Le Petit Pierre/16

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Calmann-Lévy (p. 127-140).


XVI

ELLE POSA LA MAIN SUR MA TÊTE


M. Morin avait la face pleine et de grosses lèvres dont les coins retroussés rejoignaient des favoris poivre et sel. Ses yeux, son nez, sa bouche, tout son visage largement ouvert, respiraient la franchise. Simple dans sa mise et d’une exacte propreté, il sentait le savon de Marseille. M. Morin était entre deux âges et si, comme l’homme de la fable, il était entre deux femmes qui voulaient l’assortir à leur âge, c’était assurément madame Morin, son épouse, qui lui arrachait les poils noirs, car elle paraissait plus vieille que lui. Elle avait aussi de plus belles manières et beaucoup d’élégance pour son état. Mais je ne l’aimais pas, parce qu’elle était triste.

Concierge d’une maison voisine de celle que j’habitais et qui appartenait à M. Bellaguet, madame Morin tenait la loge avec mélancolie et distinction ; ses traits pâles et flétris auraient convenu à une illustre infortune, et maman disait qu’elle ressemblait à la reine Marie-Amélie. M. Morin relevait bien aussi de la conciergerie et tirait le cordon quand il en était requis. Mais il s’en acquittait comme de la moindre de ses fonctions. Deux emplois importants l’occupaient davantage, celui d’homme de confiance de M. Bellaguet, et celui d’employé à la Chambre des députés. Mon père le tenait dans une telle estime qu’il me laissait en sa compagnie des matinées entières, M. Morin était un homme considéré. Tout le monde dans le quartier le connaissait et il appartenait à l’histoire pour avoir porté dans ses bras le comte de Paris le 24 février 1848.

On sait que, après l’abdication de Louis-Philippe en faveur de son petit-fils et la fuite de la famille royale, la duchesse d’Orléans, quittant le palais envahi, se rendit, avec ses deux enfants en bas-âge, le comte de Paris et le duc de Chartres, et suivie de quelques familiers, à la Chambre des députés où elle se fit annoncer comme mère du nouveau roi et régente du royaume. Un groupe de républicains entra tumultueusement dans la salle en même temps qu’elle. Debout au pied de la tribune et tenant ses deux enfants par la main, elle attendait que l’assemblée consacrât ses pouvoirs. Les applaudissements qui avaient accueilli son entrée s’apaisèrent vite. La majorité n’était pas favorable à une régence. Le président Sauzet enjoignit aux personnes étrangères à la Chambre de se retirer. La princesse quitta lentement l’hémicycle ; mais, soit ambition, soit amour maternel, résolue à soutenir, au milieu des périls, les droits de son fils, elle refusa de sortir, monta par les degrés du centre au sommet de l’amphithéâtre, et là, dépliant un papier, elle essaya de parler. Cette femme petite et si pâle dans ses longs voiles de veuve, pouvait surprendre les cœurs, elle n’avait rien pour dominer les masses humaines. On ne l’entendit pas, on la voyait à peine au milieu des groupes tumultueux, pressés autour d’elle. Tout à coup, une rumeur formidable qui gronde au dehors, s’enfle, approche ; par les portes, défoncées à coups de crosse, hommes du peuple, étudiants, gardes nationaux s’engouffrent dans l’hémicycle en criant :

— Plus de Bourbons ! plus de roi ! la république !

