Le Petit Pierre/23

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Calmann-Lévy (p. 223-227).


XXIII

BARA


— Et ce qui me déplaît, dit ma mère, après avoir conté ce trait d’une mauvaise vie, c’est qu’Hyacinthe, par cette feinte, usurpait les droits du malheur et contrefaisait une victime.

— Il y risquait gros, dit mon parrain. L’enthousiasme populaire qu’il avait soulevé se serait, sa ruse découverte, changé subitement en fureur ; il aurait été traité avec ignominie par ceux qui lui rendaient des honneurs civiques et peut-être déchiré par les mégères qui lui versaient à boire. Une foule en armes est capable de toutes les violences. Cependant il faut reconnaître que le peuple de Paris, pendant les Trois Glorieuses, se montra débonnaire et n’abusa pas de sa victoire. La riche bourgeoisie et les corps savants combattirent avec les ouvriers ; les élèves de l’École Polytechnique, sur bien des points, décidèrent du succès. Ils se signalèrent, pour la plupart, par des actes d’héroïsme et d’humanité.

» L’un d’eux, qui pénétra dans le château à la tête d’une troupe populaire, somma les gardes royales de se rendre. Elles levèrent la crosse en l’air, mais le vieux capitaine qui les commandait s’élança furieux l’épée au poing sur l’élève de l’École. Celui-ci, quand déjà l’épée était sur sa poitrine, la détourna et parvint à s’en saisir, puis il la remit à l’officier en disant : « Monsieur, reprenez cette épée que vous avez portée avec honneur sur les champs de bataille et dont vous ne vous servirez plus contre le peuple. » Le capitaine, ému d’admiration et de reconnaissance, détacha de sa tunique sa croix de la Légion d’Honneur et la tendit à son jeune adversaire en lui disant : « La Patrie, sans doute, vous donnera un jour cette décoration. Permettez-moi de vous en offrir les insignes. » Dans cette lutte civile, le sentiment de l’honneur et celui de la Patrie rapprochaient les combattants.

Mon parrain avait à peine terminé son récit que M. Marc Ribert en commença un autre :

— Le 28 juillet, dit-il, alors que, sur la place de l’Hôtel-de-Ville, les troupes parisiennes fléchissaient sous un feu nourri, un jeune homme qui portait un drapeau tricolore au bout d’une pique s’élança à dix pas de la garde royale en s’écriant : « Citoyens, voyez comme il est doux de mourir pour la Liberté ! » Et il tomba criblé de balles.

Ma mère, touchée de ces actes d’héroïsme, demanda comment de si nobles actions n’étaient pas plus connues et célébrées.

Mon parrain en donna plusieurs raisons :

— Les guerres de la Monarchie, de la Révolution et de l’Empire ont saturé d’actes héroïques l’Histoire de France : il n’en peut plus entrer de nouveaux. Et puis la gloire des vainqueurs de Juillet est étouffée par la petitesse de leur succès : ils n’ont fait triompher qu’un régime médiocre, et la royauté, issue de leur dévoûment, ne se plaisait pas à rappeler ses origines. Enfin les héros aussi ont leur destin.

— Peut-être, dit ma mère, mais c’est grand dommage que le souvenir d’une belle action se perde.

À cette parole, le vieux M. Dubois qui, durant la conversation, n’avait pas cessé de jouer avec sa tabatière, tourna vers ma mère son grand visage calme.

— Ne vous hâtez point d’accuser le sort d’injustice, madame Nozière. Tous ces beaux traits, tous ces grands mots ne sont que fables et vaines rumeurs. Quand on ne saurait rapporter exactement ce qui a été dit et fait dans une assemblée attentive et tranquille, y a-t-il apparence, chère madame, qu’on puisse recueillir un geste ou une parole dans le tumulte d’un combat ? Que vos deux historiettes, messieurs, soient imaginaires et ne reposent sur rien de réel, peu m’importe, mais elles sont conçues sans naturel et sans art, sans la belle simplicité qui seule traverse les âges. C’est pourquoi il faut les laisser dans les almanachs où elles moisissent. La vérité historique n’a rien à voir dans ces beaux exemples d’héroïsme qui volent de siècle en siècle sur les lèvres des hommes : ils relèvent uniquement de l’art et de la poésie. Je ne sais si le jeune Bara, à qui les Chouans promirent la vie sauve à la condition qu’il criât : « Vive le roi », cria : « Vive la République » et tomba percé de vingt coups de baïonnette. Je ne le sais ni ne pourrai jamais le savoir. Mais je sais que l’image de cet enfant, qui fait à la liberté le don de sa vie encore dans sa fleur, met des larmes dans les yeux et des flammes dans les cœurs, et qu’on ne peut imaginer un plus parfait symbole du sacrifice. Je sais aussi, je sais surtout que, lorsque le sculpteur David me montre cet enfant, dans sa nudité charmante et pure, s’abandonnant à la mort avec la sérénité de l’amazone blessée du Vatican, sa cocarde pressée sur son cœur et, dans sa main glacée, une baguette du tambour sur lequel il battait la charge, le miracle est accompli, le jeune héros est créé, Bara vit, Bara est immortel.