Le Petit Pierre/34

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Calmann-Lévy (p. 318-332).


XXXIV

COLLÉGIEN


C’était le jour de la rentrée. J’étais admis, cette année-là, comme externe au collège, après avoir fréquenté quelque temps cette institution Saint-Joseph où j’expliquais l’Epitome au chant des moineaux.

Devenu collégien, je sentais cet honneur avec quelque inquiétude et craignais qu’il ne fût lourd. Je n’avais nulle envie de briller sur ces bancs tachés d’encre, car, à dix ans, j’étais sans ambition. Je n’en avais d’ailleurs nul espoir. À l’école préparatoire, je m’étais fait remarquer surtout par une expression perpétuelle de surprise, qui ne passe pas, à tort ou à raison, pour une marque de grande intelligence et me faisait juger un peu simple : jugement injuste. J’étais aussi intelligent que la plupart de mes camarades, mais je l’étais autrement. Leur intelligence leur servait dans les circonstances ordinaires de la vie. La mienne ne me venait en aide que dans les rencontres les plus rares et les plus inattendues. Elle se manifestait inopinément dans des promenades lointaines ou dans des lectures étranges. J’étais résigné à n’être pas un élève brillant et je me disposais, dès mon entrée au collège, à chercher ce qui pouvait, dans ma nouvelle existence, me donner quelque distraction. Tels étaient mon naturel et mon génie, et je n’ai jamais changé. J’ai toujours su me distraire ; ce fut tout mon art de vivre. Petit et grand, jeune et vieux, j’ai constamment vécu le plus loin possible de moi-même et hors de la triste réalité. J’éprouvais, en ce jour de rentrée, un désir d’autant plus vif d’échapper aux circonstances environnantes, que ces circonstances me semblaient particulièrement disgracieuses. Le collège était laid, sale, mal odorant ; mes camarades brutaux, les maîtres tristes. Notre professeur nous regardait sans joie et sans amour, et il n’était ni assez exquis ni assez pervers pour affecter les dehors d’une tendresse qu’il n’éprouvait pas. Il ne nous fit pas de discours et, nous ayant observés un moment, il nous demanda nos noms qu’il inscrivait, à mesure que nous les prononcions, dans un grand registre ouvert sur son pupitre. Je le trouvais vieux et machinal. Sans doute n’était-il pas aussi âgé qu’il me semblait. Quand il eut recueilli nos noms, il les mâcha quelque temps en silence, pour s’en pénétrer. Et je crois qu’aussitôt il les posséda tous. Son expérience lui avait enseigné qu’un maître ne tient ses élèves qu’autant qu’il tient leur nom et leur figure.

— Je vais, nous dit-il ensuite, vous dicter la liste des livres que vous devrez vous procurer le plus tôt possible.

Et il nous dénombra d’une voix lente et monotone des titres rébarbatifs tels que lexiques et rudiments (ne les pouvait-on nommer avec plus de douceur à de très jeunes enfants ?), les fables de Phèdre, une arithmétique, une géographie, le Selectæ e profanis…, que sais-je encore ? Et il termina sa liste par cette mention, nouvelle pour moi : Esther et Athalie. Aussitôt je vis devant moi, dans un vague délicieux, deux femmes gracieuses, vêtues comme sur les images, qui se tenaient par la taille et qui se disaient des choses que je n’entendais pas, mais que je devinais touchantes et jolies. La chaire et le professeur, le tableau noir, les murs gris avaient disparu. Les deux femmes marchaient lentement dans un étroit sentier entre des champs de blé, fleuris de bleuets et de coquelicots, et leurs noms chantaient à mes oreilles : Esther et Athalie.

Je savais déjà qu’Esther était l’aînée. Elle était bonne. Athalie, plus petite, avait des nattes blondes, autant que je pouvais le discerner. Elles habitaient la campagne. Je devinais un hameau, des chaumières qui fumaient, un berger, des villageois dansant ; mais tous les traits de ce tableau restaient incertains, et j’étais avide de connaître les aventures d’Esther et d’Athalie. Le professeur, en m’appelant par mon nom, me tira de ma rêverie.

— Dormez-vous ? Vous êtes dans la lune. Allons ! Allons ! soyez attentif et écrivez.

