Aller au contenu

Le Petit Pierre/26

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 243-250).


XXVI

CAIRE


Nés le même jour, à la même heure, nous avions grandi ensemble. Répondant d’abord au nom de Puck, que mon père lui avait donné, il s’était ensuite appelé Caire et ce changement de nom n’était pas à son honneur, si l’on place l’honneur dans la probité. Le voyant habile à tromper, ingénieux à dérober, fécond en friponneries, et forcé que l’on était d’admirer l’esprit et l’adresse avec lesquels il jouait ses mauvais tours, on le surnomma Robert Macaire, du nom de ce bandit exquis que Frédérick Lemaître avait créé sur la scène, une quinzaine d’années auparavant, et dont le puissant crayon d’Honoré Daumier avait fait tour à tour, dans les journaux satiriques, un financier, un député, un pair de France, un ministre. Ce nom de Robert Macaire ayant été trouvé trop long, on le réduisit à Caire. C’était un petit chien jaune, sans race et de beaucoup d’esprit. Il avait de qui tenir : Finette, sa mère, faisait son marché elle-même, payait comptant le tripier et portait sa viande à madame Mathias pour qu’elle la fît cuire.

L’intelligence de Caire s’était développée beaucoup plus vite que la mienne, et il pratiquait depuis longtemps les arts nécessaires à la vie, quand j’étais encore sans aucune connaissance du monde et de moi-même. Tant qu’on me porta dans les bras, il fut jaloux de moi. Il ne cherchait jamais à me mordre, soit qu’il y vît du danger, soit que je lui inspirasse plus de mépris que de haine ; mais il regardait ma mère et ma vieille bonne, qui me donnaient leurs soins, de cet air sombre et misérable qui exprime l’envie. Par un reste de sagesse que lui laissait cette malheureuse passion, il les fuyait autant qu’on peut fuir ceux avec lesquels on vit. Il se réfugiait auprès de mon père et passait ses jours sous la table du docteur, en boule sur une affreuse peau de mouton. Dès mes premiers pas, ses sentiments pour moi changèrent. Il me témoigna de la sympathie et prit plaisir à jouer avec ce petit être incertain et débile. Quand j’eus atteint l’âge de comprendre, je l’admirai ; je le reconnaissais supérieur à moi par son intelligence profonde de la nature, mais, sur beaucoup de points, je l’avais rattrapé.

Si Descartes a voulu, contre toute apparence, que les animaux fussent des machines, il faut l’en excuser, puisque sa philosophie l’y obligeait et qu’un philosophe soumettra toujours la nature qui lui est étrangère à son système qui est sorti de lui. Il n’y a plus de cartésiens ; peut-être y a-t-il encore des gens pour dire que les animaux ont de l’instinct et que l’homme a de l’intelligence. Dans mon enfance, cela se professait couramment. C’est une bêtise. Les animaux ont une intelligence de même nature que la nôtre, différente seulement de la nôtre en raison de la différence de leurs organes, et qui, comme la nôtre, contient le monde. Nous avons comme eux ce génie secret, cette sagesse inconsciente, l’instinct, beaucoup plus précieux que l’intelligence, car, sans lui, ni le ciron ni l’homme ne pourraient subsister un moment.

Je crois avec La Fontaine, meilleur philosophe que Descartes, que les animaux, surtout à l’état de nature, sont ingénieux et pleins d’art. En les domestiquant, nous apetissons, nous dépravons leur cœur et leur esprit. Quelle pensée subsisterait dans des hommes réduits à l’état où nous réduisons les chiens, les chevaux, sans parler des bêtes de la basse-cour ? « Lorsque Zeus fait tomber un homme en esclavage, il lui ôte la moitié de sa vertu. »

Enfin, domestiques ou sauvages, les animaux du ciel, de la terre et des eaux, unissent, comme nous, dans leur âme profonde, à l’instinct qui est sûr, l’intelligence qui égare. Ainsi que les hommes, ils sont sujets à l’erreur. Caire se trompait quelquefois.

