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Le Petit Pierre/15

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Calmann-Lévy (p. 120-126).


XV

MONSIEUR MÉNAGE


Administrée par le propriétaire lui-même, M. Bellaguet, notre maison du quai était honnête, paisible et, comme on dit, bourgeoisement habitée. Bien qu’il comptât parmi les grands financiers de la Restauration et du Gouvernement de Juillet, M. Bellaguet s’occupait seul des locations, rédigeait les baux, dirigeait les réparations avec parcimonie et surveillait les travaux chaque fois qu’un appartement était mis à neuf, ce qui arrivait rarement. Il ne se posait pas dans l’immeuble vingt mètres de papier à huit sous le rouleau qu’il n’y fût présent. Au reste, bienveillant, affable et s’efforçant d’obliger ses locataires quand il ne lui en coûtait rien. Il habitait parmi nous comme un père au milieu de ses enfants, et je voyais de ma fenêtre les rideaux de sa chambre à coucher qui étaient d’un bleu vif. On ne lui en voulait pas d’être grand ménager de son bien, et peut-être l’en estimait-on davantage. Ce que l’on considère chez les riches, c’est leur richesse. Leur avarice, en les faisant riches, les rend plus considérables, tandis que leur libéralité, qui diminue leur trésor, diminue en même temps leur crédit et leur renommée.

M. Bellaguet avait fait toutes sortes de métiers, dans sa jeunesse, à l’époque de la Révolution. Il était, comme son roi, un peu apothicaire. En cas d’urgence, il donnait les premiers soins aux blessés et aux asphyxiés, et les bonnes gens lui en avaient de la reconnaissance. On ne pouvait voir plus beau vieillard, plus vénérable et de plus noble maintien. Il savait être simple. On citait de lui des traits dignes de Napoléon. Un soir, il avait tiré le cordon lui-même plutôt que de réveiller son portier. Il était bon père de famille ; ses deux filles, par leur air de joie et de bonheur, témoignaient de la tendresse de leur père. Enfin M. Bellaguet jouissait de l’estime générale dans sa maison et était regardé avec considération sur toute l’étendue d’où l’on pouvait apercevoir son bonnet grec et sa robe de chambre à ramages. Par le reste de la terre, on ne l’appelait jamais que ce vieux filou de Bellaguet.

Il avait acquis une célébrité de cet ordre en participant à une affaire d’escroquerie et de corruption qui couvrit le Gouvernement de Juillet des éclats d’un fulgurant scandale. M. Bellaguet était soucieux de l’honneur de son immeuble, et n’y admettait que des locataires irréprochables. Et si, seule entre toutes les habitantes, la belle madame Moser n’avait pas une très bonne renommée, un ambassadeur répondait pour elle, et elle se tenait parfaitement bien. Mais la maison était vaste et divisée en de nombreux appartements dont plusieurs petits, bas et sombres. Les mansardes, plus nombreuses qu’il ne fallait pour loger les gens de service, étaient étroites, incommodes, mal closes, chaudes l’été, froides l’hiver. Sagement M. Bellaguet réservait petits logements, soupentes et mansardes à des personnes comme monsieur et madame Debas, et madame Petit la marchande de lunettes, gens de peu, qui ne payaient pas cher, mais qui payaient tous les trois mois.

M. Bellaguet qui était ingénieux avait même établi dans la gouttière un petit atelier où M. Ménage faisait de la peinture. Cet atelier se trouvait porte à porte avec la chambre de ma bonne Mélanie, dont il n’était séparé que par la largeur d’un étroit corridor gluant, visqueux, aimé des araignées, où traînaient des odeurs lentes d’évier. L’escalier y finissait en se raidissant. La première porte qu’on trouvait devant soi était celle de la chambre de ma bonne Mélanie. Cette chambre, très lambrissée, s’éclairait par une fenêtre à tabatière vitrée de vitres verdâtres, cassées en plusieurs endroits, raccommodées avec du papier, poudreuses, et qui salissaient le ciel. Le lit de Mélanie était couvert d’une courtepointe en toile de Jouy où l’on voyait, imprimé en rouge et plusieurs fois répété, le couronnement d’une rosière. C’était avec une armoire de noyer tout le bien de ma chère bonne. En face de cette chambre s’ouvrait l’atelier de peinture. Une carte de visite portant le nom de M. Ménage était clouée à la porte. À main droite, quand on se tournait vers cette porte, on recevait d’une lucarne tapissée de toiles d’araignées un jour triste, et l’on discernait un plomb avec son tuyau d’où s’échappait une sempiternelle odeur de chou. De ce côté, qui était celui du quai, il n’y avait jusqu’à la lucarne qu’un espace d’une dizaine de pas au plus. De l’autre côté, on ne voyait qu’une lueur trouble qui montait de l’escalier : le corridor s’enfonçait dans l’ombre et me paraissait sans fin. Mon imagination le peuplait de monstres.

Parfois ma bonne Mélanie, quand elle allait ranger son linge dans son armoire, me permettait de l’accompagner. Mais je n’avais pas licence de monter seul à cet étage, et il m’était spécialement interdit d’entrer dans l’atelier du peintre et même d’en approcher. Selon Mélanie, je n’en aurais pu supporter la vue ; elle-même n’avait su voir sans effroi un squelette qui y était pendu et des membres humains d’une pâleur de mort accrochés aux murs. Cette description fit naître en mon esprit de la crainte et de la curiosité, et je brûlais d’entrer dans l’atelier de M. Ménage. Un jour que j’avais suivi ma vieille bonne dans sa mansarde où elle mettait en ordre beaucoup de vieilles paires de bas, je jugeai l’occasion favorable. Je m’échappai de la chambre et fis les deux pas qui me séparaient de l’atelier. Le trou de la serrure laissait passer de la lumière ; j’allais y mettre un œil lorsque, épouvanté du bruit horrible que faisaient les rats sur ma tête, je reculai et me rejetai vivement dans la chambre de Mélanie. Je n’en contai pas moins à ma vieille bonne ce que j’avais vu par le trou de la serrure.

— J’ai vu, lui dis-je, des membres humains d’une pâleur de mort, il y en avait des millions… c’était affreux ; j’ai vu des squelettes qui dansaient une ronde ; et un singe qui sonnait de la trompette ; c’était affreux. J’ai vu sept femmes très belles, vêtues de robes d’or et d’argent et de manteaux couleur du soleil, couleur de la lune et couleur du temps, qui pendaient égorgées à la muraille et leur sang coulait à flots sur le pavé de marbre blanc…

Je cherchais ce que j’avais pu voir encore lorsque Mélanie me demanda, en se moquant, s’il était vraiment possible que j’eusse vu tant de choses en si peu de temps. Je passai condamnation pour les dames et les squelettes que je n’avais peut-être pas très bien distingués, mais je jurai avoir vu des membres humains d’une pâleur de mort. Et je le croyais peut-être.