Le maître nous dictait les devoirs et les leçons pour le lendemain : un thème latin à faire, une fable de Fénelon à réciter.

Rentré à la maison, je remis à mon père la liste des livres qu’il fallait se procurer le plus tôt possible. Mon père parcourut cette liste d’un regard paisible et me dit qu’il fallait demander ces ouvrages à l’économat du Collège.

— Ainsi, me dit-il, tu auras de chaque livre l’édition adoptée par ton professeur et possédée par la plupart de tes condisciples : même texte, mêmes notes. Cela vaudra beaucoup mieux.

Et il me rendit ma liste.

— Mais, lui dis-je, Esther et Athalie ?

— Eh bien, mon enfant, l’économe te remettra Esther et Athalie avec les autres livres.

J’étais déçu. J’aurais voulu avoir tout de suite Esther et Athalie. J’en attendais une grande joie. Je tournais autour de la table où mon père était occupé à écrire.

— Papa, Esther et Athalie ?…

— Ne musarde pas : va travailler et laisse-moi tranquille !

Je fis mon thème latin assis sur un talon, sans goût et mal.

Pendant le dîner, ma mère m’adressa diverses questions sur mes professeurs, sur mes condisciples, sur les classes.

Je répondis que mon professeur était vieux, sale, se mouchait en trompette, se montrait toujours sévère, quelquefois injuste. Quant à mes camarades, je vantai les uns à l’excès, je dépréciai les autres sans mesure. Je ne possédais pas le sentiment des nuances et ne me résignais pas encore à reconnaître l’universelle médiocrité des hommes et des choses.

Je demandai soudain à ma mère :

Esther et Athalie, c’est joli, n’est-ce pas ?

— Sans doute, mon enfant, mais ce sont deux pièces.

J’accueillis ces paroles d’un air si stupide que mon excellente mère jugea utile de me donner des explications très claires.

— Ce sont deux pièces de théâtre, mon enfant, deux tragédies. Esther est une pièce, Athalie en est une autre.

Alors gravement, tranquillement, résolument, je répondis :

— Non.

Ma mère stupéfaite me demanda comment je pouvais nier ainsi sans raison ni civilité.

Je répétai que non, que ce n’étaient pas deux pièces. Qu’Esther et Athalie c’était une histoire, que je la savais, qu’Esther était une bergère.

— Eh ! bien, dit ma mère, c’est une Esther et Athalie que je ne connais pas. Tu me montreras le livre dans lequel tu as lu cette histoire.

Je gardai quelques instants un sombre silence, puis je repris, l’âme toute brouillée d’amertume et de mélancolie :

— Je te dis qu’Esther et Athalie c’est pas deux pièces de théâtre.

Ma mère essayait de me persuader, quand mon père la pria vivement de me laisser dans mon outrecuidance et ma stupidité.

— Il est idiot, ajouta-t-il.

Et ma mère soupira. Je vis, je vois encore, se soulever et s’abaisser sa poitrine dans son corsage de taffetas noir, fermé au col par une petite broche d’or en forme de nœud, avec deux glands qui tremblaient.

Le lendemain, à huit heures, Justine, ma bonne, me conduisit au collège. J’avais quelque sujet d’être soucieux. Mon thème latin ne me contentait pas et me semblait de nature à ne contenter personne. Son seul aspect révélait un ouvrage imparfait et fautif. L’écriture, assez appliquée et fine au commencement, s’altérait et grossissait par un progrès rapide, jusqu’à devenir informe aux dernières lignes. Mais je renfonçais ce souci dans les obscures profondeurs de mon âme ; je le noyais. À dix ans, j’étais déjà sage au moins sur un point : Je concevais qu’il ne faut rien regretter de ce qui est irréparable, qu’en un mal sans remède, comme dit Malherbe, il n’en faut pas chercher et que se repentir d’une faute, c’est ajouter proprement à un mal un mal pire encore. Il faut se pardonner beaucoup à soi-même pour s’habituer à pardonner beaucoup à autrui. Je me pardonnai mon thème. En passant devant la boutique de l’épicier, je vis des fruits confits qui brillaient dans leur boîte, comme des joyaux dans un écrin de velours blanc. Les cerises faisaient des rubis, l’angélique des émeraudes, les prunes de grosses topazes, et comme, de tous les sens, c’est la vue qui me procure les impressions les plus fortes et les plus profondes, je fus séduit et je déplorai que mes moyens ne me permissent pas d’acheter une de ces boîtes. Mais je n’avais pas assez d’argent. Les plus petites valaient un franc vingt-cinq. Si le regret n’eut point d’empire sur moi, le désir a conduit ma vie entière. Je puis dire que mon existence ne fut qu’un long désir. J’aime désirer ; du désir j’aime les joies et les souffrances. Désirer avec force, c’est presque posséder. Que dis-je, c’est posséder sans dégoût et sans satiété. Après cela, suis-je bien sûr qu’à dix ans, je professais cette philosophie du désir, et que mon cerveau la contenait toute formée ? Je n’en mettrais pas ma main au feu. Je ne jurerais pas non plus que beaucoup plus tard la cuisson du désir ne m’a pas été quelquefois trop vive pour ne m’être pas douloureuse. Heureux encore si je n’avais jamais désiré que des boîtes de fruits confits !

