Le Petit Pierre/20

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Calmann-Lévy (p. 174-182).


XX


« AINSI BRUYAIENT LES DENTS DE CES MONSTRES INFÂMES »
(ronsard.)


Ce furent, à la maison, des temps sombres. Mon père était soucieux, ma mère agitée, la vieille Mélanie larmoyante. Des paroles brèves coupaient les froids silences des repas.

— Gomboust a-t-il pourvu à l’échéance ?

— Gomboust n’a pas paru.

— As-tu vu l’huissier ?

— Rampon a fait les fonds. Mais à quel taux !… Cet homme nous dévore.

On se taisait : les visages étaient mornes. Ayant besoin de joie comme les plantes de soleil, je m’étiolais dans cette tristesse.

Ce furent des temps sombres. Mon père, l’homme du monde le moins propre aux affaires, était entré dans une affaire je ne sais pourquoi, par une confiance aveugle en l’ami qui la lui avait proposée, par obligeance extrême, par espoir d’assurer à sa femme une existence aisée et facile et de pourvoir largement à l’éducation de son fils, par philanthropie, que sais-je ? par distraction, peut-être, et sans s’en apercevoir. Il s’était associé à son ami Gomboust pour l’exploitation de l’eau de Saint-Firmin, qui fut analysée par d’éminents chimistes et reconnue par plusieurs membres de la Faculté de Médecine très efficace contre les maladies de l’estomac, du foie et des reins.

Cette affaire, qui devait produire des bénéfices énormes, aboutit à un prompt désastre. Il me serait bien impossible de dire quelle sorte de société fut constituée pour l’exploitation de cette eau minérale, ni la part qui y fut faite à mon père. C’est un sujet pour un Balzac, non pour Pierrot. Je me borne très volontiers à rappeler de cette affaire le peu que mon esprit d’enfant en a saisi.

Adélestan Gomboust, propriétaire des sources de Saint-Firmin, dans les Hautes-Pyrénées, était un grand corps paralytique, qui ne donnait, autant dire, nul signe de vie. Des paupières immobiles recouvraient ses yeux creux ; ses lèvres desséchées laissaient voir deux dents blanches ; toute sa face était morte ; et de cette bouche de momie sortait une voix d’une fraîcheur délicieuse qui, comme une flûte d’argent, modulait des sons mélodieux. Conduit par un enfant, soutenu par des potences (pour parler comme ma vieille bonne), il apparaissait sinistre et glacial.

Mélanie, à sa vue, soupirait :

— Voilà le malheur qui entre dans la maison !…

Et soit qu’elle ne pût retenir son nom, soit plutôt qu’elle crût ce nom funeste, elle ne le prononçait pas et annonçait tout bas :

— Le monsieur qui a des yeux en peau.

Souvent dans le salon, je me trouvais seul avec ce corps inanimé qui me faisait peur et que j’osais à peine regarder. Mais, dès qu’il ouvrait la bouche, le charme opérait. Gomboust m’enseignait à gréer un bateau, à lancer un cerf-volant, à construire une fontaine de Héron, et l’agrément de sa parole, l’ordre de ses pensées, la pureté de ses expressions me ravissaient, si peu capable que je fusse de goûter l’art de dire. Cet homme sans regard, sans action, était la persuasion même. Je recherchais tout à l’heure pourquoi mon père, si sage et si désintéressé, était entré dans la société de l’eau de Saint-Firmin. La raison pourtant apparaît : c’est qu’il avait écouté Gomboust. La parole de Gomboust produisait le même effet sur mes parents que sur moi. En voici une preuve.

C’était un soir, un des soirs les plus noirs de ces tristes temps. M. Paulin, avoué, homme doux, M. Bourisse, avocat-conseil, plus doux que M. Paulin, M. Phélipeaux, huissier, plus doux que M. Bourisse, M. Rampon, qui prêtait à la petite semaine, plus doux que M. Phélipeaux, avaient doucement comblé d’effroi l’âme craintive et pure de mon père. Ma mère, qui voyait en Gomboust l’unique machinateur de notre ruine, avertie par Mélanie que l’homme « aux yeux en peau » demandait à la voir, le reçut sans bienveillance dans l’antichambre où j’étais caché sous une banquette dans l’imagination que c’était la grotte de la nymphe Eucharis et que j’étais Télémaque. J’y demeurai coi, et j’entendis ma mère accabler de reproches l’inerte Gomboust. Je sentis un coup au cœur quand elle lui dit :

— Monsieur, vous nous avez trompés ; vous n’êtes pas un honnête homme.

