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Le Petit Passionné/10

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 57p. 40-45).

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Le double Travesti


On ne saurait croire sans expérience combien sont ténébreux les escaliers de service du Chitterling’s Hotel, qui, pour ses clients, ne regarde pourtant pas à la lumière ! Ainsi songeait James-Athanase Sirup, descendant marche à marche dans une spire obscure et infinie. Un petit frisselis de jupe l’accompagnait, du plus galant effet, pourtant, mais dont aucun amateur de déhanchements féminins n’était présent pour en admirer l’harmonie. Et, de palier en palier, après trois pas à plat, la descente recommençait sans cesse, pareille à une hallucination…

Notre héros, cependant, dans sa solitude escalière, commençait de sentir une étrange félicité. Un voyage, pensait-il, aussi heureusement commencé, malgré les ténèbres, ne peut que bien finir. Le rez-de-chaussée devait être proche. Il faudrait là épouser un couloir de vingt-cinq pas, à gauche, tourner dans une cour ensuite, puis reprendre l’allée étiquetée G (mais verrait-il la lettre annonciatrice ?), embouquer enfin le vestibule du service où veillaient deux cerbères, mais dont l’issue était dans la rue même. La rue délicieuse et désirée dont le nom seul apportait à Sirup des bouffées de voluptés, la rue où la liberté s’épanouit seule pour tout le monde, la rue plus attendue du pauvre Sirup que jamais


Athanase se releva vainqueur (page 38).
amante ne fut par un galant impatient, la rue des Trois-Landions-Bleus, pour tout dire, et ce n’est pas peu…

Le programme commença de s’accomplir. Sirup rencontra le sol ferme. Il suivit le complexe chemin que la douce Margot lui avait indiqué, mais comme il parvenait à la cour où son chemin changeait de profil, un accident se produisit. En ce lieu, veillait, de fait, une lampe watts de vingt-cing bougies sous un réflecteur plissé comme un tutu. Au moment où Sirup profitait de ce substitut solaire pour repérer l’allée G, un homme, ma foi svelte et élégant, qui venait en sens inverse, s’arrêta, curieusement et, sans hésiter, emboîta le pas de l’infortuné travesti. Il s’approcha, aidé d’une nouvelle obscurité complice, et passa un bras expert autour des lombes de Sirup, avec l’intention avouée de le séduire par des enlacements audacieux…

Athanase Sirup, craignant d’être trahi par sa voix, ne dit mot, mais d’une bourrade, il éloigna le bras enjôleur. L’homme ne se montra point irrité par cette défense. Aussi bien, témoignait-elle de quelque vertu. Or, on sait que la vertu est plus attirante que le vice. Du moins, le dit-on et l’inconnu tenait-il sans doute fermement pour ce préjugé.

Notre ami voulut alors se hâter. Allait-il échouer, si proche du but, par la faute de quelque suiveur et trousseur de soubrettes ? Hélas ! il n’eut pas le temps de se le demander. Le galant, qui connaissait les aîtres, profita de ce que tous deux, pas dans les pas, côtoyaient une porte. D’un geste double et prompt, il ouvrit la porte, empoigna Sirup par les hanches et quoique la fausse femme de chambre résistât, il l’inséra dans une pièce obscure, dont il sut rapidement — refermer l’huis…

Le cœur battant la charge, et le souffle coupé, l’infortunée pseudo-chambrière, dans son émotion, ne se serait sans doute même pas défendue contre un séducteur vraiment décidé. Je n’ose affirmer ce que, de lui-même, Sirup eût accordé à l’amoureux promptement agressif, si celui-ci s’était avisé de l’attaquer dans ses hautes œuvres. Mais l’autre ne s’avisa-t-il pas de sauter à la gorge et, entendons nous bien, non point à la gorge, au sens voluptueux, mais au sens angélique. Je ne sais d’ailleurs pas si angélique dit encore exactement ma pensée, quoique je le coctionne du verbe grec qui veut dire étrangler. Bref, il voulut lui donner ce que les gens du monde nomment un « tour de cravate »…

Sirup aurait consenti peut-être à passer cinq minutes de plus pour femme, mais se faire estourbir lui parut excessif. Il réagit. Il réagit même si vigoureusement que son agresseur, les « pattes retournées » (au sens, bien entendu, figuré), fut bientôt sous lui, vaincu, dos au sol et ne donnant plus signe de vitalité que par d’étranges détentes de l’échine que Sirup croyait reconnaître déjà…