Je vivais en grande intimité avec Justine. J’étais tendre, elle était vive : je l’aimais sans m’en sentir aimé, ce qui, s’il faut le dire, n’était guère dans mon caractère.

Ce matin-là, nous marchions tous deux sur la voie du collège tenant chacun par un côté la courroie de ma gibecière, et tirant par à-coups très secs, au risque de nous faire trébucher ; mais nous étions solides. D’habitude, je retournais à Justine tout ce que mes professeurs m’avaient dit de pénible ou même d’injurieux dans la journée. Je l’interrogeais sur des sujets difficiles, comme j’avais été moi-même interrogé. Elle ne répondait pas ou répondait mal et je lui disais ce qu’on m’avait dit : Vous êtes un âne. Vous aurez un mauvais point. N’avez-vous pas honte de votre paresse ? Ce matin-là, donc, je lui demandai si elle connaissait Esther et Athalie.

— Mon petit monsieur, me répondit-elle, Esther et Athalie, c’est des noms.

— Justine, cette réponse mérite une punition.

— C’est des noms, mon petit maître. Natalie, c’est le nom de ma sœur de lait.

— C’est possible, mais tu n’as pas lu dans le livre l’histoire d’Esther et d’Athalie. Non, tu ne l’as pas lue. Eh ! bien, je vais te la conter.

Et je la lui contai.

— Esther était fermière à Jouy-en-Josas. Un jour qu’elle se promenait dans la campagne, elle rencontra une petite fille évanouie de fatigue, au bord d’un chemin. Elle la fit revenir à elle, lui donna du pain, du lait, lui demanda son nom.

Je contai ainsi jusqu’à la porte du collège. Et j’étais sûr que cette histoire était vraie, et que je la trouverais toute semblable dans mon livre. Comment me l’étais-je persuadé ? Je n’en sais rien. Mais j’en étais sûr.

Cette journée ne fut point mémorable. Mon thème passa inaperçu, et disparut obscurément comme la multitude des actions humaines qui coulent dans la nuit sans mémoire. Le lendemain, je me sentis soulevé d’un enthousiasme héroïque pour Binet. Binet était petit, maigre, les yeux creux, la bouche grande, la voix aigre. Il avait des bottes, de petites bottes noires, vernies, piquées de blanc. Il m’éblouit. L’univers disparut à mes yeux, je ne voyais que Binet. Je ne puis découvrir aujourd’hui aucune raison à mon enthousiasme, sinon ces bottes, qui rappelaient tant de gloires et d’élégances passées. Et si vous trouvez que c’est peu, vous ne comprendrez jamais un mot à l’histoire universelle. Les Grecs ne sont-ils pas essentiellement les Grecs aux belles knémides ? Le jour suivant était un mercredi, jour de congé. L’économe ne nous remit nos livres que le jeudi. Il nous fit signer un reçu, ce qui nous donna une haute idée de nos personnes civiles. Nous respirâmes nos livres avec plaisir : ils sentaient la colle et le papier. Ils étaient tout frais. Nous inscrivîmes nos noms sur le titre. Certains d’entre nous firent un pâté sur la couverture de quelque grammaire ou dictionnaire, et ils en gémirent. Et pourtant, ces bouquins étaient destinés à recevoir plus de taches d’encre que les vitres de l’épicier de la rue des Saints-Pères ne reçoivent de taches de boue en hiver. Mais la première macule désespère : les autres vont de soi. Ces considérations, pour peu qu’on les poussât, nous mèneraient loin des grammaires et des dictionnaires. Quant à moi, je cherchai tout de suite dans mon paquet de livres Esther et Athalie. Par un coup du sort, qui me fut cruel, cet ouvrage manquait ; l’économe, auquel je le réclamai, me dit que je l’aurais en temps utile et que je n’avais pas à m’inquiéter.

