Le Petit Pierre/19

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Calmann-Lévy (p. 163-173).


XIX

MADAME LAROQUE ET LE SIÈGE DE GRANVILLE


Madame Laroque habitait avec sa fille Thérèse et son perroquet Navarin un appartement situé dans la même maison que nous, au fond de la cour. Je la voyais de ma chambre et parfois de mon lit, et son visage sain et ridé ainsi que les pommes conservées dans le cellier m’apparaissait à sa fenêtre encadrée de capucines, entre un pot d’œillets et la cage en pagode du perroquet, comme ces figures de bonnes ménagères peintes par les vieux maîtres flamands, dans une embrasure de pierre et de fleurs. Tous les samedis, après le dîner qui finissait alors vers les six heures, ma mère mettait sa capeline pour traverser la cour et m’emmenait passer avec elle la soirée chez les dames Laroque. Elle emportait son ouvrage dans un sac, afin de coudre ou de broder avec ses voisines ; les autres dames qui fréquentaient dans la même maison en faisaient autant : vieille coutume de l’ancien régime, et non point bourgeoise et particulière aux petites gens comme on pourrait croire aujourd’hui, mais suivie, à l’époque de Louis XVI, par la société la plus aristocratique, qui n’était pourtant point austère. Sous Louis XVI, les femmes du plus haut rang parfilaient en compagnie. Madame Vigée-Lebrun conte dans ses mémoires que, pendant l’émigration, reçue à Vienne chez la comtesse de Thoun, elle prenait place à la grande table autour de laquelle des princesses et des dames de la cour faisaient de la tapisserie. Ce que j’en dis n’est pas pour qu’on croie que ma chère maman et moi allions une fois la semaine chez des princesses.

Madame Laroque était une bien simple vieille, mais grande de labeur, de patience, d’amour et d’une sagesse domestique à l’épreuve de la bonne et de la mauvaise fortune. Elle portait en elle presque un siècle de la vie française et deux régimes, l’ancien et le nouveau, réunis et fondus par le cœur et l’esprit des femmes ses pareilles qui, comme les Sabines de David, se jetèrent entre les combattants.

Riche et jolie paysanne de Normandie, fille de bleus, Marie Rauline était en âge de se marier lors de la guerre de Vendée. Quand je la connus, elle avait plus de quatre-vingts ans, et dans son fauteuil, en tricotant des bas, elle contait des histoires de sa jeunesse que personne n’écoutait plus, parce qu’elle les contait tous les jours, et d’occurrence plusieurs fois par jour. Telle était l’histoire du prétendant qui, pas plus haut qu’une botte, avait été reconnu impropre au service lors de la grande réquisition, et dont Marie Rauline ne voulut point puisque la République n’en avait point voulu, histoire qu’elle terminait d’habitude en chantonnant le joli air :


Il était un petit homme
Qui s’appelait Guilleri
Carabi.


L’histoire que madame Laroque contait le plus volontiers, et que j’écoutais avec le plus de plaisir, était celle du siège de Granville.

Marie Rauline épousa en l’an IV un soldat de la République, Eugène Laroque, qui, devenu capitaine sous l’Empire, fit la guerre d’Espagne et, surpris par les guérillas de Julian Sanchez, périt assassiné. Veuve avec deux filles, madame Laroque vécut à Paris d’un petit commerce de mercerie. Sa fille aînée se fit religieuse et devint supérieure des Dames du Saint-Sang à Cercy ; on l’appelait la mère Séraphine. L’autre fit une petite fortune dans les modes. Quand je les connus, elles étaient déjà vieilles toutes deux. La mère Séraphine, que je voyais rarement, m’imposait par sa noble simplicité ; mademoiselle Thérèse, sa cadette, me plaisait par son humeur égale et riante ; elle excellait à faire des bêtises. On appelait ainsi des bonbons au caramel qu’on servait dans une petite caisse de papier, ce qui me paraissait un grand effet de l’art. Elle jouait aussi très bien du piano.

Nous étions sûrs de trouver chez les dames Laroque mademoiselle Julie qui croyait aux esprits, et dont je cultivais l’amitié, bien qu’elle fût sèche et rèche. Mais elle contait des histoires de revenants, des prophéties terribles et certaines, des prodiges. Et, dès l’âge de cinq ans, j’avais besoin d’être affermi dans ma croyance aux diableries.