Des coups de feu partent dans les couloirs. Et à travers les cris et les détonations, l’oreille épouvantée perçoit un bruit lointain, sourd, faible encore, et plus terrible, les vagues d’un océan humain qui battent les murs du palais. Bientôt un nouveau flot d’hommes fait irruption, dégorge cette fois par la tribune publique et submerge l’assemblée. Des bandes, armées de piques, de coutelas et de pistolets, poussent des cris de mort. Lamartine est à la tribune, soupçonné (bien faussement) de parler en faveur de la régence ; les canons des fusils et la pointe ensanglantée des sabres se tournent vers lui. Les députés épouvantés se précipitent vers les issues. La duchesse d’Orléans est emportée avec ses enfants par l’avalanche des fuyards, poussée vers la petite porte qui s’ouvre à gauche du bureau et jetée dans l’étroit couloir où, foulée, étouffée entre les députés qui se sauvent et le peuple qui accourt, écrasée contre la muraille, séparée de ses enfants, elle tombe à demi évanouie au pied de l’escalier. Morin, qui se trouve alors dans le couloir, entend les cris d’un enfant et voit le petit comte de Paris renversé, piétiné. Il l’enlève dans ses bras, l’emporte à travers les salons et les vestibules et le passe par une fenêtre basse, ouverte sur le jardin, à un officier d’ordonnance qui cherchait ses princes. Cependant, la duchesse, réfugiée dans un salon de la Présidence, appelait à grands cris ses enfants. On lui remet le comte de Paris et on l’avertit que le duc de Chartres était en sûreté, déguisé en fille, sous les combles du palais.

Tel était le récit de M. Morin. Il le faisait souvent et le terminait par cette réflexion :

— La duchesse d’Orléans déploya en cette circonstance un courage inouï et une force de résistance dont peu d’hommes eussent été capables. Si elle avait eu dix-huit pouces de plus, son fils était roi. Mais elle était trop petite. On ne la voyait pas dans cette foule.

Ce qui montre le mieux le cas que mes parents faisaient des époux Morin, c’est qu’ils me laissaient en leur compagnie tant qu’il me plaisait, bien qu’ils se montrassent très sévères sur le choix de mes fréquentations. Leur rigueur à cet égard m’était pénible. Il y avait, par exemple, à l’étage supérieur au nôtre, une madame Moser sur le compte de laquelle on chuchotait ; elle passait de longues journées dans son appartement meublé à la turque, seule, oisive, en robe de chambre rose, chaussée de babouches d’azur et d’or, et parfumée. Chaque fois que l’occasion se présentait, elle m’attirait chez elle pour se distraire. Étendue languissamment sur son divan, elle me prenait, en jouant, dans ses bras. Je rapporterais de bonne foi qu’elle me dressait en l’air sur la plante de ses pieds, comme un petit chien, si je ne réfléchissais que je n’étais pas assez mignon pour cela et que l’idée m’en fut probablement suggérée par la Gimblette de Fragonard, que je vis pour la première fois quand les beaux pieds de madame Moser reposaient déjà depuis plusieurs années dans les ombres éternelles ; mais il arrive que des souvenirs d’âges divers se superposent dans la mémoire, se fondent et composent un tableau. C’est de quoi je me défie dans ces récits qui ne sauraient avoir d’autre mérite que l’exactitude. Madame Moser me donnait des dragées, me contait des histoires de brigands et me chantait des romances. Pour mon malheur, mes parents me défendaient de répondre aux avances de cette dame et me menaçaient de leur plus noir ressentiment si jamais je franchissais le seuil de l’appartement turc, plein de couleurs riantes et de suaves odeurs. Il m’était pareillement interdit de m’aventurer, sous les toits, dans l’atelier de M. Ménage. Mélanie donnait pour raison de cette défense que M. Ménage pendait des membres livides et des squelettes dans son atelier. Et ce n’étaient pas là, certes, les seuls griefs dont ma bonne chargeât son voisin le peintre. Elle se plaignit un jour à M. Danquin que cet affreux Ménage l’empêchait de dormir en faisant toute la nuit une musique enragée avec ses amis. Et mon parrain confia à la simple créature, dont il n’avait pas honte de se moquer, que ces artistes non seulement chantaient et dansaient toute la nuit, mais encore buvaient du punch enflammé dans des têtes de morts. Mélanie était trop honnête pour mettre en doute une parole de mon parrain. Le peintre d’ailleurs se noircit aux yeux de la respectable servante d’une action plus horrible. Un soir, en montant à sa mansarde, sa chandelle à la main, Mélanie vit sur sa porte un Amour dessiné à la craie ; son arc et son carquois pendaient entre ses ailes, et, l’air suppliant, il heurtait de son petit poing la porte close. Soupçonnant véhémentement M. Ménage d’avoir fait ce dessin injurieux, elle l’en traita de polisson et d’olibrius, et m’interdit, à nouveau, toute familiarité avec un tel malappris.