Ce fut seulement quinze jours plus tard, le jour des Morts, que je reçus Esther et Athalie, Un petit volume cartonné à dos de toile bleue, qui portait sur le plat ce titre en papier gris : Racine, Esther et Athalie, tragédies tirées de l’écriture sainte, édition à l’usage des classes. Ce titre ne m’annonçait rien de bon. J’ouvris le livre : c’était pis qu’on n’eût pu craindre. Esther et Athalie étaient en vers. On sait que tout ce qui est écrit en vers se comprend mal et n’intéresse pas. Esther et Athalie formaient deux pièces distinctes et tout en vers. En grands vers. Ma mère avait cruellement raison. Alors Esther n’était pas fermière, Athalie n’était pas une petite mendiante, Esther n’avait pas rencontré Athalie au bord du chemin. Alors j’avais rêvé ! Rêve charmant ! Que la réalité était triste et ennuyeuse auprès de mon songe ! Je fermai le livre et me promis bien de ne jamais le rouvrir. Je ne me suis pas tenu parole.

Ô doux et grand Racine ! le meilleur, le plus cher des poètes ! telle fut ma première rencontre avec vous. Vous êtes maintenant mon amour et ma joie, tout mon contentement et mes plus chères délices. C’est peu à peu, en avançant dans la vie, en faisant l’expérience des hommes et des choses, que j’ai appris à vous connaître et à vous aimer. Corneille n’est près de vous qu’un habile déclamateur, et je ne sais si Molière lui-même est aussi vrai que vous, ô maître souverain, en qui réside toute vérité et toute beauté ! Dans ma jeunesse, gâté par les leçons et les exemples de ces barbares romantiques, je n’ai pas compris tout de suite que vous étiez le plus profond comme le plus pur des tragiques ; mes regards manquaient de force pour contempler votre splendeur. Je n’ai pas toujours parlé de vous avec assez d’admiration ; je n’ai jamais dit que vous avez créé les caractères les plus vrais qui aient été mis au jour par un poète ; je n’ai jamais dit que vous étiez la vie même et la nature même. Vous avez seul offert en spectacle de véritables femmes. Que sont les femmes de Sophocle et de Shakespeare, auprès de celles que vous avez animées ? Des poupées ! Les vôtres ont seules des sens et cette chaleur intime que nous appelons l’âme. Les vôtres seules aiment et désirent ; les autres parlent ; je ne veux pas mourir sans avoir écrit quelques lignes au pied de votre monument, ô Jean Racine, en témoignage de mon amour et de ma piété. Et si je n’ai pas le temps d’accomplir ce devoir sacré, que ces lignes négligées, mais sincères, me servent de testament.

Mais je n’ai pas dit qu’ayant refusé d’apprendre la prière d’Esther : Ô mon souverain roi (et ce sont là les plus beaux vers de la langue française), mon professeur de huitième me fît copier cinquante fois le verbe : Je n’ai pas appris ma leçon. Mon professeur de huitième était un mortel profane. Ce n’est pas ainsi qu’on venge la gloire d’un poète. Aujourd’hui, je sais Racine par cœur, et il m’est toujours nouveau. Quant à toi, vieux Richou (c’était le nom de mon professeur de huitième), je déteste ta mémoire. Tu profanais les vers de Racine en les faisant passer par ta bouche épaisse et noire. Tu n’avais pas le sens de l’harmonie. Tu méritais le sort de Marsyas. Et je m’approuve d’avoir refusé d’apprendre Esther, tant que tu fus mon régent. Mais vous Maria Favart, vous Sarah, vous Bartet, vous Weber, soyez bénies pour avoir fait couler de vos lèvres divines, comme le miel et l’ambroisie, les vers d’Esther, de Phèdre et d’Iphigénie.