Il ne voyait rien et eût désiré admirer cet ennemi si audacieux et si vite abattu. Enfin, craignant une surprise, quelque coup de coutelas donné en sourdine, il tenta de tenir plus serré le personnage et alors sa stupeur fut pareille à une grande inondation…

Il sentait sous sa main deux seins, robustes, denses, bien écussonnés et plus fermement levés certes que la volonté de leur propriétaire : Sirup, déguisé en femme, venait d’être attaqué par une femme déguisée en homme…

La sagesse commandait sans doute à notre aimable ami de se lever et de partir, laissant sa fausse victime retrouver seule ses esprits. Hélas ! la sagesse est rare en ce monde ! Nous sommes la proie des circonstances et de notre humeur du moment. Nos passions et nos désirs l’emporteront toujours sur la raison. Voilà pourquoi le bon Sirup, abandonnant la logique et la prudence, perdant contact avec les règles de cette saine stratégie qui commande la fuite lorsqu’on quitte en cachette, et en pleine nuit, un hôtel bourré de clients et de domestiques ; Sirup, démoniaque, au lieu de se relever en poussant un soupir de soulagement, immobilisa mieux de la main senestre la femme étendue sous lui, et de la dextre…

Mais me faudra-t-il donc, abdiquant les vergognes les plus sacrées, vous dire ce qu’il fit de la main droite ?

Oui ? Eh bien, il défit, non sans quelque brutalité, le pantalon viril porté par la pauvre malheureuse — le moment vient de la plaindre. La vérité m’oblige à avouer que ce fut en vain.

Alors, relevant d’une bourrade l’audacieuse, mais désormais pantelante personne, il, si j’ose dire, la déculotta. On trouvera dans l’Europe galante, du diplomate Paul Morand, homme chaste et vérécundieux, comme tous ceux de La Carriére, des détails complémentaires, sur ce qui s’ensuivit. Paul Morand, toutefois, met en scène un politicien portugais et un terroriste de même pigment, ce qui ne laisse pas de comporter des dangers d’immoralité plus graves que mon histoire, puisque au moins, ici, mes héros sont de sexes différents…

Ainsi, Sirup tira vengeance de la tentative d’assassinat qu’il venait d’affronter. Je dois dire, à la décharge de la vaincue, qu’acceptant, sans doute, comme un auguste témoignage de la justice immanente, les actes de Sirup, elle ne fit aucune protestation. Mieux, elle subit, avec une sorte de satisfaction, l’énergie envahissante de son adversaire. Il arriva même que cette satisfaction s’aggrava, jusqu’à ressembler — le sol était dur pourtant, et la situation plus propre à inquiéter qu’à réjouir — jusqu’à, dis-je, ressembler à du délire…

Et James-Athanase Sirup s’entendit dire :

— Ah ! mon chéri, mon chéri !

— Nom d’un chien ! pensa-t-il, je connais cette voix-là.

La femme reprenait, avec des hoquets de luxure.

— Ah ! je t’aime !

— Il est bien temps de le gueuler, grogna l’autre qui se souvenait de deux mains aggripant sa pomme d’Adam tout à l’heure avec des intentions nettement maléfiques.

Cependant, toujours heureuse, la possédée recommençait inconsciemment de crier :

— Mon amour !…

Alors Sirup, lui mettant une main sur la bouche, pour créer un peu de silence, sut qu’il avait affaire à Mary Racka…

Il se releva promptement (aussi bien, il avait consommé, si je puis ainsi m’exprimer, sa vendetta) et mit debout sa maîtresse, un peu défaite, pour ne pas dire pis, et qui ne s’en plaignait pas du tout.

— Mary, c’est moi, Sirup !

Elle poussa un soupir d’étonnement et reprit du coup ses esprits.

— Que faisais-tu là ?

— Et toi ?

— Je voulais m’en aller.

— Et j’aurais aimé m’habiller en servante.

— J’y suis déjà.

— C’est pour ça que je t’ai sauté dessus.

— Oui, mais comment vas-tu faire ?

— Je vais en guetter une vraie, et tu m’aideras à l’estourbir…

— Très peu pour moi ! j’aime mieux te laisser là.

— Non, sauve-moi !

— Allons-nous-en ensemble, tiens ! Peut-être pourrons-nous franchir la porte comme ça ?

— Hé bé ! c’est une idée…