Après un long silence, Gomboust répondit d’une voix tremblante, que l’émotion rendait plus mélodieuse encore que de coutume. Je ne comprenais pas ce qu’il disait. Il parla longtemps. Ma mère l’écoutait sans l’interrompre, et j’observai de ma cachette son visage qui se calmait, son regard qui s’adoucissait. Elle subissait le charme. Le lendemain, à déjeuner, mon père lui tendit un papier qu’elle parcourut des yeux et lui rendit en s’écriant :

— C’est une nouvelle infamie de Gomboust.

Encore aujourd’hui, je ne sais pas grand’chose de la société des eaux de Saint-Firmin, n’ayant pas eu la curiosité de lire le dossier concernant cette affaire, que j’ai trouvé dans la succession de mon père et qui m’a été volé avec tous mes papiers de famille. Mais j’ai tout lieu de croire que ma mère ne faisait point tort à Gomboust en le jugeant avare, cupide et sans scrupules, enfin un malhonnête homme, et c’est aujourd’hui pour moi un sujet de surprise que ce malheureux aux trois quarts aveugle, presque incapable de mouvement, retranché autant dire de la nature, à charge à autrui et à lui-même, cet homme qui vivait moins dans un corps animé que dans un cercueil de chair, aimât l’argent jusqu’à la trahison et la cruauté. Qu’en faisait-il, grands dieux, de son argent ?

À certains indices, je soupçonne mes parents d’avoir, par inexpérience et délicatesse, exagéré leur responsabilité dans la société des eaux de Saint-Firmin.

Ils furent la proie des hommes de loi et des hommes d’affaires. Rampon, l’obligeant Rampon, se fit un devoir de venir en aide à un médecin distingué, à un bon père de famille, et nous fûmes entièrement dépouillés. À vrai dire ce ne fut pas une grande catastrophe, mais il ne nous resta rien. Les pauvres bijoux de ma mère, légers d’or et peu fournis de diamants et de perles, la vieille argenterie de famille toute bossuée et dépareillée, le sucrier ayant pour anses des cygnes, la cafetière au chiffre de mon grand-père Saturnin Parmentier, la louche pesante, tout fut mis en gage et demeura aux gens de loi.

Un jour, en rentrant à la maison, mon père dit :

— C’est fait, le Mimeur est vendu.

Le Mimeur, petite ferme près de Chartres, était le seul bien patrimonial qui restât à ma mère. J’étais allé tout petit au Mimeur et il me souvenait seulement d’un papillon blanc sur une haie de ronces, d’un vol strident de libellules autour des roseaux agités par le vent, d’un mulot effrayé qui courait le long d’un mur et d’une petite fleur gris de lin, en forme de mufle, que me montra ma mère en me disant :

— Vois, Pierrot, comme elle est jolie[1].

C’était là pour moi tout le Mimeur, et il me semblait étrange et cruel qu’on vendît cette haie, ces roseaux, ces fleurs d’un gris bleu, ce mulot, ce papillon et ces libellules. Je ne concevais pas bien comment une telle vente pouvait se faire. Mais mon père disait qu’elle était faite. Et je méditais dans mon cœur ce mystère douloureux.

Le Mimeur alla comme le reste à Rampon qui ne l’a pas emporté dans l’autre monde. Tous les morts sont pauvres, Gomboust et Rampon comme les autres. Si je savais dans quel cimetière est la tombe de Gomboust, j’irais souffler ces mots dans les herbes qui la recouvrent : « Où est maintenant ton trésor ? »

Ainsi j’appris, dès ma plus tendre enfance, à connaître la race des hommes de loi et des hommes d’affaires, race immortelle : tout change autour d’eux et ils demeurent semblables à eux-mêmes. Ils sont tels aujourd’hui que Rabelais les a peints ; ils ont gardé leur bec, leurs griffes ; ils ont gardé jusqu’à leur affreux grimoire.

Cinq ans environ après ces mauvais jours, auxquels succédèrent pour nous des temps plus sereins, étant au collège, M. Triaire, notre professeur, nous donna à expliquer l’épisode des Harpies, dans l’Énéide. Ces oiseaux funestes, ces vautours à tête humaine qui, fondant sur la table du pieux Énée et de ses compagnons, enlevaient les viandes, souillaient les mets et répandaient une odeur infecte, plus expérimenté que mes Condisciples, je les connaissais, je savais que c’étaient des gens d’affaires et des gens de loi, des Gomboust, des Rampon. Mais combien cette caverne des harpies, que Virgile nous montre empestée de fiente et de chairs dégouttantes, est propre et plaisante en comparaison du bureau et des cartons verts d’un huissier !

En haine de ces paperassiers homicides, je n’ai jamais voulu avoir de cartonniers, ni de cartons. Aussi ai-je toujours perdu tous mes papiers, tous mes innocents papiers.


  1. Probablement une fleur de linaire, ou lin sauvage.