Hélas ! je trouvais chez les dames Laroque un serpent sous l’herbe. C’était mademoiselle Alphonsine Dusuel qui jadis me piquait les mollets en m’appelant « trésor ». Je me plaignais bien encore à ma mère des cruautés horribles d’Alphonsine ; mais elle me faisait plus de peur que de mal et, pour dire toute la vérité, elle ne me faisait ni mal ni peur. Elle ne s’apercevait même pas de ma présence. Alphonsine devenait une grande demoiselle ; ses perfidies, moins naïves, avaient désormais d’autres objets qu’un petit garçon comme moi. Je voyais bien qu’elle se plaisait maintenant à les exercer sur un neveu de mademoiselle Thérèse, Fulgence Rauline, qui jouait du violon et se préparait à entrer au Conservatoire, et, bien que je ne fusse point d’un naturel jaloux, bien qu’Alphonsine fut laide et tachée de son, j’eusse préféré qu’elle m’enfonçât encore des épingles dans les mollets. Non, je n’étais point jaloux, et si je l’eusse été ce n’eût point été d’un préféré d’Alphonsine. Mais égoïste, avide de soins et d’amour, je voulais que l’univers entier s’occupât de moi, fût-ce pour me tourmenter ; et, à l’âge de cinq ans, je n’avais pas encore dépouillé le vieil homme.

Quand les dames et les demoiselles, lasses de travailler, pliaient leur ouvrage, on jouait à l’oie ou au loto. Le loto ne me plaisait pas. Je ne dis point que mon intelligence en pénétrait la morne stupidité. Mais c’est un fait qu’il ne contentait pas mes jeunes esprits. Tout en chiffres, il ne parlait pas à mon imagination. Et il fallait bien que mes partenaires aussi le trouvassent trop abstrait, puisqu’ils s’efforçaient à l’envi de l’animer par de plaisantes fantaisies, non point tirées de leur cerveau, certes, mais reçues des aïeux, et en prêtant aux chiffres arabes des ressemblances avec quelque objet sensible : 7 la pioche, 8 la gourde, 11 les deux jambes, 22 les deux cocottes, 33 les deux bossus, ou bien en ajoutant à l’énoncé trop froid du nombre un ornement poétique, comme : 9, je tiens mon pied de bœuf. Il était enfin de très vieilles façons d’appeler les nombres et que madame Laroque demeurait seule à savoir, telles que : 1 cheveu sur la tête à Mathieu, et 2 testaments, l’ancien et le nouveau. Sans doute, ces agréments ôtaient au loto quelque chose de sa sécheresse, mais j’y trouvais encore trop d’abstractions pour mon goût. Au contraire, le noble jeu de l’oie renouvelé des Grecs me ravissait. Dans le jeu de l’oie, tout vit, tout parle, c’est la nature et la destinée ; tout y est merveilleux et tout y est vrai, tout y est ordonné et tout y est hasardeux. Les oies fatidiques placées de 9 en 9 m’apparaissaient ainsi que des divinités, et comme j’étais porté alors à adorer les animaux, ces grands oiseaux blancs me remplissaient de respect et d’effroi. Ils représentaient dans ce jeu la part du mystère ; le reste était du domaine de la raison. Retenu à l’hôtellerie, j’y sentais l’odeur du rôti. Je tombais dans le puits au bord duquel se tenait, pour mon salut ou ma perte, une jolie paysanne en corsage rouge et tablier blanc ; je m’égarais dans le labyrinthe où je n’étais pas surpris de trouver un kiosque chinois, vu mon ignorance de l’art crétois ; je tombais du haut du pont dans la rivière, j’étais mis en prison, j’échappais à la mort, je parvenais enfin au bosquet gardé par l’oie céleste, dispensatrice de toutes les félicités. Quelquefois pourtant, rassasié d’aventures comme Sindbab le Marin, je ne tentais plus la fortune, je n’affrontais plus le puits, le pont, le labyrinthe, la prison. J’allais m’asseoir sur un petit tabouret rouge, aux pieds de madame Laroque, et là, loin de la table et de la lampe, je me faisais conter le siège de Granville.