Peu de personnes enfin étaient jugées propres à frayer avec moi.

Je ne devais pas jouer, dans la cour, avec l’enfant de la cuisinière de M. Bellaguet, le jeune Alphonse, doué d’un esprit fertile en artifices et d’un caractère audacieux ; mais il avait de mauvaises manières, parlait grossièrement, jouait des mains comme un vilain, et vagabondait. Alphonse m’emmena un jour chez un boulanger de la rue Dauphine, connu de lui, qui vendait des rognures d’hosties, dont il commanda pour un sou, que je payai, car c’était moi le riche. Nous en fîmes deux parts que nous emportâmes dans nos tabliers ; et Alphonse, en chemin, les mangea toutes. Cette équipée m’attira des reproches sévères, et je dus rompre avec Alphonse. Tout contact avec Honoré Dumont me fut également interdit. Fils d’un conseiller d’État, Honoré était de bonne famille et beau comme le jour, mais cruel envers les animaux et doué d’instincts pervers. Il n’était pas jusqu’à la famille Caumont, ruée en cuisine, et, père, mère, fils, fille, chien et chat, crevant de graisse en riant aux anges, qu’on ne m’empêchât de fréquenter depuis le jour où, ayant lavé à la pompe les encriers des Caumont somnolents, j’étais rentré à la maison trempé d’encre et d’eau depuis les pieds jusqu’à la tête. On me laissait au contraire toute liberté de rechercher la compagnie des époux Morin.

J’usais avec réserve de cette licence à l’égard de madame Morin qui, coiffée de grandes coques blanches comme la reine Marie-Amélie, la face longue et morne, plus jaune qu’un citron, exhalait la tristesse et la désolation. Si encore madame Morin eût inspiré à ceux qui l’approchaient une vaste tristesse, profonde et ténébreuse, une désolation d’une belle horreur, j’y eusse peut-être goûté l’espèce de plaisir que me procurait alors toute chose excessive, et hors de l’ordre accoutumé. Mais la tristesse de madame Morin était égale, mesurée et monotone, médiocre. Elle me pénétrait comme une pluie fine, j’en étais transi. Madame Morin ne quittait guère sa loge, pratiquée au bord de la porte cochère, étroite, basse, humide et n’ayant de considérable que le lit, si bien garni de paillasses, de matelas, de couvertures, de courtepointes, de traversins, d’oreillers, d’édredons qu’il me semblait incroyable qu’on pût y coucher sans être aussitôt étouffé. Je supposai que monsieur et madame Morin, qui y dormaient toutes les nuits, devaient leur salut miraculeux au rameau de buis, qui, piqué sous la croix d’un bénitier de porcelaine, surmontait cette couche homicide. Une couronne de fleurs d’oranger, posée sous un globe, ornait la commode de noyer. Sur la cheminée de marbre noir une pendule, pareillement sous globe, à la fois turque et gothique, servait de base à un groupe doré représentant, comme me l’apprit madame Morin, « Mathilde engageant sa foi à Malek-Adhel, au milieu de l’ouragan du désert ». Je n’en demandais pas davantage, non que je ne fusse un petit garçon questionneur et curieux, mais cette histoire inexpliquée me charmait par son mystère. Je ne l’ai pas beaucoup éclaircie depuis, et les noms de Malek-Adhel et de Mathilde demeurent associés dans ma mémoire à l’odeur de poireaux bouillis, d’oignon brûlé et de fumée de charbon qui régnait dans la loge de madame Morin. Cette personne respectable faisait mélancoliquement la cuisine dans un fourneau très bas dont le tuyau s’emmanchait dans la cheminée et qui fumait toujours. La plus vive distraction que je trouvasse auprès d’elle était de la voir écumer le pot-au-feu et éplucher les carottes avec un soin de n’en pas trop ôter, qui révélait une âme parcimonieuse. Au contraire le commerce de Morin m’était très agréable.

