Le Petit Pierre/25

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Calmann-Lévy (p. 237-242).


XXV

RADÉGONDE


— Mon ami, dit ma mère au docteur Nozière, c’est une bonne, une petite Tourangelle que madame Caumont nous recommande. Je ne suis pas fâchée que tu la voies. Elle n’a encore servi que chez une vieille demoiselle, dans un faubourg de Tours. On m’assure qu’elle est honnête.

Il était temps, pour la bonne économie de la maison, qu’il nous vînt enfin une domestique honnête. Depuis plus d’un an, depuis le départ de la vieille Mélanie, nous avions eu une douzaine de servantes dont les meilleures quittaient la place dès qu’elles voyaient qu’on n’y faisait pas une grande dépense. Nous avions eu Sycorax qui portait de la barbe au menton et nous servait une cuisine de sorcière ; nous avions eu une fille de dix-huit ans, très jolie, ignorant tout du ménage et que ma mère pensait former, mais qui disparut au bout de trois jours, emportant six couverts d’argent ; nous avions eu une échappée de la Salpêtrière, qui se disait fille de Louis-Philippe et portait à son cou des bouchons de carafe ; et mon cher papa avait été, comme médecin, le dernier à s’apercevoir qu’elle était folle ; nous avions eu la Chouette, qui dormait toute la journée à notre service et, la nuit, quand on la croyait dans sa mansarde, tenait au fond d’une cour, rue Mouffetard, un cabaret où elle servait à des malfaiteurs le vin de notre cave, au reste rôtisseuse experte et grand cordon bleu, au dire de mon parrain qui s’y connaissait. Hortense Percepied, la dernière, qui, comme Pénélope, attendant son époux parti avec Cabet pour l’Icarie, attirait, comme Pénélope, un grand nombre de prétendants qui venaient manger dans la cuisine.

Les bourgeois d’alors faisaient les mêmes plaintes que ceux d’aujourd’hui : « On ne peut plus se faire servir. Ce n’est pas comme autrefois où l’on trouvait facilement de fidèles domestiques. Tout est changé ! » Certaines personnes en accusaient la Révolution qui avait éveillé les convoitises populaires. Mais les convoitises dormirent-elles jamais ? La vérité est que, de tout temps, les bons maîtres et les bons serviteurs furent rares. On trouve de par le monde peu d’Épictètes et peu de Marc-Aurèles.

Ma chère maman attendait la nouvelle venue, non pas avec une aveugle confiance, qui n’était plus permise, mais non sans un pressentiment favorable, qu’elle laissait voir. D’où lui venait-il ? De ce qu’on disait la jeune fille sage, élevée par d’honnêtes paysans, formée au service par une vieille demoiselle d’une famille provinciale de militaires et de magistrats. Et puis ma mère tenait de l’abbé Moinier, son confesseur, que c’est un gros péché que de désespérer.

— Comment se nomme-t-elle ? demanda mon père.

— Elle se nommera comme tu voudras, mon ami. Son nom de baptême est Radégonde.

— Je n’aime pas beaucoup, répliqua mon père, changer, comme c’est l’usage, le nom des serviteurs. Il me semble qu’ôter son nom à un être humain et social, c’est lui ôter quelque chose de sa personne. Mais je conviens que le vocable de Radégonde est rude.

Quand la jeune fille fut annoncée, ma mère ne me renvoya pas, soit distraction (car, par une singularité charmante, elle mêlait quelque étourderie à la prudence la plus vigilante), soit qu’elle jugeât que je pouvais assister sans inconvénient à un entretien innocent et domestique.

Radégonde avança à grands pas sonores et se planta au milieu du salon, droite, immobile, muette, les mains jointes sur son tablier, d’un air qui tenait ensemble du timide et du hardi. Très jeune, presque une enfant, forte en couleur, ni brune ni blonde, ni belle ni laide, d’apparence niaise et finaude, ce qui faisait un contraste amusant, elle était vêtue comme la moindre paysanne de son pays et toutefois avec une sorte de splendeur ; les cheveux relevés sous le bavolet d’un bonnet de dentelle à grand fond plat, les épaules couvertes d’un fichu écarlate à fleurs. Très grave et très comique, elle me plut tout de suite, et je m’aperçus qu’elle ne déplaisait pas à mes parents.

Ma mère lui demanda si elle savait coudre. Elle répondit : « — Oui, madame. — Faire la cuisine ? — Oui, madame. — Repasser ? — Oui, madame. — Faire une pièce à fond ? — Oui, madame. — Raccommoder le linge ? — Oui, madame. »

Ma bonne mère lui aurait demandé si elle savait fondre des canons, construire des cathédrales, composer des poèmes, gouverner des peuples, elle aurait encore répondu « Oui, madame », car, visiblement, elle disait ce « oui » sans nul égard au sens des interrogations qu’on lui posait, par civilité pure, par bonne éducation et bel usage du monde, ayant appris de ses parents qu’il est malhonnête de dire « non » aux personnes considérables.


Or d’aller lui dire non,
Sans quelque valable excuse,
Ce n’est pas comme on en use
Avec des divinités.


Ainsi s’exprime La Fontaine qui n’aurait pas su dire non à mademoiselle de Sillery.

Mais ma mère ne s’enquit pas davantage du savoir de la jeune villageoise. Elle lui dit avec douceur et fermeté qu’elle exigeait une bonne tenue, une conduite irréprochable, promit de lui écrire aussitôt qu’on aurait pris une décision à son égard, et la congédia avec un imperceptible sourire.

En se retirant, la jeune Radégonde prit, je ne sais comment, la poche de son tablier dans le bouton de la porte. Cet incident ne fut remarqué que de moi ; j’en observai toutes les circonstances, et j’admirai le regard de surprise et de reproche que Radégonde adressa au bouton ravisseur, comme si c’eût été un esprit qui voulût la retenir, ainsi qu’on voit dans les contes de fées.

— Comment la trouves-tu, François ? demanda ma mère.

— Elle est bien jeune, répondit le docteur, et puis…

Peut-être eut-il alors une vague et fugitive intuition du génie de Radégonde. Mais elle se dissipa avant d’être exprimée. Il n’acheva pas. Pour moi, petit comme j’étais et de plain-pied avec les petites choses, déjà j’en avais assez vu pour me faire l’idée que cette jeune paysanne changerait notre tranquille demeure en une maison hantée.

— Cette petite a l’air honnête, dit ma mère, peut-être parviendrai-je à la former. Si tu veux, mon ami, nous l’appellerons Justine.