncer l’horrible nouvelle à mon père, et quel ridicule enfantillage m’avait poussé à la garder pour moi seul ? Un peu plus tôt, un peu plus tard, est-ce qu’il ne l’aurait pas su ? Quelle folie ! Au moins, si j’étais allé droit à lui lorsque la dépêche était arrivée, nous l’aurions ouverte ensemble ; à présent, tout serait dit.

Or, tandis que je me parlais à moi-même, je m’approchai de la table et je vins m’asseoir à côté de M. Eyssette, juste à côté de lui. Le pauvre homme avait fermé ses livres et, de la barbe de sa plume, s’amusait à chatouiller le museau blanc de Finet. Cela me serrait le cœur qu’il s’amusât ainsi. Je voyais sa bonne figure que la lampe éclairait à demi, s’animer et rire par moments, et j’avais envie de lui dire : « Oh ! non, ne riez pas ; je vous en prie. »

Alors, comme je le regardais ainsi tristement avec ma dépêche à la main, M. Eyssette leva la tête. Nos regards se rencontrèrent, et je ne sais pas ce qu’il vit dans le mien, mais je sais que sa figure se décomposa tout à coup, qu’un grand cri jaillit de sa poitrine, qu’il me dit d’une voix à fendre l’âme : « Il est mort, n’est-ce pas ? » que la dépêche glissa de mes doigts, que je tombai dans ses bras en sanglotant, et que nous pleurâmes longuement, éperdus, dans les bras l’un de l’autre, tandis qu’à nos pieds Finet jouait avec la dépêche, l’horrible dépêche de mort, cause de toutes nos larmes.

Écoutez, je ne mens pas : voilà longtemps que ces choses se sont passées, voilà longtemps qu’il dort dans la terre, mon cher abbé que j’aimais tant ; eh bien, encore aujourd’hui, quand je reçois une dépêche, je ne peux pas l’ouvrir sans un frisson de terreur. Il me semble que je vais lire qu’il est mort, et qu’il faut prier pour lui !