Quand, armé de brosses, de plumeaux et de balais, il se préparait à mettre dans une salle cette propreté qu’il aimait, un rire d’allégresse fendait sa bouche jusqu’aux oreilles, ses yeux tout ronds s’illuminaient, sa large face s’éclairait ; quelque chose de l’héroïsme domestique d’Hercule en Élide apparaissait en lui. Si j’avais la chance de le surprendre en un tel moment de sa journée, je me pendais à sa main rude et velue qui sentait le savon de Marseille, nous montions ensemble l’escalier, et nous entrions dans quelque appartement confié à ses soins en l’absence des maîtres et des serviteurs. Il y en a deux dont j’ai gardé le souvenir.

Je vois encore le vaste salon de la comtesse Michaud, avec ses glaces pleines de fantômes, ses meubles ensevelis dans des housses blanches et le portrait d’un général en grand uniforme, dans la fumée et la mitraille. Morin m’apprit que cette peinture représentait le général comte Michaud, à Wagram, avec toutes ses décorations. Le troisième étage m’agréait mieux. Là était le pied-à-terre du comte Colonna Walewski. Il s’y voyait mille choses étranges et charmantes, des magots chinois, des écrans de soie, des paravents de laque, des narghilehs, des pipes turques, des panoplies, des œufs d’autruche, des guitares, des éventails espagnols, des portraits de femmes, des divans profonds, des rideaux épais. Et quand je m’émerveillais de toutes ces choses inconnues, Morin me disait, en se rengorgeant un peu, que le comte Walewski était un lion à tous crins. Il avait longtemps habité l’Angleterre et, de passage à Paris, se disposait à partir pour l’Italie où il était nommé ambassadeur. J’apprenais le monde avec Morin.

Or, un jour que je montais en sa compagnie l’escalier assez étroit de la comtesse Michaud, du comte Waleswski, et de quelques autres locataires dont les noms me sont échappés (la façade de la maison, que je regarde bien souvent, n’a pas changé ; comment, pour quelle raison inconnue de moi-même, par quel instinct secret, ne suis-je pas allé voir si l’escalier aussi est resté tel qu’il était dans mon enfance ?) un jour, dis-je, me trouvant avec Morin, entre le premier et le second palier, nous vîmes au-dessus de nous une jeune dame qui descendait les marches. Aussitôt Morin, qui était d’une politesse accomplie, et m’enseignait, en toute occurrence, la civilité puérile et honnête, me fit ranger à son côté contre le mur, m’avertit de tenir ma casquette à la main, et souleva son bonnet grec.

Cette jeune dame portait une robe de velours carmélite et un châle de cachemire de l’Inde, à grandes palmes. Une capote, en forme de cabriolet, encadrait son visage mince et pâle. Elle descendait les degrés avec grâce. En passant, elle abaissa sur moi ses grands yeux ardents et noirs, puis de sa petite bouche, de sa très petite bouche, pareille à une grenade, sortit une voix grave et voilée, telle que je n’en entendis jamais une autre de ce timbre et de cette expression.

Elle disait :

— Morin, c’est à vous ce petit garçon ?… Il est gentil.

Elle posa sur ma tête sa main gantée de blanc.

Morin lui ayant répondu que j’étais un voisin, elle reprit :

— Il est gentil. Mais que ses parents prennent garde : il a les pommettes rouges et il est bien pâle.

Ces yeux-là, qui me regardaient avec douceur, s’allumaient au théâtre de la « flamme noire » dont Phèdre est dévorée ; cette main fine, affectueusement posée sur ma tête, commandait d’un signe, devant les spectateurs émus, l’assassinat de Pyrrhus. Rachel, atteinte du mal dont elle devait mourir, en épiait les signes sur le visage d’un pauvre enfant rencontré par hasard dans un escalier avec le portier. Trop jeune encore quand elle quitta le théâtre, je ne l’ai jamais entendue sur la scène ; mais je sens encore sur ma tête sa petite main gantée.