Il aimait tendrement Zerbin, le caniche de M. Caumont le libraire. Et Zerbin, né honnête et bon, aimait Caire avec encore plus de tendresse. Ils étaient tout l’un pour l’autre ; le mauvais renom de Caire avait rejailli sur Zerbin, que l’on n’appelait plus Zerbin, mais Bertrand, du nom du compagnon de Robert Macaire. Caire débaucha Zerbin et en fit en peu de temps un mauvais sujet. Quand ils pouvaient s’échapper, ils couraient ensemble, Dieu sait où, et revenaient crottés, boiteux, fourbus, parfois l’oreille déchirée, l’œil émerillonné, ravis.

M. Caumont défendait à son caniche de fréquenter notre chien. Mélanie, pour éviter les humiliations et les reproches, tenait la main à ce que Caire ne recherchât pas un voisin de meilleure naissance et de meilleure mine que lui. Mais l’amitié est ingénieuse et se rit des obstacles. En dépit de la surveillance et des verrous, ils trouvaient mille moyens de se joindre. Posté sur le rebord de la fenêtre de la salle à manger qui donnait sur la cour, Caire épiait le moment où son ami sortirait de la librairie. Bertrand se montrait dans la cour et levait des yeux pleins de douceur vers la fenêtre d’où Caire le regardait affectueusement.

Quelques soins qu’on prît, au bout de cinq minutes ils étaient réunis. Et c’étaient des jeux sans fin et des promenades mystérieuses. Mais, un jour, Bertrand, à son heure accoutumée, parut dans la cour travesti en une espèce de petit lion très ridicule. Il avait été apprêté par un de ces tondeurs qui, dans les beaux jours d’été, tondent les chiens sur la berge de la Seine, aux environs du Pont-Neuf. Sa toison ménagée sur les épaules lui faisait comme une crinière ; sa croupe, son ventre, rasés, misérablement nus, montraient une peau mince, d’un rose sale, truffée de bleu sombre ; les pattes gardaient des poils frisottants, en façon de manchettes, et la queue s’ornait d’un houppette tristement bouffonne. Caire l’observa quelque temps avec attention et détourna la tête : il ne le reconnaissait pas. En vain, Bertrand l’appelait, le priait, le suppliait, attachait sur lui le regard de ses beaux yeux larmoyants. Caire ne le regardait plus et l’attendait toujours.

On dit que les chiens ne rient point. J’ai vu notre Caire rire et d’un rire mauvais. Il riait en silence, mais la tension de ses lèvres et un certain pli de sa joue exprimaient le rire et le sarcasme. Un matin, j’étais allé aux provisions, avec ma vieille bonne. Mouton, le chien de M. Courcelles l’épicier, Mouton, un terre-neuve qui n’aurait fait de Caire qu’une bouchée, le beau Mouton, étendu devant la porte de son maître, tenait nonchalamment entre ses pattes un os de gigot. Caire l’observa longtemps sans l’aborder d’aucune manière, ce qui dénote, chez un chien, peu de savoir-vivre. Mais Caire ne se piquait pas de politesse. Mouton, voyant venir un cheval de sa connaissance qui voiturait, selon sa coutume, des fromages de Hollande, laissa son os, et se leva pour donner le bonjour à son ami le cheval. Aussitôt Caire mit sournoisement l’os dans sa gueule, et prenant garde d’être vu, courut le cacher dans la boutique de Simonneau, le fruitier de la rue des Beaux-Arts, chez qui il fréquentait. Puis, d’un air indifférent, il retourna vers Mouton, l’observa et, voyant qu’il cherchait son os, se mit à rire.

Caire et moi, nous nous aimions sans le savoir, ce qui est une commode et sûre manière d’aimer. Il y avait huit ans que nous étions tous deux sur cette planète sans savoir exactement, ni l’un ni l’autre, ce que nous y étions venus faire, quand mon pauvre contemporain, qui se faisait gras et poussif, fut atteint d’une maladie cruelle, la pierre. Il souffrait sans se plaindre, son poil devenait terne et sec, il était triste et ne mangeait plus. Le vétérinaire lui fit une opération qui ne réussit pas ; le soir, le malade cessa de souffrir. Couché dans son panier, il tourna vers moi ses yeux aimables qui s’obscurcissaient, se souleva, remua encore une fois la queue et retomba. Il n’était plus. Et il m’apparut alors combien il avait été ; combien il avait agi, pensé, aimé, haï, tenu de place dans notre maison et dans notre pensée. Je pleurai des larmes amères et m’endormis. Le lendemain matin, je demandai si la mort de Caire était dans le journal comme celle du maréchal Soult.