Et madame Laroque, en tricotant un bas, me faisait le récit que je rapporte ici mot pour mot :

— En quittant Fougères, monsieur de la Rochejacquelein, qui commandait les brigands, voulait aller à Rennes, mais des émigrés habillés en paysans lui apportèrent d’Angleterre des lettres et de l’or dans des bâtons creux. Aussitôt monsieur Henri, comme ils l’appelaient entre eux, commanda aux brigands d’aller à Granville parce que les Anglais promettaient à ces Messieurs d’envoyer des navires de guerre pour attaquer la ville par mer tandis que les brigands l’attaqueraient par terre. Mais il ne faut point se fier aux promesses des Anglais. Cela je l’ai ouï dire plus tard par un homme de Bressuire. Voici ce que j’ai entendu de mes propres oreilles et vu de ma propre vue. Les brigands arrivèrent par milliers à Granville, si bien que, de la promenade, on les voyait se répandre comme une fourmilière sur la grève. Le général qui commandait dans la ville marcha contre eux avec les volontaires de la Manche et les canonniers parisiens qui portaient dessiné en bleu sur le bras un bonnet phrygien avec ces mots : « La Liberté ou la Mort ». Mais le nombre des brigands augmentait sans cesse ; ils s’étendaient à perte de vue, et monsieur Henri, qui avait l’air d’une jeune fille, les commandait vaillamment. Alors le général vit qu’ils étaient trop nombreux. Il avait nom Peyre ; on en a dit blanc et noir, comme de tous les hommes qui tinrent la queue de la poêle en ce temps-là, mais il était honnête et avait des moyens. Voyant donc le nombre des brigands, il fit sonner la charge pour les effrayer et battit en retraite.

» Ce jour-là, ma mère étant alitée malade, j’allai porter à la commune notre vieux linge dont il était fait réquisition. Le canon grondait, une fumée épaisse couvrait les faubourgs. Des hommes criaient : « Nous sommes trahis ! Ils viennent : sauve qui peut ! » Les femmes poussaient des cris à réveiller les morts. Alors, le citoyen Desmaisons accourut sur la promenade avec son chapeau à plumes et son écharpe tricolore, et je le vis, tout proche de moi, buter comme un homme ivre, porter la main sur sa poitrine et s’abattre la tête la première. Il avait été tué d’une balle au cœur. Et, malgré ma frayeur, je fis réflexion que c’était vite fait de mourir. Mais on n’y prenait pas garde, en ce moment, et deux femmes venaient de tomber sur la promenade. J’arrivai en rasant les murs à la maison, et trouvai à la porte un canonnier parisien qui venait nous demander du bois pour rougir les boulets. « Il fait chaud », me dit-il pour rire, car le vent soufflait en tempête et l’on sentait l’aigreur des premiers froids.

» Je lui dis : « Venez prendre du bois. » Mais voilà que la fille Chappedelaine accourt et me crie : « Ne lui donne point de bois, Marie. Les faubourgs ne brûlent-ils déjà point assez ? Et n’y a-t-il point assez de chrétiens grillés comme des pourceaux ? On les sent d’ici ! Si tu donnes du bois, tu en recevras ta digne récompense. Quand les Vendéens seront entrés, ils te feront mourir. » C’était la peur qui la faisait parler ainsi et l’intérêt, car il y avait des riches dans la ville qui payaient pour faire entrer les brigands. Je lui répondis : « Mathilde, sache bien que ces Messieurs, s’ils prennent la ville, y rétabliront la dîme et y mettront les Anglais. Si tu veux servir comme devant, et te tourner Anglaise, cela te regarde. Moi, je veux rester libre et Française. Vive la République ! » Alors le Parisien voulut m’embrasser. Je lui donnai un soufflet par bienséance. Cependant on criait : « Voilà qu’ils montent à l’assaut ! » J’avais de la crainte et plus de curiosité que de crainte. Je me coulai jusqu’à la promenade et vis les Vendéens enfoncer leurs baïonnettes dans les murs pour s’en faire des échelons. Mais les bleus tiraient du haut des remparts et faisaient tomber les pauvres assaillants qui se brisaient sur les rochers. Enfin, voyant la mer démontée et n’attendant plus les Anglais, les brigands s’enfuirent en jetant leurs sabots. La grève était couverte de morts qui tenaient encore leur chapelet entre leurs doigts crispés. La fille Chappedelaine leur montrait le poing et disait qu’ils étaient morts trop doucement. Et tous ceux qui tantôt voulaient leur livrer la ville les outrageaient, de peur d’être dénoncés comme traîtres à la République. »

Ainsi disait madame Laroque, et le récit d’un fait qui date aujourd’hui de plus de cent vingt ans, je l’ai entendu de la bouche d’un témoin.